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Antiaméricanisme, antisionisme et mauvaise foi

J’ai très peu de respect pour Georges Bush et encore moins pour Ariel Sharon. Néanmoins, les arguments et les méthodes utilisés par ceux qui critiquent les États-Unis et Israël (arguments qui confondent souvent élus politiques, élites dirigeantes et populations), relèvent de plus en plus systématiquement de la mauvaise foi et de mécanismes de pensée et de réflexion qui ne sont finalement que des resucées du manichéisme de Georges Bush et d’Ariel Sharon, et plus particulièrement de leurs oppositions binaires et simplistes entre bons et mauvais, gentils et méchants ou violence légitime et terrorisme. Les arguments critiques à l’encontre des États-Unis et d’Israël ont ceci en commun qu’ils font preuve d’un formidable aveuglement au regard des autres démocraties, de leurs agissements et des similarités évidentes entre celles-ci et ceux-là. Les exemples fallacieux qui ne résistent pas à l’analyse et à l’honnêteté intellectuelle sont légion.

Pour une Amérique vertueuse

Commençons par l’Amérique. Impossible de lire quelque chose sur Ben Laden et Saddam Hussein sans entendre, une fois de plus, ad nauseam, que ce sont les Américains qui ont « construit » ces marionnettes, les ont amenées au pouvoir, et ont soutenu et financé leurs réseaux et leurs milices. On reproche aujourd’hui aux États-Unis de s’en prendre à leurs anciennes créatures, et ce faisant, de manquer de cohérence en termes de politique étrangère, notamment vis-à-vis de toute une clique de groupements « militaro-terroristes » soutenus pendant la Guerre froide contre l’URSS. Très bien! Très juste! Mais pourquoi ignorer dans la foulée le comportement de la Belgique, de la France et de nombreux autres pays qui à l’époque, en pleine Guerre froide, menaient pour la plupart une politique étrangère qui n’avait rien ou que très peu à voir avec leur diplomatie d’aujourd’hui, une politique étrangère qui appuyait d’ailleurs souvent des choix américains et de leurs alliés dans le monde. Un exemple parmi d’autres: dès 1981 François Mitterrand choisit de soutenir Saddam Hussein. Ce manque de cohérence que l’on reproche aux Américains caractérise en fait l’ensemble des diplomaties occidentales depuis l’effondrement du Mur de Berlin. Il représente pourtant, paradoxalement, le reproche le plus fondamental formulé dans la littérature sur le nouvel empire hégémonique. Pour renforcer l’argument de l’incohérence, et donc des desseins cachés et peu avouables des dirigeants US, il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre dans la foulée quelques commentaires opportuns sur cette société américaine malade, militarisée et décadente, avide de pouvoir et d’hégémonie, ne connaissant que la force et les bombes. Une société où sévit la ségrégation raciale et le racisme des policiers et des juges, où règnent les inégalités, la criminalité et la ploutocratie. Une société qui finalement ne devrait être représentée qu’à la lumière du massacre des Indiens, de l’esclavage, et donc de la brutalité historique et culturelle des Américains blancs. Ces thèmes font partie intégrante de l’imaginaire antiaméricain, ils surgissent souvent à l’appui de la dénonciation de l’impérialisme des États-Unis. Je ne nie évidemment pas une certaine pertinence de cette « réalité » telle qu’elle est présentée dans la rhétorique antiaméricaine. Mais imaginez un seul instant que Louis Michel et la diplomatie belge soient systématiquement illustrés aux côtés de quelques rappels historiques sur les massacres à grande échelle, les mutilations et les tortures au Congo sous le régime de Léopold II, les conditions de vie déplorables réservées aux travailleurs immigrés après la Deuxième Guerre mondiale en Belgique, l’affaire Dutroux, la discrimination à l’embauche, les meurtres politiques énigmatiques, la corruption et l’extrême droite flamande. Cela n’aurait absolument aucun sens! Ce mélange des genres qui disqualifie d’avance toutes politiques est une pratique très courante lorsqu’il s’agit de faire la lumière sur les États-Unis et leurs ambitions hégémoniques, et de taire au passage les agissements de la France, de l’Allemagne et de nombreux autres pays. Impossible par exemple de lire quelque chose sur la diplomatie américaine sans que la question du pétrole soit omniprésente et avancée comme exclusive dans les motivations impériales de l’Amérique. La « soif de pétrole » pour « rouler dans des grosses voitures et aller au Mac Do » sont des arguments qui jettent efficacement le discrédit sur les États-Unis, ils réduisent le débat aux stricts enjeux pétroliers (enjeux réels mais insuffisants) et occultent au passage les agissements de la France et de la plupart des pays industrialisés dans le même domaine, en Afrique mais aussi en Asie ou au Moyen-Orient.

Des bons et des mauvais morts

Une fois la distribution très sélective des bonnes et des mauvaises cartes terminée, une fois les arguments « Ben Laden : agent de la CIA », « États-Unis : pays raciste », « États-Unis: État policier » mis sur la table, les discussions sur de la guerre en Irak peuvent commencer. Ce faisant, on reproche aux États-Unis de tuer des civils et de multiplier les dégâts collatéraux, ce qui est exact et dramatique, tout en jetant cependant un voile lourd et extrêmement opaque sur les pratiques sanglantes d’un membre éminent du camp de la paix qui a ses entrées à Bruxelles et à Paris. Vladimir Poutine, responsable du massacre et de la torture de dizaines de milliers de Tchétchènes Quelques 20.000 personnes ont disparu depuis le début du second conflit, dont plusieurs milliers d’enfants. Le chiffre des pertes totales depuis le début des hostilités oscille entre 50 et 100~000 victimes. Comme il y a, en tout, près de 900~000 Tchétchènes, ces pertes se compareraient dans un pays comme la France, à celles de la Guerre 14-18. Voir l’article de Jean-Baptiste Naudet Tchétchénie. Le génocide oublié, in Le Nouvel Observateur, 20-26 juin 2002 , échappe, par le miracle de la sélection et de la cécité des progressistes de gauche antiaméricains, aux attaques virulentes et aux opérateurs d’amalgames. L’armée russe a tué beaucoup plus de monde, de façon plus délibérée et depuis beaucoup plus longtemps en Tchétchénie que l’armée américaine en Irak. Il ne s’agit pas ici de justifier la guerre, au contraire, mais de montrer à quel point on exige des États-Unis d’être vertueux par rapport aux autres pays. Dans la même veine, et toujours à l’appui de cette fresque catastrophique et désolante de l’Amérique contemporaine, il est presque ordinaire d’entendre que le président Bush occupe illégalement la Maison blanche parce qu’il a eu numériquement moins de suffrages que Al Gore, son rival de l’époque Bush a obtenu le vote de la majorité des grands électeurs américains. Ceux-ci détiennent en effet la décision finale sur le choix du président . Ceux qui développent ce genre d’arguments oublient non seulement que l’ensemble de l’affaire a fait l’objet d’une procédure en justice qui a abouti à l’élection légale de l’actuel président américain, mais, de surcroît, par un nouveau miracle de la sélection, ils ne cherchent même pas à comparer cette situation à celle, fondamentalement plus grave, du président français. Jacques Chirac a été et reste encore aujourd’hui poursuivi par les juges dans de nombreux dossiers judiciaires et ne doit son salut qu’à l’immunité qui lui a été taillée sur mesure par le Conseil constitutionnel français. Si la France était l’Amérique, Chirac n’aurait pu tenir plus de 5 mois après sa première élection comme président en 1995, il serait d’ailleurs probablement en prison aujourd’hui au lieu de se pavaner avec son ami Poutine, l’homme de paix bien connu. Toute cette phraséologie sur l’Amérique raciste, intégriste et impérialiste aboutit sans surprise à des stéréotypes abrupts qui, comme tous les stéréotypes, sont proprement scandaleux. À l’image de l’Arabe polygame qui frappe sa femme voilée et qui vole des mobylettes, une image chère à l’extrême droite, s’ajoute dans certains milieux antiaméricains l’image de l’Américain débile, gros, stupide et riche, assis dans son fauteuil devant sa télévision, un hamburger dégoulinant sur son gros bide, endormi à côté d’une mitraillette M16.

L’exclusivité de la cause palestinienne

Étrangement, Israël n’échappe pas non plus à ces attaques qui seraient souvent légitimes si elles n’étaient tellement sélectives et aveugles au regard de la réalité et du comportement des autres pays. Ainsi, on reprochera à très juste titre la politique expansionniste d’Israël en Palestine et la répression qui l’accompagne mais on fera en sorte d’ignorer superbement les dizaines d’autres peuples opprimés, persécutés ou massacrés sur le reste du globe pour des raisons de territoire. Étrangement, pour certains jeunes progressistes de gauche, il semble plus attirant d’aller se trimballer dans la rue avec le foulard de Yasser Arafat et le drapeau palestinien qu’avec les oripeaux des leaders indépendantistes tchétchènes ou les penailles des chrétiens du Soudan ou du Nigeria Je reprends ici l’argument solide défendu par Paul Bernard et Patrick Klugman, respectivement secrétaire national et président de l’Union des étudiants juifs de France — UEJF, dans leur article L’Intifada des campus, in Le Monde, 22 janvier 2003. Il est visiblement plus « fun » de soutenir la cause palestinienne plutôt qu’un de ces petits peuples opprimés autour du globe dont personne ne se préoccupe et dont on ne soupçonne d’ailleurs que très rarement l’existence. Qui se soucie de l’indépendance bafouée de l’Eelam tamoul au Sri lanka, du sort des Papous de l’Irian Jaya en Indonésie et des Samis en Suède? Personne. Ce qui est vraiment irritant et douteux dans la forte mobilisation contre l’oppression du peuple palestinien, c’est sa haute visibilité et surtout l’exclusivité dont elle jouit sur la scène internationale. C’est irritant et douteux dans la mesure où l’oppresseur « exclusivement médiatisé » a justement quelque chose à voir avec les Juifs. Si la répression israélienne doit évidemment être dénoncée, cela va de soi, les conséquences concrètes des actes de ceux — souvent très jeunes — qui « se font exploser » pour des leaders religieux — souvent très vieux — ne doivent pas moins mériter notre attention. Ainsi, par un processus selon lequel « ils sont meilleurs que nous parce qu’ils souffrent plus que nous P-A. Taguieff, L’illusion populiste, Berg International, Paris, 2002 p.11 « , certains milieux progressistes de gauche finissent par avoir de la sympathie pour des jeunes endoctrinés qui vont se faire désintégrer dans les lieux publics en vue de déchiqueter le plus de civils israéliens possible. Ce faisant, ils finissent par être indifférents à la réalité très sanglante d’une société qui vit le terrorisme au quotidien depuis de longues années, réalité sur laquelle ils semblent d’ailleurs ne plus être capables de s’arrêter. Je le répète, j’ai peu de respect pour Georges Bush et encore moins pour Ariel Sharon. Mais est-ce une raison pour emprunter leurs oppositions binaires et simplistes entre le bien et le mal? Et réduire de cette manière les Américains, les Israéliens et par extension les Juifs à une espèce de clique impérialiste caricaturale, sans scrupule et sans cœur.