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Caméra c’est toi

Avant la télévision, pour voir un match de football, il fallait se déplacer. Dans les villages, on n’allait pas très loin, le terrain était à deux pas, il n’y avait pas de guichet, le match était un plaisir dominical partagé entre joueurs et spectateurs, il se terminait à la buvette dans les fumées de tabac. En ville, il fallait payer sa place, monter dans les gradins, patienter en écoutant les réclames pour les cigarettes Zémir et puis assister au spectacle donné par des joueurs semi-professionnels. Parfois le stade était plein et sa clameur ponctuait le score, on l’entendait de loin à chaque goal marqué. Et puis la télévision est née et tout a changé. Ce fut la première révolution, accouchée dans la douleur et la résistance. Durant les années cinquante, le football s’oppose d’abord farouchement à l’intrusion de la caméra dans les stades : pas question de cette concurrence déloyale ! Filmer les matchs, c’est vider les tribunes et tuer le spectacle. Il faudra de longues années, en fait la professionnalisation et l’ « affairisation » du football, pour qu’un pacte soit scellé entre le foot et la télé : elle va le financer, il va la gaver d’images. L’effet de la télévision sur le football a été paradoxal : elle a multiplié son public par mille, mais elle l’a éloigné des stades, elle a séparé les supporters des spectateurs, elle a créé une distance abyssale entre joueurs et téléspectateurs. Sous sa lorgnette, le jeu s’est immédiatement désincarné. Dans les années soixante, il fallait de bons yeux pour suivre une finale de Coupe d’Europe à la télé : un écran gris et flou, des joueurs minuscules et méconnaissables, un ballon insonore, pas un bruit, pas un cri, une vague rumeur de fond couverte d’un commentaire nous disant ce qu’il fallait voir. Sous l’œil de la télé, le spectacle s’est aussi parcellisé : plus de vue d’ensemble mais des plans larges-moyens où l’on devait constamment chercher le ballon, puis quelques rares zooms pendant les arrêts de jeu. Ces plans rapprochés étaient notre seule récompense, une mince compensation à la perte de nos privilèges de spectateurs en tribune, entendant tout et regardant partout. Un tel contresens ne pouvait durer. La « réalisation » télévisuelle s’en est vite emparée. Dans sa frénésie à faire plus vrai que nature, elle a multiplié les caméras et les micros, les angles et les sons, les valeurs de plans et les effets spéciaux. Le spectacle discontinu est devenu compact, sursaturé de flashbacks, de ralentis, de très gros plans, dont le plus fameux et le plus absurde est sans doute celui qui, depuis l’an 2000, cadre le ballon avant un dégagement. Ce tourbillon incessant, cette congestion d’images n’ont pas peu contribué à transformer le football en un spectacle total, surmultipliant sa vitesse, sa puissance, sa violence. Un sport quasi virtuel, plus proche finalement des jeux vidéos que de la réalité du terrain. La plupart des téléspectateurs du football n’ont jamais assisté à un match. Du foot, ils ont tout vu et rien vu. Ils n’en connaissent que la version artificielle, formatée, numérisée, reconstituée en régie de production. Et puis voilà qu’on nous annonce pour 2016 une nouvelle révolution, qui pourrait menacer la toute-puissance des réalisateurs du football télévisé. Il s’agit de la « caméra virtuelle », une invention belge, qui permettra à chaque téléspectateur de choisir son propre angle de vue, de reconstituer le match à sa façon. Outre les quelques caméras réelles qui continueront à faire leur office de transmission, il y aura cette possibilité offerte par l’informatique, à tout moment, de « regarder » le match d’un point de vue non filmé, de « se mettre à la place » de tel ou tel joueur, gardien ou attaquant par exemple, ou de l’arbitre, ou de l’entraîneur… Une révolution tellement énorme qu’elle en est presque inconcevable, et qu’il est impossible d’en mesurer tous les effets, au-delà du football. Quel monde nous sera-t-il donné à voir – et à comprendre ? Serons-nous forts d’une connaissance infiniment multiple et contradictoire ? Forts d’une capacité nouvelle à nous projeter, à nous ouvrir aux autres ? Ou serons-nous dans la confusion absolue, dans l’illusion définitive que la vérité est dans le virtuel, que la réalité gagne à n’être connue que par sa représentation ?…