Retour aux articles →

Controverses et contrechamp

«Si la photographie peut être le reflet d’un fait objectif, elle est aussi un acte d’interprétation du réel, une production de sens qui a été au cours du temps accepté ou refusé selon les mœurs de la société. Une image est polysémique, elle ouvre le champ à des significations diverses. (…) Chaque photographie nous livre un sens que nous interprétons chacun à notre manière de par son attrait émotif ou intellectuel, mais que nous interprétons aussi par la grille de lecture de la pensée dominante de notre époque». Ces quelques lignes sont extraites du dossier pédagogique http://images.botanique.be/pdf/doss_ped.pdf.. qui accompagne l’exposition «Controverses» organisée au Botanique à Bruxelles Jusqu’au 3 janvier 2010. Elles situent bien l’enjeu de ces «Controverses». D’abord présentée au Musée de l’Elysée de Lausanne, l’exposition propose une sélection de photographies, célèbres ou méconnues (de Nadar à Salgado en passant de Man Ray à Toscani ou de Cartier Bresson à Fournier) qui ont fait l’objet de procès ou de polémiques, des débuts de medium jusqu’à l’art contemporain, du reportage à la publicité. Pour les concepteurs de l’exposition Daniel Girardin, conservateur du Musée de l’Elysée et Christian Pirker, avocat au barreau de Genève , il s’agit de mieux comprendre le regard que les sociétés et les cultures portent sur les images de leur temps et cela à travers des questions aussi diverses que la véracité d’un message et l’authenticité d’un tirage photographique, le pouvoir politique des images et leur contrôle et la question de ce qui est moralement photographiable ou non. Je m’arrêterai sur cette question éthique à partir d’une photo contemporaine parmi les plus controversées et qui constitue, à mes yeux, un moment charnière dans le basculement du journalisme photographique et audiovisuel vers une information/spectacle empêtrée dans la spirale de la surenchère et de la concurrence. On est en 1985 – en plein développement de l’idéologie ultralibérale en particulier dans les médias – et la représentation du réel est en train de changer de nature. Tout le monde a un jour vu le visage d’Omayra Sanchez, la «petite fille d’Armero» prisonnière d’une coulée de boue après une irruption volcanique en Colombie. Les secouristes tenteront de la dégager durant deux jours et trois nuits, mais le matériel de sauvetage n’arrivera pas à temps. Devant les objectifs et les caméras du monde entier qui transmettent son calvaire en direct (son compris) Omayra finit par mourir d’un malaise cardiaque. La photo présentée à l’exposition est celle de Frank Fournier qui doutera longtemps de la nécessité et de la légitimée de sa photo pour laquelle il recevra l’année suivante le prix World Presse Photo. Finalement, face à l’impuissance, le photographe avait décidé qu’il lui fallait témoigner de la souffrance de la jeune fille. D’autres ont pensé que cette image-là ajoutait l’irrespect à l’insoutenable douleur. Mais ce sont surtout les télévisions dans leur feuilleton macabre et sans limite qui ont fait connaître cette image. Personnellement j’ai considéré ce jour-là qu’un certain journalisme respectueux de ceux qu’il montre et de ceux à qui il donne à voir était désormais incompatible avec l’information télévisée Voir Hugues Le Paige, Une minute de silence – crise de l’information, crise de la télévision, crise du service public, Bruxelles, Labor, 1997. Et je me suis toujours étonné qu’aucun photographe ou cameraman n’ait pensé à filmer le contre-champ qui aurait permis de saisir avec une brutalité inouïe les priorités d’une civilisation. Cette image prise dans l’axe opposé aurait fait voir la foule des medias aux équipements sophistiqués face à la solitude mortelle d’une jeune fille qui attend un matériel de secours qui lui n’arrivera jamais… Souvent le contre-champ (presque toujours absent en télévision) est le prix de la vérité.