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Actualité des « Protocoles »

Les «Protocoles des Sages de Sion» renvoient à une collection d’affirmations verbales qui auraient été énoncées lors d’une réunion des autorités politiques et religieuses de la communauté juive réunies à Bâle en 1897 à l’occasion du premier congrès sioniste. Le texte, long et détaillé, plusieurs fois publié, disponible sur Internet dans de nombreuses versions et en plusieurs langues, évoque une réunion au cours de laquelle un «Sage de Sion» s’adresse aux chefs du peuple juif pour leur exposer ici un plan de domination de l’humanité, là-bas la stratégie à suivre pour assurer l’émergence d’un gouvernement mondial dominé par les Juifs, ici un gouvernement capable d’opprimer les peuples et de les réduire à l’esclavage, là-bas la technique à utiliser pour prendre le contrôle des médias et de la finance Voir N. Cohn, Histoire d’un mythe, Paris, Gallimard, 1992. Identifié et authentifié comme un faux grossier inventé de toute pièce au début du XXe siècle, ce document représente la «bible» de tous ceux qui d’une manière ou d’une autre sont persuadés aujourd’hui de l’existence d’un complot juif contre les peuples, contre les «races», contre les nations ou contre les Arabes, contre l’Église catholique, contre l’Islam, ou contre toutes les religions.

Vie et survie d’un faux

Les Protocoles on été fabriqués à Paris au tout début du XXe siècle par les services de la police secrète du Tsar (l’Okhrana) dirigés en France par Pierre Ratchkovski. «Orthodoxe ultra-réactionnaire, Ratchkovski imagine un plan pour convaincre le tsar qu’un complot judéo-maçonnique se cache derrière le courant libéral réformateur en Russie. (…) L’écriture d’un texte qui ouvrirait les yeux de Nicolas II sur la conspiration mondiale des Juifs est confiée vers la fin 1900 ou au début 1901 à un personnage trouble, exilé à Paris, du nom de Mathieu Golovinski. Ce dernier s’acquitte de sa tâche en plagiant largement le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, un pamphlet contre Napoléon III publié par Maurice Joly à Bruxelles en 1864» J. Dohet, «Un échec voué au succès : Les protocoles des Sages de Sion» in Aide-mémoire, n°18, 2001, p. 7. Le fait que les Protocoles aient été identifiés comme un faux n’a pas empêché, loin s’en faut, sa diffusion et partant sa reconnaissance dans certains milieux, et depuis près d’un siècle, comme un document authentique susceptible d’expliquer la marche du monde. On peut même postuler que le temps joue en faveur de ce document dans la mesure où plus le moment de la manipulation s’éloigne de nous (1901), plus il est facile de dire qu’il n’était peut-être pas question de manipulation à l’époque mais de «vérité gênante» que des historiens «achetés» auraient tenté de faire passer pour un faux : «Nombreux sont encore ceux qui utilisent ce plagiat grossier qui aura un succès indiscutable dès l’entre-deux guerres. Henry Ford en assurera la diffusion aux États-Unis tandis que Grasset s’en chargera en France. Les Nazis utilisèrent abondamment Les protocoles auxquels l’idéologue du parti Alfred Rosenberg consacra en 1923 Les protocoles des Sages de Sion et la politique mondiale juive. Après la guerre, les éditions dans toutes les langues et dans tous les pays vont se multiplier, notamment dans les pays arabes menacés par Israël, mais aussi auprès des militants noirs américains de la Nation of Islam, des catholiques intégristes, etc» Idem.

Complots et complexité du monde

Ceux qui veulent croire à l’authenticité des Protocoles sont issus de milieux politiques et religieux très différents qui vont de l’extrême droite à l’intégrisme religieux catholique et musulman en passant par certains milieux sataniques et toute la mouvance conspirationniste persuadée que le monde dans lequel nous vivons est une farce, et que la terrible vérité nous est cachée par des «forces occultes» Lire P.-A. Taguieff, La foire aux Illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005. Deux caractéristiques rassemblent tous ces individus : d’abord le sentiment désagréable d’être totalement dépassés par l’extrême complexité du monde sur lequel ils ont l’impression de ne plus avoir aucune prise, ensuite la volonté féroce de trouver une explication simple, rapide et unique à ce «monde qui va mal», et si possible d’identifier au passage les acteurs responsables de toute cette misère du monde. Un complot d’envergure comme celui qui est évoqué dans les Protocoles ne doit pas être prouvé car il a les moyens de faire disparaître les preuves de sa propre existence. Ce raisonnement courant dans la littérature conspirationniste justifie le fait qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un vaste complot juif puisque leurs auteurs font disparaître les traces au fur et à mesure de son exécution. Le complot existe, il est à l’œuvre, ses responsables sont très puissants, ils sont partout, dans les médias, dans les banques, dans les gouvernements et derrière les gouvernements, ils peuvent à tout instant faire disparaître les traces de la conspiration, et même les individus qui auraient découvert ou simplement deviner son existence. La démonstration est circulaire : mon incapacité à démontrer un complot est la preuve que le complot a fait disparaître les preuves dont j’ai besoin pour démontrer qu’il existe. Avec le développement d’Internet, les Protocoles qui auraient dû rester dans certaines bibliothèques sulfureuses est aujourd’hui à la portée de tous comme en témoigne une simple recherche à laquelle nous invitons le lecteur. La combinaison d’un faux produit il y a plus de cent ans, du raisonnement circulaire évoqué plus haut et de la diffusion des Protocoles sur Internet engage une logique qui au mieux intrigue celui qui prend connaissance des Protocoles pour la première fois au pire le persuade de l’existence d’un vaste complot.

Vers un gouvernement mondial

Le texte des Protocoles raconte l’émergence d’un gouvernement mondial piloté par les Juifs. Ceux-ci tentent de renverser les nations et d’abolir les frontières afin d’établir un système économique et financier mondial et unique, et de préparer au passage le chemin pour la nomination d’un «Roi des Juifs» qui serait «le vrai pape de l’univers, le patriarche d’une Eglise internationale» D’après l’analyse de M. Kuzmick, «Protocols of the Elders of Zion» in P. Knight, Conspiracy Theories in American History. An Encyclopedia (2 vol.), Oxford, ABC CLIO, 2003, pp. 595-596. D’après les Protocoles, les Sages de Sion veulent que les guerres se fassent sur le plan économique et financier car c’est la sphère de pouvoir où ils sont les plus forts. Par ce biais, les nations soumettent sans s’en rendre compte leur propre souveraineté à la loi de l’économie internationale et se jettent directement dans les mains des Sages… «L’argent ne connaît pas les frontières ; c’est la force internationale par excellence» aurait dit un Sage lors de la fameuse réunion dont serait tiré les Protocoles Idem.… Ces extraits sont importants car ils permettent de balayer l’extrême complexité de la mondialisation au profit d’un plan extrêmement simple de domination du monde et à ce titre, ils illustrent ce terrible sentiment d’impuissance dont les adeptes de la théorie du complot cherchent à se débarrasser. Face aux grandes organisations internationales, à la «haute finance vagabonde et apatride», aux multinationales et à l’Union européenne avec ses bureaucrates aux visages inconnus, les Protocoles offrent une clef de lecture radicalement simple : tout est lié et tout est voulu ! La misère et la complexité du monde ne sont pas une fatalité, elles sont le fruit d’un plan préparé de longue date. Les Protocoles illustrent cette volonté féroce de trouver au plus vite une explication au monde angoissant qui nous entoure, quitte à faire ressusciter un faux produit il y a plus de cents ans par l’Okhrana. Le pouvoir impressionnant de la mondialisation en tant que logique globale est interprété comme la machination consciente de quelques individus et non comme une force impersonnelle conduite par les marchés, les multinationales, les spéculateurs, les actionnaires, les épargnants qui placent leur argent en banque et les consommateurs sans lesquels le système ne peut exister.

Fiction et réalité

Nous vivons dans une période trouble et nous avons par rapport aux médias une posture schizophrénique. D’une part nous continuons à les considérer comme une source fiable pour saisir et peut-être mieux comprendre le monde, et d’autre part, nous savons que des manipulations ou de simples omissions dans la façon de diffuser l’actualité peuvent modifier notre perception des véritables enjeux. Cette posture délicate nous pousse naturellement à la prudence et dans ce contexte certains peuvent être tentés de ne croire que ce que ce qu’ils voient. Cette posture instable nous pousse à la méfiance et dans ce contexte certains peuvent être tentés d’aller chercher sur Internet ce qu’ils ne trouvent plus dans la presse ou à la télévision. Celui qui adopte ces deux postures en même temps risque de considérer les Protocoles comme un document authentique tant qu’il n’a pas vu de ses propres yeux qu’il s’agit d’un faux, il risque aussi d’être renforcé dans sa position lorsqu’il trouvera la version «intégrale et authentique» sur Internet… Depuis quelques semaines, un ouvrage intitulé Les Protocoles de Sion circule dans certaines librairies en Belgique, par le biais notamment des grands réseaux de diffusion de la presse et des magazines. L’ouvrage, présenté comme un roman-fiction, raconte l’émergence d’un Nouvel ordre mondial où «Tueries du Brabant», réseaux pédophiles, complexe militaro-industriel, Juifs, services secrets israéliens et américains, attentats du 11 septembre, «haute finance» et autre Bush, Kissinger et Rockefeller seraient impliqués. En annexe: Les Protocoles des Sages de Sion, encore eux!