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Artistes : une précarité choisie ?

Quand on parle de précarité dans le monde professionnel, la cas des artistes est souvent monté en épingle. Pourtant, si beaucoup de ces travailleurs doivent faire des piges « alimentaires » pour vivre, leur statut est relativement honorable.

L’analyse qui suit s’appuie sur une réflexion qui situe quelques-uns des paradoxes que soulèvent les rapports entre artistes et précarité, elle aborde ensuite l’intérêt et les limites de la loi de 2002 sur le statut social des artistes ainsi que les adaptations indispensables à y apporter. C’est dans ce double contexte que se développent l’action et les revendications de SMArt. On pourrait s’étonner qu’on nous demande de parler de la précarité des activités artistiques dans un numéro consacré à la précarité en général parce que la précarité en milieu artistique est, dans la plupart des cas, une précarité choisie et assumée alors que dans les autres secteurs la précarité est imposée par les circonstances économiques et subie par les travailleurs, qui n’ont aucun moyen pour y remédier et peu pour s’y soustraire. Un autre paradoxe réside dans le fait que les personnes qui exercent des activités artistiques le font dans un univers législatif et réglementaire et dans un climat politique plutôt amical qu’hostile, bien que beaucoup d’artistes aiment à le nier. En effet, bien des artistes se réfèrent encore à l’image romantique de l’artiste maudit et y trouvent un moteur à leur création alors qu’aujourd’hui il n’y a plus d’artistes maudits. Ni de domaines tabous pour l’expression artistique. Il n’en reste pas moins que la nature intermittente des activités fait évoluer les artistes dans un monde conçu, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sur l’image d’une activité professionnelle stable et permanente. Les activités artistiques — intermittentes par nature — s’exercent donc dans l’exception aux règlements établis et dans la complexité des dossiers administratifs.

Modèle de travail contagieux?

Ces dernières années, les activités artistiques attirent de plus en plus de candidats tant dans les différents domaines, secteurs et disciplines de création que dans les métiers qui relèvent de l’interprétation, des aspects techniques de la création. L’essor des secteurs du film, du théâtre, de la danse, des arts de la rue, de la musique, du livre et de la littérature ainsi que des arts plastiques provoque en outre le développement de circuits diversifiés de financement, de production, de diffusion et de promotion eux-mêmes générateurs d’emplois, le plus souvent tout aussi précaires que les métiers artistiques eux-mêmes. Cependant cet afflux de main-d’œuvre se révèle plus rapide que le développement de la demande et de l’organisation des marchés. Ce qui se traduit par un cycle de vie très court des œuvres et par la nécessité pour les artistes de multiplier et d’enchaîner les projets. Cette précarisation accrue contraint la plupart des intervenants à exercer, outre les activités spécifiquement artistiques, des activités alimentaires dans des secteurs plus traditionnels et à faire appel au système de protection sociale lorsqu’ils ont la chance de satisfaire aux critères d’accès à celui-ci Les raisons de cet engouement pour les activités artistiques est brillamment analysé dans les ouvrages du sociologue français Pierre-Michel Menger (dont « Les intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception », Paris, Editions de l’EHESS, 2005). Il y évoque notamment l’attrait du caractère varié des activités, le choix des équipes sélectionnées par projet, l’image du vedettariat permettant d’espérer, pour les happy few, des gains financiers importants, l’espoir d’échapper à une vie professionnelle traditionnelle linéaire, terne et ennuyeuse…… Cet engouement pour une vie professionnelle basée sur des activités fondées sur des projets ponctuels apparaît également dans des secteurs non artistiques tels que le journalisme, le photo-reportage, la traduction, l’animation… D’autres secteurs marginaux liés à l’expansion des activités dites de bien-être constituent, eux aussi un pôle d’activité en croissance. Mais il ne faut ni craindre ni espérer que ce modèle d’activité professionnel préfigure un nouveau mode de travail dans une société qui serait moins aliénante que la nôtre. Traditionnellement les syndicats voient d’un mauvais œil l’avènement de ce fonctionnement au projet dans la mesure où il précarise les travailleurs et détruit «le bon emploi» dans le secteur culturel. De plus, ils craignent «la contagion» de ce mode d’organisation à d’autres secteurs de l’activité économiques. Ces craintes sont non fondées, les autres secteurs ne pouvant, par besoin de stabilité, s’accommoder d’un tel fonctionnement. Et ceux qui voient dans les artistes un modèle du travailleur non aliéné de demain et donc espèrent la généralisation de ce fonctionnement à l’ensemble des travailleurs se trompent eux aussi et pour les mêmes raisons.

Statut et enjeux

Le statut social des artistes, qu’ils soient créateurs ou interprètes, ainsi que celui des techniciens, est régi par la loi du 24 décembre 2002, qui instaure en leur faveur une présomption de salariat en matière de sécurité sociale Pour que cette présomption puisse s’appliquer, il faut qu’un donneur d’ordre de l’artiste puisse être identifié, il faut également qu’un délai de prestation et un montant puisse être associés à la demande. Toutefois celle-ci peut être renversée : un artiste pouvant, à sa demande, devenir indépendant. Pour les artistes qui bénéficient de cette présomption, des interprétations favorables des règles d’admissibilité au chômage ainsi que de celles régissant le maintien des droits ont été mises en place et sont appliquées par l’Onem. C’est, d’une part, la règle du cachet qui permet aux artistes de prouver leur admissibilité dans le système d’assurance chômage en prouvant un revenu plutôt qu’un nombre de jours effectifs de travail. C’est, d’autre part, le «statut du bûcheron» qui permet aux artistes de maintenir des droits au chômage moyennant la présentation régulière d’un faible nombre de prestations artistiques. Depuis, ce système fonctionne de façon globalement satisfaisante. Il permet en effet d’éviter aux artistes le travail clandestin en donnant à la plupart d’entre eux accès au système de sécurité sociale. En outre, il permet de façon tout à fait fluide et transparente l’exercice de la multi-activité Les craintes de voir le marché pousser massivement les artistes dans le statut de l’indépendant ne se sont pas avérées. A titre d’exemple, la « Commission artistes » instituée par la loi de 2002 n’a eu à traiter, en 2004, que 60 dossiers d’artistes souhaitant devenir indépendant, encore s’agissait-il là, dans la plupart des cas, de demandes de statut d’indépendant à titre complémentaire émanant de personnes bénéficiant par ailleurs d’un statut de salarié. Cela ne veut pas dire que tout soit rose dans les métiers artistiques en Belgique. Le statut ne règle pas le sous-financement chronique dans certains secteurs. Aussi, certains problèmes fiscaux n’ont-ils pas été abordés du tout dans la loi de 2002 et notamment ceux liés à la TVA sur les prestations artistiques et ceux liés au régime fiscal des revenus de droit d’auteur et des droits voisins. Dans l’avenir, il y a lieu de corriger certains points peu heureux de loi de 2002 : suppression du paiement par l’Office national des vacances annuelles (ONVA) des vacances artistes et le retour au système antérieur (inclusion du pécule dans chaque contrat de travail temporaire); modification de l’article ouvrant la gestion de contrats artistiques à l’intérim agréé. Quant aux autres enjeux, ils résident dans la réactualisation de l’étude socio-économique réalisée en 2000 pour le compte du ministre des Affaires économiques de l’époque, dans le fait que pour s’occuper de ces questions, le milieu artistique a besoin d’associations professionnelles capables de gérer ces défis et d’exercer un rôle de vigilance en vue d’une application loyale par les administrations des lois et réglementations et de veiller à ce que les interprétations par l’Onem des règlements actuels en matière de chômage des artistes soient stabilisées et pérennisées. Enfin, il faudra faciliter plus encore qu’aujourd’hui la mobilité des œuvres et des artistes au-delà des frontières.