Retour aux articles →

De la liberté de circulation à l’égalité des droits

Seule une ouverture totale des frontières permettrait d’éviter les drames liés à la migration clandestine et à l’expulsion des migrants non désirés. Mais les conditions pour accompagner la liberté d’installation des migrants d’un accès égal aux droits sociaux ne sont pas réunies.

Depuis quelques mois, tout se précipite en matière migratoire. La question n’a jamais figuré aussi haut dans l’agenda européen : un million de réfugiés, fuyant des conflits que l’on connait depuis longtemps (et dont l’exode n’est pas une surprise) remettraient en question un des acquis les plus importants de l’Union européenne : la libre circulation entre États membres de l’espace Schengen. De nombreuses frontières se sont déjà refermées et des murs s’érigent même entre États de l’Union européenne. Pour certains, le système Schengen serait déjà mort. La seule façon de maintenir malgré tout cette libre circulation serait de rétablir la confiance entre États membres, en s’assurant que les frontières extérieures sont bien gardées. Le prix de la libre circulation, c’est donc une fermeture, la plus étanche possible des frontières extérieures de cet espace protégé. Dans les plans des dirigeants européens, cela consiste, à l’heure actuelle, à renforcer considérablement les pouvoirs de l’agence Frontex, en communautarisant la frontière et en créant une équipe européenne de gardes-frontières. Cela permettrait de mettre en commun des moyens de contrôle pour pallier les insuffisances des mauvais élèves comme la Grèce et l’Italie qui laissent passer beaucoup trop de migrants au goût de certains. Bien évidemment, cela aura des conséquences : renforcer ce que l’Union est depuis longtemps, un espace clôturé, meurtrier et hostile. Les logiques en cours ne sont pas nouvelles : il s’agit de renforcer les moyens communautaires pour contrôler, intercepter, interroger et faire le tri entre les bons et les mauvais migrants pour expulser ceux que l’on n’accepte pas. Parallèlement, les pays voisins sont requis de participer à la sélection et sont même payés pour cela. Les critères appliqués ne sont plus du ressort de l’Union européenne et déjà la Turquie arrête, détient et expulse dans des conditions tout à fait inhumaines des centaines de personnes en quête de protection sur son territoire et en route vers l’Europe.

Nous fermons les yeux…

Cette logique renforcée s’accompagne de changements législatifs en matière de séjour des étrangers et des réfugiés dans plusieurs pays européens : réduction de la durée du séjour des réfugiés reconnus dans plusieurs États membres (le projet de loi danois le réduit à un an, le belge à cinq ans) ; interdiction du regroupement familial pour les protégés subsidiaires, confiscation des biens personnels pour financer l’accueil au Danemark et en Allemagne, autorisation de tirer sur les migrants en Hongrie… Ces réformes radicales donnent le ton de ce que nous vivons actuellement. Dans les discours, il apparait que nous ne pouvons pas accueillir ces réfugiés et migrants qui nous menacent d’une façon ou d’une autre (terrorisme, viols et agressions sexuelles, dumping social, crise et chômage), ils doivent rester dans les pays limitrophes qui en feront ce qu’ils en veulent, nous fermons les yeux. La logique de la fermeture des frontières et du renforcement de celle-ci au nom de la préservation des acquis des citoyens européens – la liberté de circulation à l’intérieur de Schengen étant parmi ceux-ci – provoque à l’inverse une insécurité grandissante pour nos démocraties : en plus de la catastrophe humanitaire qu’elle engendre, avec les refoulements, les morts en mer, les camps qui s’érigent face aux murs et barbelés de l’Union, ce sont des situations explosives qui sont en train de se développer tout autour de l’Europe et qui sont renforcées par les déplacements de population, en Turquie, en Libye, en Égypte. Là, les migrants deviennent une monnaie d’échange pour des régimes non scrupuleux, voire guerriers. L’insécurité augmente le niveau de nationalisme et de xénophobie : responsables de tous les maux alors qu’ils en sont simplement victimes, on peut les enfermer au nom de la fermeture des frontières, voire même les laisser mourir. Les droits et libertés individuelles sont grandement menacés par ces dérives qui touchent petit à petit chaque citoyen. Dans ce contexte, la liberté de circulation apparait à la fois comme une parfaite utopie et comme le seul antidote au poison de la fermeture des frontières : c’est l’opposé radical de ces politiques, radicales elles-mêmes. Mais que signifie vraiment la liberté de circulation ? Il semble évident que les atrocités commises au nom de la fermeture des frontières pourraient être rapidement stoppées en laissant entrer ceux qui ont besoin de se réfugier en Europe : il n’y aurait plus de mort, il n’y aurait plus de trafic. Permettre à ceux qui veulent venir en Europe de le faire sans contrainte, sans visa et sans contrôle supprime d’emblée l’immigration clandestine et la lutte contre celle-ci. Il pourrait aussi être concevable de continuer les contrôles aux frontières – par le biais du visa par exemple – pour poursuivre la lutte contre le terrorisme mais non pour des raisons de gestion des flux migratoires. Tout ceci perdrait son sens si à l’issue de l’entrée sur le territoire nous n’étions pas capables d’offrir à ceux qui fuient les conflits et la misère les mêmes droits d’installation que les nationaux : accès au marché du travail, accès aux soins… dans les mêmes conditions que les citoyens européens ont accès à cette installation. S’il devait encore y avoir une sélection parmi eux : d’un côté ceux qui peuvent rester et de l’autre ceux qui ne le peuvent pas, quels que soient les raisons et les critères qui auraient été fixés, alors il faudrait encore créer des moyens de coercition pour contraindre ceux-ci à quitter le territoire ou convaincre ceux-là que leurs privilèges sont garantis. Encore des contrôles et des arrestations, des centres de détention, des avions d’expulsion, des familles séparées… et une inégalité latente, sous-jacente, permanente qui ouvre la voie aux pires exploitations mais surtout qui entretient l’illusion d’une catégorie d’êtres humains plus méritante parce que bien née, au bon endroit de la planète.

Questions sans réponses

Le 18 juin 2013, le Ciré adoptait un texte : « Pourquoi sommes-nous pour la liberté de circulation et d’installation » ? Voici ce que nous disions à propos de la liberté de circulation seule : « Cela apporterait certes de notables améliorations, notamment en termes de sécurité et de droits des migrants, mais conserverait l’inégalité au centre même de la politique migratoire et ne protégerait pas les migrants contre l’irrégularité. C’est pourquoi nous estimons que, partant d’un régime de libre circulation, il est important de viser à instaurer un régime de libre installation ». Il est évident que la liberté de circulation, en ce qu’elle résout l’équation sordide de la répression aux frontières n’est tenable que lorsqu’elle s’accompagne de la liberté d’installation. En réalité, la liberté de circulation et d’installation est une application de la notion d’égalité en matière migratoire. Dans le monde dans lequel nous vivons, foncièrement inégalitaire, on opère une distinction entre nationaux et étrangers en termes d’accession aux droits. Cette inégalité de départ, qui découle de la souveraineté des États à décider qui entre sur leur territoire pour y séjourner ou s’y installer, est à la base de toutes les violations des droits humains dont nous sommes actuellement témoins. Au nom de l’exercice de cette souveraineté, défini par des impératifs soit politiques, soit économiques, soit les deux, les États peuvent verser dans leurs penchants les plus xénophobes pour préserver les intérêts de quelques-uns. À partir de là, de nombreuses questions restent sans réponse. Comment envisager que les frontières s’ouvrent, toutes choses égales par ailleurs, et que l’on permette à tous de s’installer en Europe ? Par quelle révolution faut-il passer pour en arriver là ? Car la liberté de circulation, prise isolément ou dans un cadre inadéquat, pourrait s’avérer un outil de précarisation. Elle peut contribuer à l’affaiblissement du droit du travail et des droits sociaux et économiques en général en favorisant le dumping social. C’est pourquoi il est nécessaire que l’instauration de la liberté de circulation soit précédée d’avancées notables en matière de garantie d’accès égale et effective des nationaux, des Européens et des migrants aux droits économiques et sociaux et d’application plus efficace et uniforme du droit du travail. Il y a donc des préalables, et pas des moindres, à la mise en place de la liberté de circulation et d’installation. Ainsi, la liberté de circulation et d’installation, telle qu’elle est défendue par le Ciré, est un outil pour penser le futur, un outil utile au changement social. Elle permet de se projeter dans un monde où tout est à redéfinir pour que l’égalité soit effective. Elle ouvre des horizons pour permettre à chacun de sortir de l’enfermement dans lequel nous a précipités le système actuel.