Retour aux articles →

Copernic n’a pas tout arrangé

La réforme de la fonction publique fédérale (lancée en 1999), dite « Copernic», devait révolutionner l’administration publique. Plus de dix ans plus tard, le bilan est mitigé. Des mesures visant à plus de créativité et une meilleure coopération entre services ont porté certains fruits, mais une culture de méfiance entre acteurs reste très prégnante.

Au moment le plus fort de la crise politique sur Bruxelles-Hal-Vilvorde se tenait un séminaire des fonctionnaires dirigeants des services publics fédéraux. De quoi a-t-on débattu, avec fougue et passion? Pas de cet arrondissement électoral qui enflammait les partis et les médias. Ce qui focalisait l’attention, c’était plutôt les « bonnes pratiques » dans la gestion du service au public, la meilleure manière de dénicher les meilleurs collaborateurs pour assurer un service de qualité, la clarification des relations entre décideurs politiques et responsables de la gestion. Les rares journalistes présents ont, lors de la séance de clôture, manifesté leur étonnement positif devant la motivation des « civil servants » fédéraux autour de réels enjeux, sans aucune différence communautaire. C’était au tour des participants de s’étonner : la vie réelle de la fonction publique est-elle à ce point occultée ou incomprise par les médias, les décideurs politiques, les citoyens, les ONG, les entreprises ?

Gouvernement arc-en-ciel

Le gouvernement Verhofstadt lance sa réforme « Copernic » sans veiller à créer une adhésion maximale à la réforme[1.Chr. Magdalijns, « Administration : une révolution en marche ? », Politique, n°18, oct.-nov. 2000.]. Le ministre de la Fonction publique, Luc Van den Bossche, par un discours volontairement provocateur – « le management prime le droit » – donne l’impression de vouloir asséner des remèdes issus du secteur privé à marche forcée. On pouvait aussi y voir la volonté de mettre fin à une bureaucratie aveugle.

Les arbitrages politiques rééquilibrent toutefois quelque peu cette fougue « révolutionnaire ». Par exemple, la création d’agences afin de désengager l’État de certaines tâches, soutenues par les libéraux, ne voit pas le jour, mais l’organisation structurelle d’une évaluation des politiques publiques, demandées par les verts, non plus.

Certains (libéraux et verts) voulaient des fonctionnaires dirigeants avec des mandats de législature ; les socialistes répliqueront que ce serait contradictoire avec une volonté de dépolitisation.

« Matrice» coperniciennne

Les « Services publics fédéraux» sont érigés en deux catégories : les verticaux (Intérieur, Justice, Finances…) et les horizontaux (Personnel & Organisation, Budget & Contrôle de Gestion…). Ces acteurs horizontaux, qui ne sont pas entièrement neufs, reçoivent des missions nouvelles : développer une vraie politique des ressources humaines, soutenir la prévention et la gestion des risques, avancer plus dans l’intégration des nouvelles technologies.

Le bilan est en demi-teinte : l’appui fourni aux « verticaux » sur ces nouvelles thématiques est réel, mais une pesanteur bureaucratique demeure. Des avancées transversales se font jour, pour mettre des ressources en commun en fonction des besoins ou des projets : c’est le cas de l’initiative « Optifed » approuvée récemment par le gouvernement, ou de l’initiative « Talent Avenue » développée sur base volontaire au sein du réseau HREPS[2.HR Excellence in the public sector.].

Au sein même des SPF, l’intégration dans le Comité de direction des responsables P&O,B&CG, et ICT (technologies de l’information), à côté des directeurs généraux classiques, se révèle quant à elle plus nettement positive pour la dynamisation de ces administrations.

Dialogue hésitant

Le second impact de « Copernic » devait être la réduction du rôle des cabinets et le développement d’une approche stratégique au sein des départements. Certes ici et là, certains SPF plus dynamiques et certains cabinets ont œuvré en ce sens. Mais la tendance lourde est bien le retour des « cabinets » traditionnels, avec quelques aménagements à la marge. Tout semble lié d’abord à la conception personnelle qu’a le ou la ministre de sa relation avec son SPF, bien plus qu’à son appartenance politique.

Par ailleurs, les politiques qui ont pignon sur rue sont souvent bourgmestres ou échevins. La pratique de gestion communale, où l’élu(e) est extrêmement proche des responsables de l’administration et impliqué dans la gestion concrète, empêche, selon certains, de prendre suffisamment de recul, et de se centrer sur la définition ou l’évaluation des politiques. Le contraste est frappant avec ce qui existe par exemple aux Pays-Bas, où le rôle de véritables cabinets politiques est fort réduit, comme le souligne la récente étude « Mandate »[3.Étude menée à la demande du SPF Politique scientifique par le Centre Montesqieu de l’UCL et l’Instituut van de Overheid de la KUL.].

L’évolution des fonctions dirigeantes vers un système de mandats, assorti de «plans de management », entendait donner plus de places pour une gestion autonome des services publics, avec la mise à disposition d’enveloppes budgétaires. On voulait y encourager la créativité, l’efficience comme dans les parastataux[4.Organismes publics du secteur de la société sociale, dotés d’une gestion paritaire (employeurs et syndicats) ou tripartite (avec l’État) et d’une forte autonomie de gestion par rapport aux décideurs politiques, à l’inverse des SPF (anciennement ministères) où l’autorité hiérarchique et le pouvoir du ministre et/ou du gouvernement sont directs et forts.]. Pour ces derniers, et un ou deux SPF, on a même franchi un pas de plus avec des « contrats d’administration » pluriannuels comportant des engagements réciproques entre l’organisme/SPF et le gouvernement.

Toutefois, le maintien d’un contrôle a priori pesant et bureaucratique par l’Inspection des finances a biaisé cette évolution. Or les parastataux (ONSS, Inami) et plusieurs SPF ont développé en leur sein des systèmes suffisamment avancés de maîtrise des risques et de prévention des fraudes.

Récemment, Monique De Knop, présidente du Comité de direction du SPF intérieur, soulignait les effets pervers de l’actuelle angoisse budgétaire de nos gouvernants : « Trouvez-vous normal que je ne puisse plus approuver que des dépenses inférieures à 5500 euros ? Que la facture de la tribune du 11 novembre doive être approuvée en conseil des ministres ? »

D’aucuns rejoignent cette critique en parlant d’une « inefficience organisée » et en dénonçant la prise de mesures linéaires, là où justement une relation adulte avec les fonctionnaires dirigeants devrait leur donner un rôle central. «Donnez-nous une enveloppe rabotée s’il le faut, mais laissez-nous nous organiser nous-mêmes, en fonction de notre maîtrise du terrain, la manière de répondre à nos missions. À nous de rendre des comptes régulièrement sur ce que nous faisons. »

Acteurs de changement?

Les fonctionnaires ont vu aussi leurs conditions de travail évoluer, pas toujours au même rythme ni de la même manière : pour ceux du SPF Finances, c’est l’immobilisme qui a essentiellement prévalu durant 10 ans, comme si l’ancien ministre libéral avait tout en tête excepté un meilleur fonctionnement de ses services.

Dans plusieurs SPF, l’introduction des « cercles de développement » a permis des moments réguliers d’échange sur le travail mais aussi sur le développement personnel, contribuant à une évolution progressive de la « culture d’entreprise ».

Une plus grande mobilité au sein des SPF ou entre eux a été encouragée, comme étant une opération « gagnant-gagnant ». Le collaborateur a une carrière professionnelle plus riche, l’employeur attire à lui de nouvelles énergies ou compétences, au moment où une «guerre des talents »[5.Voir le dossier du Cerap-ULB : « La guerre des talents aurat-elle lieu ? Travailler dans l’administration publique au XXIe siècle », Pyramides, n°23, mars 2013 (à paraître)».] est annoncée. La résistance de principe des organisations syndicales sur ce plan apparaît quelque peu en porte-à-faux par rapport aux attentes de leurs membres.

Une culture du service public plus ouverte aux initiatives des travailleurs, au « travail en mode projet », ne se met évidemment pas en place par décret, comme le souligne Michel Damar, ancien secrétaire général de la Fonction publique[6.M. Damar, Le pilote et le fonctionnaire, Presses universitaires de Namur, 2008.]. Une autre manière de gérer, de décider, en est une condition de possibilité : c’était l’ambition du programme « Vitruvius » de formation au « leadership orienté humain» mis en place par l’ancienne ministre de la Fonction publique, Inge Vervotte.

Une tendance récente se centre sur les «nouvelles manières de travailler » et les possibilités de travail à distance. L’évolution est intéressante, comme le souligne un livre récent (De collega’s werken huis[7.Fr. Van Massenhove et T. Auwers, De collega’s werken huis, Lannoo, 2012. A noter par ailleurs : la série télé caricaturale De collega’s a fait beaucoup de tort à l’image du service public en Flandre.]), mais a lieu au moment même où le gouvernement fédéral entend réduire drastiquement les surfaces occupées par ses fonctionnaires.

Service au public

Le discours « copernicien» à l’égard des usagers du service public a choqué : ne parlait-on pas de « clients », un vocable réservé aux entreprises privées et aux marchandises ? Force est toutefois de constater que, dans le cadre bien précis des SPF, l’évolution redoutée n’a pas eu lieu à ce jour. Une amélioration concrète du service rendu a été encouragée, avec écoute des besoins et attentes de l’usager, un réexamen en profondeur des procédures, une plus grande attention à la communication et une réelle simplification de certaines démarches (« tax on web »).

On a déjà beaucoup écrit sur le thème de la « simplification administrative », dont on peut s’étonner qu’elle soit demeurée l’apanage des seuls partis libéraux. Ceux-ci partent évidemment avant tout du point de vue des entreprises confrontées à une « jungle administrative inutile ». À l’égard des entreprises, tout n’était sans doute pas inutile, mais est-on uniquement occupé à simplifier, ou cherche-ton aussi à réduire le contrôle ? On relève beaucoup de concertations avec les fédérations sectorielles mais bien peu de comités d’usagers.

L’impact sur la société reste aussi le parent pauvre, à l’exception notable du projet « Emas »[8.Système de management environnemental et d’audit.], qui a abouti à une certification de la plupart des administrations fédérales en matière de respect de l’environnement.

Culture de méfiance

La fonction publique fédérale a donc énormément bougé au cours de la décennie écoulée, avec des bonheurs divers. Est-ce à dire que la réforme ne contenait pas d’erreurs d’appréciation voire de risques ou d’ambiguïtés ? Sans doute pas, comme le soulignait l’an dernier un rapport de la Cour des comptes au Parlement fédéral. Mais il y a eu néanmoins des avancées, et comme l’écrivait Nicolas Machiavel : « Toujours une mutation laisse des pierres d’attente pour une mutation nouvelle ».

Ce qui frappe particulièrement, c’est la culture de méfiance qui prédomine de la part de tous les acteurs à l’égard des autres : décideurs politiques, fonctionnaires (dirigeants ou non), syndicats, usagers.

Au moment où une grande opération de régionalisation des administrations et des parastataux s’annonce, avec des enjeux énormes, les partis de gauche pourraient utilement sortir de leur guerre de tranchées : il ne suffit plus de revendiquer/créer des équipements collectifs, ou de s’arcbouter dans une défense aveugle du statu quo. Pourquoi s’intéresser si peu à la manière dont les services publics fonctionnent ?

Les enjeux du secteur public méritent une plus grande ouverture au changement et une attention plus grande aux impacts bien concrets tant pour ceux qui y travaillent (et pour leurs propositions) que pour les citoyens.