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« Bandes urbaines africaines » : un produit made in Belgium

La chronique judiciaire récente a été alertée par un fait apparemment nouveau : la mise en évidence d’une délinquance « noire », le plus souvent organisée dans des « bandes urbaines africaines ». Mais quand on utilise de telles expressions lourdement connotées, de qui et de quoi parle-t-on vraiment ? C’est à partir de 1994 que l’organisation en groupes de jeunes Belgo-Africains prend forme à Bruxelles. Les « New Jacks » Appellation inspirée du film « New Jack City » (1991) de Mario Van Peebles avec Wesley Snipes, sur la vie de dealers afro-américains dans les ghettos new-yorkais se retrouvent à St-Josse puis à Ixelles. Ils forment un groupe dont les faits délictueux ne se distinguent pas de la délinquance juvénile en général. Mais dans les années qui suivent, un autre type d’organisation se donne à voir. À l’initiative des « cadets », les groupes se multiplient et se distinguent, pour ne pas dire s’opposent, sur base territoriale. Les codes postaux des communes bruxelloises font alors office d’étendard de leur identité chromatique collective. Leur mode de fonctionnement se singularise par la composition mono-ethnique des groupes, le registre des questionnements identitaires, l’absence de motivation lucrative lors de faits criminels, et enfin le caractère intra-communautaire des agressions graves. Dès lors, la question qui se pose aux acteurs de ce champ n’est pas tant « pourquoi ces jeunes commettent des actes de délinquance ? », mais plutôt « pourquoi les agressions mortelles sont-elles dirigées vers d’autres jeunes de la même origine qu’eux ? ». La presse nationale contribue à visibiliser le phénomène auprès de l’opinion publique. Une chaîne de désinformation met en scène des jeunes forcément pauvres et déscolarisés. Ceux-ci sont analysés par des experts criminologues ou sociologues, formatés par leurs disciplines respectives et des grilles d’analyse freudienne ou marxiste qui se révèlent inadaptées. Le casting serait incomplet sans les leaders associatifs, communautaires ou non, dont la dextérité langagière dépend de l’assurance qu’ils ont à conserver leurs subsides étatiques. Bref, les lectures sociologiques et criminologiques classiques ne suffisent pas à rendre le problème intelligible. Aussi, bon nombre de journalistes, de responsables politiques, d’agents sociaux et judiciaires qualifièrent ces jeunes d’« enfants-soldats », traumatisés par les guerres en Afrique et entraînés à tuer. Ainsi, on localise la source du phénomène en Afrique alors que celui-ci est un pur produit de la situation post-migratoire : près de 70% des jeunes concernés sont nés en Belgique ou y ont été socialisés. Plus tard, c’est le terme « bande urbaine» qui fit son entrée dans le lexique médiatique et policier Voir la création d’une banque de données « BU » dans la circulaire du parquet 28/12/1999 , contribuant à la formation de nombreux mythes où se superposent les thématiques de la criminalisation de l’étranger à celle de la menace du repli ethnique.

Abus de langage

«Bande » : le mot est singulièrement mal choisi. Dans le langage courant, il désigne une organisation dont le but est de commettre des méfaits délictueux ou criminels avec, le plus souvent, un objectif lucratif. Pour se faire, la bande s’organise autour d’une hiérarchisation pyramidale et recrute ses membres selon des compétences délinquantes. De plus, les membres choisiront leurs victimes en fonction du butin qu’ils désirent s’approprier. Or, les groupes de jeunes belgo-africains ne se forment pas au départ d’une précarité économique, même si elle est présente, mais sur base d’un mal-être identitaire partagé.

« Dans cette perspective, on peut se demander si l’appellation « bandes urbaines » ne signalerait pas une continuité des conceptions coloniales de la relation aux « Noirs » ? Nécessiteux ou incultes face à des sauveurs et des civilisateurs ? »

En outre, ces groupes n’ont pas de véritable chef car les leaders y sont circonstanciels et les délits impromptus. De même, le choix de la victime ne dépend pas du butin, mais de l’âge, du territoire communal et de la couleur de peau de l’individu. De fait, les appellations d’« enfants-soldats » ou de « bandes urbaines » renvoient à des représentations de l’« immigré » qu’il importe de déconstruire. Le registre de l’aide humanitaire tout d’abord, dont la bande-annonce présente un scénario dans lequel des jeunes traumatisés attendraient d’être sauvés. La mission civilisatrice ensuite, rendue nécessaire par les actes de violence en « bandes ethniques»; faisant ainsi référence au mythe de l’étranger inculte qui ne parviendrait pas à s’intégrer. Dans cette perspective, on peut se demander si l’appellation « bandes urbaines » ne signalerait pas une continuité des conceptions coloniales de la relation aux « Noirs » ? Nécessiteux ou incultes face à des sauveurs et des civilisateurs ? C’est pourtant bien ce que suggèrent les programmes mis en place pour encadrer cette jeunesse. Ceux-ci préconisent de « leur apprendre qu’on est pas en Afrique ici » Propos d’une fonctionnaire s’exprimant sur le choix des projets à mener dans sa commune … alors qu’ils sont nés belges pour la plupart d’entre eux. Cet objectif incohérent a pour seul effet de les maintenir indéfiniment dans une position d’extériorité par apport à la « Belgique ». La dichotomie se confirme dans le cadre des partenariats entre des fonctionnaires et le milieu associatif belgo-subsaharien (ou avec les travailleurs africains des services publics). Après 10 ans d’observation, nous faisons le constat d’une marginalisation des acteurs belgo-subsahariens par les agents institutionnels qui ne les reconnaissent pas (quelles que soient leurs compétences et qualifications) en capacité de participer à l’analyse du phénomène, à la conception et à la mise en oeuvre d’actions pertinentes. Les collaborations se fondent alors sur des relations asymétriques, mettant en lumière des logiques raciales présidant à l’exercice institutionnel d’une domination symbolique et matérielle.

Équité des politiques de reconnaissance

Pour revenir à l’économie des jeunes proprement dite, nous pouvons dans un premier temps, considérer trois niveaux d’analyse : la socialisation familiale des jeunes (microsystème), l’ancrage culturel, la situation socioéconomique en Belgique (meso) et la spatiotemporalité postcoloniale (macro). Ce dernier point est prépondérant dans l’auto-analyse des jeunes sur leur situation. Dans le chef de la seconde génération d’immigration congolaise, le rapport à l’héritage culturel du pays d’accueil de leurs parents est influencé par un passé – voir un passif – colonial, que les jeunes venus d’autres pays d’Afrique non colonisés par la Belgique (Guinée, Mali, Côte d’Ivoire…) tendent à se réapproprier. En outre, certains symboles de fierté pour la nation sont synonymes d’humiliation pour eux. À cet égard, la figure du roi Léopold II est emblématique de cette ambivalence : était-il un « visionnaire-bâtisseur » ou un « colonisateur sanguinaire » ? Heureusement, en terme d’intégration socioculturelle, la Belgique francophone offre une alternative positive et inclusive par rapport à l’assimilationnisme français ou au communautarisme anglo-saxon. Le modèle qui prévaut est l’interculturel se définissant comme la voie du milieu où l’action interculturelle envisagée pour les « nouveaux » venus cohabite avec un communautarisme légitime, historique et institutionnalisé (communautés flamande, francophone et germanophone) qui structure la vie politique, culturelle, sociale du royaume. Dans son « Manifeste pour l’action interculturelle », Marc André Formateur au Centre bruxellois d’action interculturelle préconise de « favoriser (…) des espaces où le respect et la reconnaissance des identités rendent possible (…) une production commune de la culture et de la société ». Une condition nécessaire à l’échange interculturel est donc la présence d’au moins deux courants culturels, tous deux entretenus et valorisés. Or, au niveau des pouvoirs publics, les cultures étrangères ne semblent pas véritablement valorisées. Dans les fêtes de quartiers, elles sont souvent réduites à du folklore qui n’est que l’envers d’un assimilationnisme non assumé. Nous savons pourtant que la valorisation culturelle inégalitaire constitue une violence symbolique qui favorise l’organisation communautaire, puisque ce n’est alors que dans cet espace social que les individus se sentiront reconnus. Il est temps de reconnaître que ces groupes de jeunes sont le produit de notre société belge. Reconnaître qu’ils sont porteurs d’une double culture dont une partie – africaine – peut se révéler superficielle ou fantasmée. Que leur demande de reconnaissance est par conséquent d’abord symbolique. Et que cela engage un droit, un devoir, un travail de mémoire – a fortiori lorsqu’il s’agit d’une période de l’histoire belge qui ne concerne pas seulement les minorités issues de l’immigration.