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A la grand-messe des carpophores

Quel est encore le sens d’un grand rendez-vous mondial annuel de la «planète alter» quand, depuis autant d’années, les perspectives politiques de l’altermondialsme restent faibles ? Réponse en plusieurs points.

Voilà un peu plus de douze ans que je m’implique dans la vie sociale et militante liégeoise. Les différents projets et initiatives dans lesquels je m’investis ont été catalogués tantôt de libertaires, de radicaux, de communistes, de réformistes, d’écologistes, d’utopistes, de nimbistes, de socialistes, ou de boutiquiers… sans que cela influence l’enthousiasme de celles et ceux qui y participaient. Face à des problèmes concrets de nos vies quotidiennes (le contenu de notre assiette, de notre bibliothèque, ou de notre ordinateur ; l’accès à une culture de qualité, que ce soit comme usager ou comme acteur ; notre mobilité ; nos conditions de travail, rémunéré ou non ; la pérennité des lieux associatifs que nous fréquentons ; nos conditions de vie en général), nous expérimentons collectivement des alternatives aux solutions imposées par un système capitaliste que nous contestons, alternatives parfois provisoires, parfois structurelles. Depuis la fin 2001, c’est l’appellation d’«altermondialistes» qui nous a été le plus souvent prêtée. Sans pour autant nous sentir particulièrement les enfants de Seattle, de Gênes, du sous-commandant Marcos ou de José Bové, nous nous sommes progressivement accoutumés, comme beaucoup, à cette nouvelle catégorisation des projets que nous menions. Les réseaux dans lesquels nous étions s’en emparaient, journalistes et commentateurs étiquetaient les thématiques que nous traitions sous ce vocable. Plus fondamentalement, ce néologisme, largement et intelligemment amené par Arnaud Zacharie, l’ancien porte-parole d’Attac et actuel secrétaire politique du CNCD, lors des mobilisations pour le Congrès européen citoyen en septembre 2001 à Liège, convenait bien aux projets menés tant par le centre culturel Barricade ou la scrlfs immobilière Les Tournières, que par la coordination associative et syndicale D’autres Mondes – Forum social à la liégeoise. Avec cette casquette de simple acteur de terrain, profondément enraciné dans un agir local, nourri des particularités liégeoises, je suis parfois interpellé par certains sur les limites du mouvements alter. Tantôt sur le manque de perspectives politiques du mouvement, tantôt sur le côté grand-messe des forums sociaux, tantôt sur le recul progressif et l’épuisement de la dynamique. Ces interpellations m’interrogent.

Champignon et carpophore

«Le mouvement alter est en crise !». Dès la deuxième édition du Forum social mondial, cette litanie revenait à chaque rencontre. Or analyser l’altermondialisation par le seul prisme de ses grandes mobilisations publiques (manifestations, forums, conférences), ou même par celui des structures et des coordinations qui se chargent de la visibilité des réseaux, c’est réduire le mouvement à la partie visible d’un iceberg. C’est s’interroger sur la fonte de celle-ci sans se préoccuper des 90~% immergés. L’image du champignon me paraît être illustrative des réalités multiples du mouvement alter. Il existe 90~000 espèces de champignons aux formes les plus variées, aux couleurs les plus diversifiées et à la palette de goûts des plus étendues. Certains ont également cette capacité étonnante de pousser dans les endroits les plus improbables. Ce que nous appelons, dans le langage courant, «champignon» n’est en fait que la partie visible de l’organisme étudié par les mycologues: le carpophore. Partie essentielle, puisqu’il s’agit du siège des organes de reproduction du champignon. Mais partie la plus éphémère, puisqu’elle ne survit en général que quelques heures à quelques jours ou semaines. Sous le carpophore se trouve le mycélium, qui est la partie végétative des champignons. Il est composé d’un ensemble de filaments, plus ou moins ramifiés. Il sécrète des enzymes puissantes qui lui permettent de décomposer la matière organique, jouant ainsi un rôle vital dans de nombreux écosystèmes. Forums sociaux européens ou mondiaux, grandes mobilisations ou manifestations, conférences et colloques «alter» ne seraient donc que les carpophores d’une multiplicité de mycéliums bien plus volumineux, bien plus profonds, bien plus durables. Hier, une des parties visibles du champignon prenait la forme de contre-manifestations lors des sommets du G8, de la Banque mondiale ou de l’Organisation mondiale du commerce, avant-hier celle des rencontres intergalactiques dans les forêts du Chiapas au Mexique, aujourd’hui celle des Forums sociaux internationaux, nationaux et locaux. Qui peut dire la forme que prendront les prochains carpophores? Par ailleurs, sans mycélium, point de carpophores…

L’intérêt des grand-messes

Les Forums sociaux européens et mondiaux ne seraient-ils que des grand-messes où les papes de l’altermondialisme viendraient régulièrement distiller leur bonne parole à un public nombreux ? Sous ces éphémères carpophores, ne pourrait-on imaginer de gigantesques mycéliums : la puissante dynamique d’éducation populaire, le renforcement et la concrétisation d’une série de réseaux, le poids médiatique et porteur de certaines thématiques politiques qu’engendrent ces événements ? Cela dit, les forums ne seraient-ils même que des grand-messes, où serait le problème ? Dans le fond, pourquoi va-t-on à la messe ? Voilà bien une question périlleuse pour un non baptisé, agnostique convaincu, qui ne met les pieds dans une église que lorsqu’un-e de ses ami-e-s décide de s’y faire passer la bague au doigt… Je vois tout de même trois raisons. On participe aux grand-messes pour se rassurer sur le fait que nous ne sommes pas les seuls à croire. Se retrouver à plusieurs milliers dans les rues et les amphithéâtres de Florence, de Saint-Denis, de Londres, d’Athènes, ou de Bruxelles renforce une certaine confiance, bien nécessaire lorsqu’on passe le reste de l’année à ramer à contre-courant de l’idéologie libérale. Evidemment, ce n’est pas parce qu’on se côtoie dans une même église que nos pratiques «religieuses» sont forcément similaires. Mais d’année en année, de messe en messe, des complicités et des affinités se font jour. D’autres rejoignent les célébrations pour montrer publiquement qu’ils n’ont pas perdu la foi. Que cette dernière a encore un sens dans leur pratique. Enfin, les grand-messes sont l’occasion d’écouter des «prêcheurs» et leurs analyses qui permettent d’articuler une vision plus globale à ce que nous vivons dans notre quotidien.

Fertilisation des champs

Une des forces de l’altermondialisation, c’est le travail de proximité qui crée un véritable terreau d’initiatives et de mises en œuvre, par les collectifs, les associations, les syndicats et les ONG, d’alternatives concrètes. Oui, on peut dès aujourd’hui vivre les prémices d’autres mondes possibles, de nouvelles utopies, sans s’enfermer dans une religion dogmatique. Mais si le champignon a besoin d’humidité, le mouvement altermondialiste devrait parfois avoir plus d’humilité. Bien sûr des expériences sortent des laboratoires sociaux et peuvent essaimer plus largement. Bien sûr des revendications issues du mouvement ne font plus toujours sourire les puissants de ce monde, au point qu’ils les intègrent dans l’ordre du jour de certaines de leurs rencontres. Bien sûr certains concepts, comme celui du commerce équitable ou du développement durable font une percée considérable dans l’opinion publique. Bien sûr une série de mobilisations ont marqué les esprits, que ce soit dans le chef des acteurs de ces dernières ou par l’écho médiatique qu’elles ont eu. Mais dans un contexte politique européen extrêmement défavorable, si les idées défendues au sein du mouvement altermondialiste sont de moins en moins marginales, elles restent tout de même clairement à la marge. Nous avons dépassé le talus pour investir largement les tournières Espaces en bordure de champ non ou peu cultivés sur lesquels jadis tournait l’attelage animal et où manoeuvre aujourd’hui le tracteur au bout des rangs de culture. C’est aussi le nom de la société coopérative fondée au départ du centre culturel Barricade pour favoriser la propriété collective de bâtiments associatifs et de logements mixtes en bordure de champs. Et ce qui a été réalisé en quelques années seulement est enthousiasmant. Mais n’oublions pas que le champ lui-même reste à conquérir ! Il nous faudra encore développer largement nos mycéliums sur ces terrains surexploités et leur faire redécouvrir toute la vitalité et la diversité que peuvent générer les chemins vers d’autres mondes possibles.