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Comprendre pour mobiliser

Organisé autour de la meilleure compréhension des événements internationaux, le présent numéro hors-série de POLITIQUE constitue la mémoire des exposés et discussions de la Semaine sociale 2007. Il s’agissait de rien moins que du 85ème exercice du genre ! Écrire cela, c’est sentir peser sur le clavier tout le poids de l’Histoire d’au moins une des branches de la gauche en Belgique ! Quel est le statut de «l’international» dans notre milieu ? La Semaine sociale en constitue un modeste indicateur. La vérité statistique est fort cruelle : combien de fois «l’international», compris dans son sens large, a-t-il été inscrit comme thème général ? Réponse : une seule fois ! C’était en 1983, il y a 24 ans d’ici. Pour être précis, il y a aussi eu 2 Semaines dédicacées à la construction européenne, en 1964 et 1984 : c’est connexe mais pas pour autant tout à fait le même objet. Seuls les historiens pourraient nous éclairer sur la manière dont s’opéraient les choix en 1908 ! Mais ces 12 dernières années en tout cas, période d’«observation participante» pour l’auteur des présentes lignes, une sorte de «fatalité» a poursuivi l’international. Au moment des consultations préliminaires au choix, le sujet est régulièrement sorti du chapeau. Mais chaque fois qu’il s’est agi de voter, il est arrivé classé, d’ailleurs généralement sur le podium, en 2ème ou 3ème position, mais jamais vainqueur. Pour faire gagner, et parce qu’ils avaient cette intention, les organisateurs ont dû utiliser une petite ruse : l’année passée, en un unique vote, ils ont fait décider pour deux années à la fois ! En gros, l’international est un sujet populaire, mais pas assez pour qu’on s’en parle facilement ! Qu’est-ce donc qui peut expliquer cela ?

Forte charge émotive

Car en effet, malgré la «fatalité» qui poursuit le sujet, nombre d’entre nous avons des implications fortes, qui avec un projet concret là-bas, qui avec des amis peut-être en pleine bagarre au moment présent, qui a côtoyé des souffrances humaines inimaginables au cours de ses périples, qui encore a personnellement touché du doigt la profondeur gigantesque de l’injustice qui balaye le monde. Parfois très loin, dans la tiédeur d’une journée déclinante, avons-nous été accueillis, en toute simplicité ; nous avons fait connaissance d’une famille, ses peines, ses espoirs ; on a trinqué, en écoutant un chant ou une musique, qu’on ne peut plus réentendre sans en avoir le coeur rempli de nostalgie et de fraternité. Il faudrait pouvoir rendre justice à ces milliers, ces millions de personnes, et au moins à nos amis, à vos amis ; ce n’est pas vraiment possible dans un cadre comme la Semaine sociale, qui est d’abord de formation, donc d’effort de théorisation et de passage à l’abstraction. Il en est, ils l’ont dit aux organisateurs, qui auraient voulu plus «d’humain», une dose plus forte de témoignages et d’émotions. C’est tellement légitime : c’est de nos amis qu’il s’agit ! Nous voulons offrir au moins cette garantie : rien des choix qui ont été faits, des personnes qui ont été invitées, n’est innocent : l’indépassable horizon de la réflexion, ce sont bien les personnes et les collectifs en lutte, dans l’espérance que demain tout cela aille mieux qu’aujourd’hui. Parlant de nos amis, on n’a pas fait le tour de la charge émotive que véhicule le sujet. Trois directions : l’écho aux trajectoires personnelles ; l’illustration de nos impuissances ; la confrontation à certains de nos doutes, certaines de nos contradictions parmi les plus existentielles.

L’écho à nos trajectoires personnelles

Combien d’entre nous ne se sont-ils pas mis en marche d’abord parce qu’un fait, quelque part, a provoqué un moment de colère face à l’inacceptable ? Telle guerre qui commence, telle autre qui s’enlise, tel coup d’État qui balaye un pouvoir démocratique, une sanglante répression, un épouvantable massacre au vu et au su de tous… Ce n’est pas le seul chemin pour entrer en militance, et lorsqu’on y est entré, on oblique souvent sur d’autres sujets que l’international, qu’il n’est pas moins prioritaire de défendre. Mais en ces cas, il reste au moins jusqu’au bout de la vie une «sensibilité» toujours susceptible d’être remobilisée.

L’illustration de nos impuissances

Changer le monde, c’est si lent, si difficile ! Déjà sur des enjeux locaux ! Que dire alors lorsqu’il s’agit de l’international ! Quelle mobilisation a-t-elle permis d’obtenir un résultat ? Avons-nous un jour réussi à empêcher une guerre ? Un tyran s’est-il écarté en s’excusant (ou même en râlant) ? Une pétition a-t-elle un jour impressionné un décideur ? Même au début des années 1980, réunis à 200 000, nous n’avons pu empêcher l’installation des missiles américains sur notre territoire. Ils y sont d’ailleurs toujours, malgré la chute du Mur de Berlin, mais que cela reste entre nous : c’est un secret militaire ! Le bilan est tellement déprimant que, souvent, l’action s’évalue plus par elle-même qu’en fonction de l’objectif qu’elle est supposée servir : «on a réussi une belle manifestation» ; «ouf, il y avait plus de monde que ce qu’on aurait pu craindre». On parvient à rassembler quelques milliers de personnes un week-end, alors qu’au même moment, le football de 1ère division en réunit près de 100 000, dans une compétition dont tous les observateurs avertis s’accordent pourtant à reconnaître qu’elle est sensiblement plus médiocre que ce qu’elle était il y a 2 et 3 décennies. Un simple match de foot de 1ère division = 3 à 4 de nos manifs à 3 000 ! Cela sert à quelque chose de manifester ! Évidemment ! Nous avons la chance de vivre en démocratie : il importe de témoigner que l’opinion est pluraliste, que tout le monde n’est pas automatiquement «aligné». L’opinion publique est devenue, comme telle, une actrice dont les différentes parties en présence cherchent à s’attirer les faveurs. Elle est une arme parmi de nombreuses autres pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Mobiliser est donc important, mais nous peinons à «sortir de nos cercles», à convaincre au-delà de nos milieux, et, au-delà, à avoir le sentiment de réussir quelque chose. À la longue, l’impuissance sentie, vécue, explique sans doute pourquoi tant de personnes pourtant militantes ne se lèvent plus, même chez nous, lorsqu’il s’agit de manifester sur une question internationale ! De plus, les causes légitimes sont innombrables. On ne sait pas mobiliser et se mobiliser pour tant de causes, chaque jour de l’année, tous les jours de notre vie : l’air de rien, ça nous rend foutrement mal à l’aise. Il est des tueries effroyables à propos desquelles on cherche en vain dans les souvenirs que nous ayons eu une mobilisation significative : 8 années de guerre Iran–Irak, à propos de laquelle on cite des chiffres en millions Les chiffres officiels iraniens oscillent entre 60 000 et 1 200 000 tués. On appréciera la légèreté statistique comme indicateur de légèreté de valeur donnée à la vie humaine! De son côté, l’Irak déclare 250 000 tués dans ses propres rangs. il est probable qu’il s’agisse d’une sous-évaluation, pour des raisons de propagande. A cela, il faut ajouter les inombrables autres victimes.. – ; abominables guerres civiles mâtinées de grand banditisme et de prédations à grandes échelles en Libéria et Sierra Léone ; à partir de Karthoum, commandes de massacres insensés, en toute impunité depuis des décennies (car il y en eu bien d’autres avant le Darfour)… L’efficacité dans l’action impose que nous ne courions pas tous les lièvres à la fois : il n’y a que lorsqu’existe un collectif plus étendu que plusieurs causes en même temps peuvent être traitées. Sommes-nous ce collectif de dimension suffisante ? Répondre oui, c’est admettre que nous avons plusieurs causes, mais donc aussi que nous nous retrouvions relativement moins nombreux sur chacune d’entre elles, avec finalement… moins d’efficacité que ce qu’on pourrait. Chacun d’entre nous est dans l’incapacité objective de répondre positivement à toutes les sollicitations. En même temps, nous sommes chacun tellement convaincu par la cause qui nous tient que nous aimerions beaucoup que, sans plus attendre, tous les autres s’y rallient. Résultat : tous, nous sommes mobilisés, mais nous envoyons et recevons sans cesse dans les figures le reproche d’insuffisante mobilisation.

Le face-à-face avec nos doutes et nos contradictions

L’international est «par excellence» le lieu du rapport de force bête et brutal, du cynisme et de la real-politique. Nous voudrions tant pouvoir ne nous y mouvoir qu’avec des principes éthiques, et de bons sentiments ! François Mitterrand, qui savait évidemment ce que cynisme et real-politique voulaient dire, nous renvoyait, à nous les manifestants anti-missiles : «Les missiles sont à l’Est ; les pacifistes à l’Ouest». En d’autres termes, il disait que l’opinion publique anti-missile de l’Ouest était une arme parmi d’autres qu’actionnait le camp d’en face. Peut-on absolument dire que c’était faux, et que, simplement, nous ne faisions qu’anticiper prophétiquement l’effondrement de l’Union soviétique ? J’appartiens au petit monde de ceux qui, à une époque où le service militaire était encore obligatoire, ont fait «objecteurs de conscience», un statut que reconnaissait la loi, à condition de respecter une procédure : en gros, à l’issue d’un petit parcours comportant l’un ou l’autre aspect légèrement vexatoire, il s’agissait de prester un service civil au tarif de la solde dans un organisme d’utilité collective, pendant une durée qui était le double de celle du service militaire. À l’époque, nous faisions 20 mois de service civil. Nous avons vécu cela comme démarche militante, anti-militariste et de service à la société, et c’est sans doute justifié. Mais pour autant, cela n’avait rien à voir avec ce qu’ont dû vivre deux décennies plus tôt nos prédécesseurs dans le statut : la prison, les années de travail au fond de la mine. Avant cette génération-là encore, celle qui fût confrontée à la barbarie nazie. En général, lorsque les objecteurs étaient en contact avec les résistants, cela n’était pas facile. La plupart des résistants n’acceptaient pas la posture d’objecteur. Pour eux, on ne sait jamais ce que l’Histoire réserve ; dans les situations de barbarie, il n’y a pas de choix possible : il faut accepter de se battre, et donc d’estropier et tuer et/ou se faire estropier ou tuer. «Il faut se tenir prêt», disaient-il, ce qui obligeait le passage par le service militaire, le sacrifice d’une partie de son confort individuel dans le cadre d’un collectif. Ainsi, pour eux, être objecteur de conscience n’était-il pas seulement une lâcheté, c’était aussi une posture de confort férocement individualiste. En militants antimilitaristes, n’avons-nous pas, inconsciemment, été militants de l’individualisme, que par ailleurs officiellement nous stigmatisons ? au moins dans certaines situations historiques, le devoir n’est-il pas de prendre les armes, plutôt que de se réfugier dans la posture «objecteur» ? D’accord, il y a un biais important dans le raisonnement ainsi exposé : il organise une confrontation dans le monde des «idées pures», alors que lesdites idées ne trouvent sens qu’incarnées dans des contextes. Analyser l’année 1980 avec la lorgnette de l’année 1940, ça n’a pas vraiment de sens. On pourrait d’ailleurs aussi bien prétendre que la posture d’objecteur des années 1980 ne faisait qu’anticiper «prophétiquement» la fin du service militaire obligatoire qui sera acquise moins de deux décennies plus tard, quelques années après la chute du Mur de Berlin. En toutes ces discussions, évidemment, contextualiser est fondamental. Il n’en reste pas moins que le malaise ici exprimé trouve une extension dans notre incapacité collective à trancher certains noeuds. Nous ne voulons pas de violence, de répression, nous préférons ignorer le fait militaire. Pourtant, dans nombre de situations, on voit bien qu’il n’y a aucune chance de faire entendre raison à des belligérants, pire à des bandes de bandits armés, sans une interposition musclée. Pas d’intervention possible sans acceptation de la légitimité de forces militaires armées, entraînées, qui ne peuvent pas être envoyées que pour servir de cibles. Pour les jeunes adultes participants, qui peuvent être nos proches ou nos enfants, il y a risque : risque qu’ils tuent, ou se fassent tuer. Et certitude : pour tous les participants de première ligne, toutes les autres années de la vie rongées par la douleur mentale de la dépression post-traumatique. La contradiction est effroyable : on dit qu’il faut faire, mais nous n’acceptons pas de décider de faire vraiment. Si même l’on peut être acquis à «l’évidence» que l’efficacité passe par le cynisme et la real-politique, est-il possible de garder son âme dès lors qu’on a mis le doigt dans l’engrenage ? Voilà quelques unes des raisons sans doute qui expliquent pourquoi on traite en définitive si peu l’international en profondeur : c’est dangereux, pour nous, et pour nos émotions.

Un exercice pour la remobilisation

Nous prenons le risque. Nous faisons même le pari d’un exercice en définitive bien plus remobilisateur que désespérant. Il s’agit de poser des questions de manière telle que nous puissions identifier «comment reprendre la main» sur tout cela, voir quelle est notre exacte marge de manoeuvre, et comment l’utiliser. Dans une perspective de formation, on demande des éclairages, avec l’idée de se refaire un avis sur les choses, plus nuancé peut-être, mieux argumenté certainement. Il n’est pas question ici de faire un travail pour se convaincre : «la guerre c’est mal ; il y a de la pauvreté dans le monde». Il est plutôt question de comprendre : «par quels mécanismes survient cette catastrophe qu’est la guerre ? comment peut-on la prévenir à temps et à heure ? de façon générale, que peut-on faire qui puisse avoir un réel impact ?». Nous vous proposons un voyage, rythmé en trois moments Chacun de ces trois chapitres étant introduit par un texte synthétisant chacun des articles de ceux-ci, si bien qu’exceptionnellement aucun « chapeau » n’est présent. Le premier moment est celui de l’approche géopolitique. La discipline permet de se donner des grilles de compréhension du monde tel qu’il va, par une approche qui mêle la géographie, l’Histoire, et les représentations de toutes les parties aux conflits. Est bien inconscient celui qui prétendrait comprendre le monde sans à aucun moment se préoccuper de l’économie. La fonction de la seconde partie est l’éclairage de la mondialisation, sous une lorgnette économique, mais pas n’importe laquelle d’entre elles : on choisit la vision d’un courant minoritaire, qui ne tient pas l’économie pour un «donné» qui transcenderait l’humanité, mais bien pour une construction sociale et historique. En bref, on restera dans l’interdisciplinarité, qui, cette fois, mélangera l’économie, la sociologie, l’Histoire. Et aussi la philosophie, il faut bien dire. Enfin, troisième moment, nous nous intéressons au mouvement social, puisque c’est l’acteur dans lequel nous nous identifions le plus volontiers : où en est-il ? quelles perspectives peut-on lui donner ? La Semaine sociale Wallonie-Bruxelles est une organisation de l’asbl Fondation Travail-Université par délégation du Mouvement ouvrier chrétien.