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De la fonction morale de l’Etat

Par souci de cohésion sociale, l’État n’accomplit-il pas sa mission quand il veut graver l’histoire dans la Loi? Son rôle moral envers sa communauté, de moins en moins homogène, n’implique-t-il pas qu’il puisse, et même doive, imposer le respect de certains droits humains ?

Au coeur des sensibilités exacerbées, des entreprises de légitimation passionnées, l’histoire est régulièrement mise à contribution pour expliquer, commenter ou mettre en perspective une actualité à laquelle, pourtant, elle ne collera jamais. L’histoire ne repasse pas les plats, dit l’adage. «On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve», disait Héraclite. De fait, si l’histoire peut offrir un éclairage et, surtout, relativiser nos actions présentes, le fait de chercher dans le passé toutes les réponses du présent comporte des risques sérieux. L’expérience, disait Confucius, est une lampe qu’on porte dans le dos et qui n’éclaire que le chemin déjà parcouru. Nous avançons comme des insectes dans les Ténèbres, et nous nous dotons donc des faibles balises dont nous disposons. Par exemple, nous mobilisons nos ressources historiques de la Seconde Guerre mondiale pour lutter contre l’extrême droite, oblitérant le danger que constitue, pour combattre cette engeance, la fixation sur le seul rappel des crimes du IIIe Reich. Un jour, tôt ou tard, le poids des ans et la disparition des survivants auront ramené l’événement historique au rang des guerres napoléoniennes, avec le risque que la charge morale ou symbolique se trouve, elle aussi, diluée dans les affres du temps. À moins que l’État, au relais de l’histoire, prenne sur lui d’inscrire dans la loi et dans son projet de société ses cicatrices elles-mêmes, comme autant de piqûres de rappel traduisant cette flamme que nous tentons de passer de génération en génération. Une telle inscription ne passe pas que par les monuments aux morts, mais par la loi, celle qui prescrit, proscrit, offre du contenu normatif à notre conscience collective. Or, lorsque le politique tente une telle inscription — non de l’histoire en elle-même mais de ses cicatrices –, d’aucuns la condamnent, par nature, comme une intrusion rédhibitoire du politique sur le corps académique. Au risque de ne pas voir le rôle de soldats de l’oubli dont, à leurs corps défendant, ils endossent les habits.

L’État doit s’occuper d’histoire…

Le débat entre politique, histoire et justice a fait rage ces derniers temps. «L’histoire aux historiens» ont martelé en substance des historiens de toutes tendances pour dénoncer les errements du politique dans des dossiers à composante historique. Un peu court, évidemment; une discipline doit-elle être la seule propriété exclusive de ses spécialistes? La philosophie aux philosophes? Le droit aux juristes? La terre aux agriculteurs? Gare! À telle enseigne, il ne restera bientôt plus aux hommes politiques que… la politique. Il deviendra alors difficile de leur reprocher de se réfugier dans la démagogie ou le populisme dans leurs prises de position, puisque toute parole thématique aura été confisquée par les experts. La consubstantialité de l’histoire et de la politique est un fait. Il n’y a pas une nation naissante qui n’ait entrepris de se donner corps et légitimité par l’examen et la mise en valeur de son histoire récente. Aucun État ne sort du néant ; sans fondations suffisantes fichées dans le passé, impossible de se projeter dans l’avenir. Que l’histoire ait été abondamment et abusivement instrumentalisée à des fins nationalistes ne fait aucun doute ; l’exaltation de la fierté patriote et de la singularité nationale ne peut se générer sans un rapport au passé. Il n’y a point d’identité qui ne se crée sans différence, et point de différence qui ne prenne source dans le temps. Ce sont ces manifestations du passé, lorsqu’elles heurtent l’une ou l’autre fierté nationale mythifiés, qui posent problème, et ce parce que les nations elles-mêmes ne sont plus homogènes. Par leur diversité et leur mélange, elles offrent les conditions d’une remise en cause critique de mythes fondateurs ou de réalités établies. Cela condamne-t-il pour autant le politique à ne pas se mêler d’histoire? Voire… L’État, précisément, a la responsabilité de maintenir la cohésion de ses citoyens, garante d’une harmonie sociale qui permette à ses habitants de vivre en paix. Mieux: l’État est dans son rôle lorsqu’il propose un contenu positif à la vie. À moins de ne se voir réduire à une administration sans âme, il est légitime que l’État, et partant le politique, porte une vision de présent et d’avenir, qui puisse se référer au passé, que ce soit en continuité ou en rupture. Il ne heurte personne, par exemple, qu’un État fonde son identité et sa Constitution dans le respect des droits de l’homme. Cela ne lui donne-t-il pas le crédit suffisant pour porter une vue sur le colonialisme ou le négationnisme ? Si ! Sous certaines conditions. Il est normal que les historiens aient été heurtés, comme une grande part de la société civile, par le «débat colonialiste» français. Une fois le choc passé, néanmoins, il est plus ardu de déterminer à qui revient le droit de dire si la colonisation a eu des bienfaits ou non. Même au sein de la communauté des historiens, on peut imaginer que la question ne soit pas tranchée. C’est qu’en matière d’histoire, il n’y a pas de clergé. Pas de vérité officielle et acceptée. Comme toute science humaine, l’histoire est contingente et relative, faites de faits et de dates mais aussi de points de vue et d’appréciations différentes selon l’angle choisi. Ceci rend aléatoire tout débat sur la réalité historique lorsque celui-ci se veut moralisant, sans que cette posture moralisante ne puisse elle-même prêter le flanc au relativisme. La colonisation, bénéfique ou néfaste ? Qui peut prétendre répondre objectivement à cette question ? Il est plus simple, en revanche, d’en faire une découpe thématique. L’esclavage, qui a fait partie intégrante de la colonisation, pose par exemple moins de problème dans sa qualification morale. Le prisme du temps et nos valeurs morales contemporaines disqualifie aujourd’hui immédiatement l’esclavage comme crime contre l’humanité ; aucun historien ne s’est levé lorsque la France l’a reconnu. Cela prouve bien que, au-delà de sa démarche scientifique, l’historien peut difficilement se départir d’une posture morale induite par sa propre contemporanéité. L’absence d’une même unanimité sur la colonisation démontre que la question n’est pas mûre, et qu’un tabou est sans doute en train de sauter. C’est la tâche des historiens et de la société civile et, sans doute, également des politiques. Il faut juste que ces derniers prennent en compte toutes les sensibilités de la communauté avant d’émettre des jugements moraux sur des pages d’histoires visiblement peu lues.

…et incarner un discours moral

Le débat sur le négationnisme est d’une autre nature. Le négationnisme est érigé en infraction pénale parce que le législateur considère qu’en niant, minimisant ou en justifiant – ces deux derniers adverbes étant régulièrement oblitérés par les opposants à ce type de loi – délibérément et consciemment un génocide, c’est-à-dire un massacre commis par définition par le biais d’une idéologie raciste et de haine, on participe à la justification ou à la propagation des idées de haine qui l’ont rendu possible, et que vu la contagion naturelle des esprits humains, une telle répression constitue une mesure juste et équilibrée. Contrairement à ce qu’a pu prétendre l’historien drapé dans sa dignité, il ne peut y avoir de poursuite pénale engagée sur une simple recherche scientifique. Pour être négationniste, au sens de la loi, il ne suffit pas de nier un génocide. Il faut que cette argumentation s’inscrive dans une base xénophobe, et d’atteinte délibérée à l’intégrité morale d’autrui, raison pour laquelle l’élément essentiel du négationnisme, pour en percevoir sa juste compréhension, n’est pas tant la négation, mais la justification ou la minimisation grossière des faits en question. Certes, la composante historique est présente et fondamentale. Il n’y a pas de négationnisme possible sans un génocide attesté, et toute la difficulté est que — vu l’absence de clergé –, selon le point de vue où l’on se place, il est possible de contester que tel massacre constitue bien un génocide. C’est sur cette pierre d’achoppement que les sensibilités identitaires reprennent le dessus. Le génocide arménien a été le premier génocide du XXe siècle et fait donc partie de notre histoire contemporaine; par ce dernier trait, il n’appartient pas encore à l’histoire de manière exclusive. Il est encore assez frais pour marquer notre société contemporaine et son actualité, ce qui le distingue d’autres massacres antérieurs pouvant peut-être, bien que de manière anachronique, être qualifiés de génocides (indiens d’Amérique), mais qui n’appartiennent eux plus qu’à l’histoire. Pour son malheur, il n’a fait l’objet d’aucune reconnaissance par une juridiction internationale. Seuls les historiens ou les représentations nationales de différents pays ont rendu cet honneur à ce génocide oublié. Le problème, ici, est qu’en laissant le débat exclusivement aux historiens, on sert la carence de prise de responsabilité des États et de leur justice, et on condamne de fait le génocide arménien à l’oubli historique et judiciaire. C’est que la loi ne sert pas qu’à prescrire des normes ou proscrire des comportements; elle sert aussi à exprimer la volonté d’un corps social, à faire perdurer un message fait de valeurs singulières. C’est un tel hiatus moral qui distingue l’État de l’Administration. Un État a le devoir, dans son rôle de conscience collective, d’incarner un message moral minimal axé autour des libertés publiques et des droits de l’homme, seul cadre intangible au sein duquel il peut accepter toutes les expressions. Il est normal que l’État et le législateur ne soient donc pas insensibles aux manifestations d’expressions qui mettent en danger les droits humains des citoyens, même sur une base historique. En ce sens, il est dans son rôle lorsqu’il estime qu’il est de son devoir de pénaliser des propos remettant en question un génocide reconnu, non parce qu’on ne serait plus libre de contester l’histoire ou d’être critique dans un débat historique, mais parce qu’un génocide n’est pas un massacre comme un autre ; en tant que massacre délibéré et calculé d’un groupe d’hommes pour un motif lié à ce qu’ils sont dans leur chair, le génocide concerne l’humanité entière, présente et à venir, et est bien plus que de l’histoire. Faire sortir de tels événements de leur dimension historique, précisément dans une optique de prévention et de pédagogie, est une motivation suffisante pour justifier l’intervention de l’État dans des débats qui, contrairement aux apparences, ne relèvent pas tant de l’histoire que de la liberté d’expression et de ses restrictions légitimes au regard de la préservation de la paix et de la cohésion pacifique de notre communauté. L’inscription de l’histoire dans la mémoire collective ne peut se contenter de passer par des cours d’université, l’érection de monuments ou l’apposement de plaques d’émail. Si la loi ne permet pas de conserver, au nom de la société, les cicatrices de l’histoire au bénéfice des générations futures, alors qui le pourra?