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De la montée lancinante des plaintes sur l’insécurité

Choisir «l’insécurité» comme thématique de la Semaine sociale 2008 ne se fit pas, pour ses initiateurs et réalisateurs, sans la persistance d’une série d’interrogations, d’incertitudes et de doutes. Sujet de discussion souvent tabou à gauche, l’insécurité, à différentes degrés, n’en reste pas moins une réalité vécue et non moins observable. Récit des réflexions qui ont accompagné la préparation de cet événement.

En 2008, on s’est offert une Semaine sociale qui a sacrément à voir avec le doute ! Pour introduire, on va en dévoiler quelques «secrets de fabrication». Car une Semaine sociale, c’est tout un cheminement, à plusieurs, et avec les instances, entre une idée de départ et ce qui est finalement proposé. C’est intéressant d’en parler, parce que ça dit des choses, tant sur le sujet lui-même, que sur nous-mêmes, fraction de la gauche.

Au départ, un constat et une intuition

Le constat : la montée lancinante des plaintes autour de l’insécurité, et donc de son corollaire, la demande de sécurité. Il y a des années que cela dure, alimenté par des faits qui ne sont «divers» que pour ceux qui ne les subissent pas eux-mêmes, et dont certains prennent des dimensions spectaculaires (on tue pour l’acquisition d’un MP3). C’est un sujet que s’accapare volontiers l’extrême droite, et avec lequel la droite gagne des élections. Ces derniers mois, la «sensibilisation» a gagné en amplitude, au moins auprès des dizaines de milliers d’usagers de transports publics, très régulièrement confrontés à des grèves, rarement annoncées, mais qui envoient un message très clair : «une nouvelle agression vient d’avoir lieu». L’intuition : la souffrance qui s’exprime est une souffrance sociale. Ce sont «les petits» qui ont le plus à en souffrir. Attaquer un conducteur du Tec n’a pas grand chose à voir avec Robin des Bois, l’attaque d’un riche, pour redistribuer à des pauvres ! Que l’on sache, racketter un gamin à la sortie de l’école n’a qu’un rapport lointain avec nos projets de démocratisation de l’enseignement, même si ladite école est en discrimination positive. La manière qu’ont certains d’occuper l’espace public est tueuse de démocratie, qui revient à empêcher d’autres d’y circuler librement : comment exercer le droit au débat citoyen dès lors qu’il est des espaces où des couvre-feux sont implicitement déclarés dès que décroît la lumière naturelle ? Ainsi la première idée était-elle de traiter de l’insécurité. D’entrée de jeu, un gros débat : pouvons-nous parler de cela, et en usant d’un tel mot, si chargé ? Répertorier les échanges, c’est déjà s’introduire à la complexité, les tensions, le doute. On va essayer de le faire, en synthèse et en nuances, c’est-à-dire en cherchant à systématiquement dégager les légitimités qu’il y a pour chacun à dire ce qu’il dit. On peut s’autoriser à fonctionner ainsi, parce qu’il n’y a que répercussion de débats et discussions entre nous, militants adultes, de la même mouvance de la gauche. Il n’y a pas ici de ruse, qui pourrait consister à faire induire, par automaticité, qu’on pourrait désormais donner légitimité à tout ce qui se dit, quel que soit le lieu d’où c’est dit !

Répertoire

« Vous allez faire le jeu de l’extrême droite ». La légitimité de cette crainte a une telle évidence qu’il n’est guère nécessaire de l’illustrer ! Ceci dit, il convient de bien voir que nous sommes face au public de la Semaine sociale, puis avec des lecteurs de la revue Politique, tous deux très avertis. Quel est le risque ? On ne ferait parler pendant deux jours que des tribuns de l’extrême droite, celle-ci n’en gagnerait pas une seule voix supplémentaire à son profit au prochain scrutin ! Aucun risque non plus de dérapage en diffusion écrite : si les propos étaient vraiment d’extrême droite, vous ne les liriez tout simplement pas : les éditeurs de Politique auraient de toute façon refusé de les publier ! Plus sérieusement, notre devoir d’acteurs de l’éducation permanente n’est-il pas de nous mettre à l’écoute des souffrances exprimées en milieux populaires, et de travailler aux réponses collectives à leur donner ? N’est-ce pas parce que nous fuyons le sujet que des gens se mettent en recherche d’oreilles attentives ailleurs ? N’est-ce pas tout simplement parce que nous laissons ce terrain à la droite et à l’extrême- droite que celles-ci l’occupent si généreusement ? Pourquoi donc se gêneraient-elles ? « Le monde est plein de dangers. Pourquoi se focaliser sur les incivilités et la délinquance, qui ne constituent pas les risques principaux ? ». Tout à fait exact : on court plus de risque de se faire tuer ou gravement estropier en montant dans une voiture qu’en circulant à pied dans les plus «chauds» des quartiers ; nombreuses sont les violences dans l’espace domestique : en particulier, pour nombre de femmes le risque de prendre des coups est plus important entre les quatre murs de leur maison qu’en se promenant dans le métro à 23 heures. En même temps, il y a aussi des familles heureuses, et des balades solitaires dans le métro pas absolument paisibles. C’est pour cela qu’on dit que c’est complexe. Mais l’enjeu du travail qui nous occupe n’est pas le répertoire des coups, des blessés et des tués. Il a à voir avec le «vivre ensemble», très quotidien. Ainsi se passe-t-il parfois de toutes petites choses, des incivilités, sans aucune importance sur une échelle de gravité, mais qui peuvent terriblement pourrir la vie, surtout des plus faibles. À dessein, un exemple apparemment dérisoire : tous les escalators du métro bruxellois sont équipés d’une manette de sécurité, qui permet de les arrêter. Principe proactif tout à fait acceptable : si quelqu’un tombe, il vaut mieux pouvoir bloquer tout plutôt que risquer des blessures plus grandes. Seulement voilà : la manette est à portée de toutes les mains. Il arrive un âge où on trouve rigolo de bloquer l’escalator, surtout s’il y a des gens qui s’y trouvent nombreux, pour les voir monter à pied, de plus grandes marches que l’escalier normal, en râlant. Si, à leur âge, j’avais grandi dans une ville à métro, il est tout à fait possible que je me sois moi aussi diverti de cette «bonne blague». À l’autre bout de la vie, on rit beaucoup moins ! Le couple avait respectivement 89 et 86 ans. Bloqué avec ses paquets de courses, tout au fond d’une station comptant autant de marches que l’âge du plus jeune d’entre eux, craignant d’être bousculés à l’occasion d’un chahut de grands adolescents bruyants qui les dépassent tous d’une tête au moins, rétifs à se faire porter des sacs, de peur que l’aidant s’enfuie à grandes enjambées. Accompagner ces personnes, c’est entendre une longue plainte, contre «les jeunes», contre une communauté, contre l’incapacité à éduquer, les pouvoirs «qui ne font rien». Ces personnes sont prisonnières de leur quartier : elles n’ont pas le choix du déménagement ; il ne leur reste plus qu’à maudire les autres, pour cacher qu’elles maudissent leur propre vieillesse, la modestie de leurs revenus, d’être ce qu’elles sont. Ce blocage volontaire d’escalators, c’est un incident qui, à certains endroits et surtout aux époques de congés scolaires, se reproduit jour après jour. Jour après jour ! On voit bien l’ampleur de la difficulté à traiter : il n’y a aucune raison d’envoyer des gamins en prison sur une bêtise pareille ; il est ridicule de déployer des bataillons de policiers ; en attendant, ça pourrit la vie de nombreuses autres personnes, particulièrement fragiles. Pourtant, sans supprimer le problème, il y aurait moyen de l’atténuer très fortement : il suffirait de remettre du personnel permanent de la Stib dans toutes les stations, qui aurait aussi comme mission d’y circuler, et de remettre en route les appareils. Avec ce commentaire, on le voit : le sujet est aussi celui du service public. Service public dégradé, absence d’investissements des pouvoirs publics = vie moins bonne, cohabitations plus difficiles. « Il faut mettre en évidence le rôle du contexte ». C’est tellement vrai ! Tant de personnes sont dans des conditions indignes ! Tant de personnes ont faim ! Tant ont froid ! Tellement ont l’horizon totalement bouché ! C’est à se demander pourquoi autant de résignation, pourquoi pas plus de violences ? L’anomalie ne serait-elle pas le haut taux de sécurité dans lequel nous avons à nous mouvoir, comparativement à l’ampleur des misères ? Raisonner ainsi, c’est dire deux choses à la fois : 1) le contexte explique énormément ; sans pour autant justifier tout, il offre bien des «circonstances atténuantes» ; travailler sur le contexte, ce sera beaucoup aider ; 2) pour autant, le contexte n’explique pas tout : on voit bien qu’en réalité on ne peut pas expliquer les incivilités et la délinquance par un facteur, la «pauvreté». Au moins voit-on bien qu’il n’y a aucune relation automatique «pauvre = délinquant». D’évidence, la pauvreté ne crée pas une «classe dangereuse». Surtout, ne pas se tromper : il n’y a pas de «naturalisation» à faire (la délinquance qui serait consubstantielle à tel type de jeunes, ou tel type de communauté) ! Dans la foulée : « Attention, risques de stigmatisations ! De jeunes. De certaines communautés. Parfois des deux. En aucun cas, la stigmatisation sera contribution positive à un mieux vivre ensemble ». C’est tellement juste ! La remarque doit être prise avec le plus grand sérieux. Car le risque est réel. D’autant, est-il besoin de le dire ? qu’une large part des souffrances actuelles s’origine dans ces stigmatisations, et le «délit de sale gueule», ou tout au moins le «délit de gueule non conforme». Être agressé, ou être suspect, contrôlé, simplement parce qu’on est ce qu’on est, est d’une violence inouïe. A fortiori quand cela se reproduit jour après jour. Jour après jour ! « Il ne faut pas confondre insécurité et sentiment d’insécurité. C’est surtout le sentiment d’insécurité qui croît, en déconnexion avec une base objective de problèmes réels ». Cette appréciation est plus discutable. Ne serait-ce que parce que, quand bien même l’insécurité objective diminuerait, le fait lourd du sentiment d’insécurité ne fait pas pour autant une société heureuse. Il y a deux ans, la Fondation Roi Baudouin a mené un travail, qui n’a pas mélangé les deux notions : elle s’est mise à l’écoute du sentiment d’insécurité, en organisant un grand nombre de tables rondes durant lesquelles des personnes de tous les milieux et de toutes les situations ont pu s’exprimer, et parfois être confrontées entre elles. La lecture du long compte-rendu qui en est fait montre bien l’aspect systémique du problème : les peurs des uns rétroagissent sur les peurs des autres, en des boucles apparemment sans fin Fondation Roi Baudouin, «A l’écoute du sentiment d’insécurité. Rapport général sur le sentiment d’insécurité», Bruxelles, 2006. Avec des contributions de A. Franssen (FUSL), H. Meert (KUL), B. Petre (Synergie et Actions), P. Ponsaers (Université de Gand), D. Vrancken (ULg) et A. Wouters (Whole Systems). Disponible gratuitement, sur demande au centre de contact de la Fondation Roi Baudouin (070/233.728), ou par téléchargement via http://www.kbs-frb.be. Des gens expriment leur peur de circuler dans des quartiers «jeunes». Outre que l’immense majorité des jeunes qui font peur est en réalité extrêmement paisible, et ne se livre qu’occasionnellement à des actes qui relèvent plus du chahut adolescent que de la délinquance (on admet bien les guindailles des jeunes aux études, pourquoi pas les chahuts des jeunes sans emploi ?), le rapport montre que ces jeunes ont peur, eux-aussi, et sont demandeurs : peur de l’avenir, peur de l’image que les autres ont d’eux, demandeurs de «respect», que l’on reconnaisse qu’ils «valent» quelque chose. La grande difficulté est sans doute que la perception que peuvent avoir les uns et les autres sera fortement influencée selon le caractère, le moment de la vie, l’endroit où l’on habite, la manière dont on habite, et le fait d’avoir été ou non personnellement victime. Ainsi ne fait-il guère de doute que les vécus sont différents selon qu’on vit dans une tour à Droixhe, le village de Treignes, une confortable banlieue riche, ou le quartier de «La Roue» à Anderlecht. Mais surtout une chose est claire : l’insécurité n’est pas pour tout le monde qu’une pure virtualité : celui qui se retrouve jeté à terre, par deux ou trois petites frappes, qui voit ou sent la lame du cran d’arrêt, il est peu probable qu’il soit réellement consolé d’entendre un type de gauche venant à passer par là lui crier de loin «Pense au contexte !» ou «L’insécurité n’existe pas ; il n’y a que sentiment», et ceci même si c’est crié depuis le trottoir de gauche Sans compter que la personne à terre peut elle-même être de gauche, et que rien ne dit que les agresseurs, dans le secret des isoloirs, ne voten à gauche!..! Peut-être la base matérielle de l’insécurité est-elle modeste, elle n’en est pas moins réelle. Pour défendre la légitimité de son traitement, une comparaison, avec une situation qui nous est culturellement plus habituelle : le pouvoir d’achat. Au moment de la sortie du rapport 2007 de la Banque nationale de Belgique, son gouverneur se répandait en commentaires expliquant que le pouvoir d’achat des Belges avait augmenté ! C’est vraisemblablement juste d’un point de vue macro-économique. De là à dire qu’il n’y a qu’un «sentiment» de baisse du pouvoir d’achat, c’est un raisonnement que ne pourront suivre qu’avec difficulté tous ceux qui, comme nous, se mettent à l’écoute et aux côtés des allocataires sociaux, des salariés petits et moyens ! Et puis, soyons francs : on n’oublie pas de bien fermer les voitures, on paie pour faire garder l’Aéropolis «Aéropolis» désigne le bâtiment qui est le siège central des organisations sociales de la gauche chrétienne belge par les professionnels d’une firme privée, et comme ça ne suffit pas, on verrouille l’accès de chaque plateau après 18h, et on ferme à clé les bureaux de la comptabilité le soir avant de quitter, et parfois même dans la journée lorsqu’on a à se déplacer dans le bâtiment ! Et qui ne s’est inquiété d’un retour trop tardif d’un de ses adolescents ? On ne peut quand même pas faire trop le malin sur le sujet : l’inquiétude est là, et bien là. À l’occasion de la préparation de la Semaine sociale, même si personne n’en a fait déclaration en réunion publique, il s’est trouvé des militants qui m’ont dit leurs peurs de quitter leur domicile après 19h, leurs angoisses à utiliser certaines lignes de train, les détours qu’ils faisaient parfois, simplement pour rester en des lieux éclairés. Mais on n’en parle pas trop, ce n’est pas très glorieux de parler de cela dans nos milieux, on a peur aussi de parler de nos peurs.

Les pièces d’un puzzle

Voilà quelques données, dans le désordre, et dont on ne prétend pas qu’elles posent correctement le problème. En outre, il y en a sans doute d’autres. Ce qui vient d’être fait, c’est comme renverser la boîte d’un jeu de puzzle : toutes les pièces sont éparpillées ; on ne voit pas quelle peut être la figure d’ensemble. Et donc, le cahier des charges des contributeurs a pu être fixé comme suit : sélectionnez pour nous les pièces que vous jugez les plus pertinentes, ou celles dont vous pourrez le mieux parler parce que vous avez un message à nous communiquer, et essayez de nous construire une figure, par emboîtement de quelques-unes d’entre elles. Notre souhait, c’est vraiment d’entendre l’expression de points de vue, en totale liberté académique, sur un sujet éminemment complexe.

Circonscrire

Mais tout n’était pas dit. De nouvelles étapes devaient être franchies. Car, ainsi posé, le sujet restait gigantesque. Pour atteindre une certaine efficacité dans la réflexion, il faut circonscrire, c’est-à-dire faire son deuil de certains thèmes. Nouveau répertoire : celui des frustrations, les thèmes qui ne seront pas abordés. Rapidement, la discussion a écarté les questions liées au terrorisme et au grand banditisme : la probabilité d’en être directement victime est quand même extrêmement faible. Certes, la lutte contre ces dangers porte en elle de réelles menaces contre les libertés individuelles et collectives (avec, y compris, la criminalisation d’actions citoyennes ou syndicales). Mais nous postulons que notre public et nos lecteurs en sont globalement avertis. Cela ne veut pas dire qu’il ne vaudra pas la peine d’y revenir à une prochaine occasion, ni qu’il est interdit à un orateur de l’évoquer, parce que ça participe aussi de l’actualité, mais le cœur est ailleurs : aujourd’hui, ce sont les enjeux du «mieux vivre ensemble» qui nous intéressent.

Comment parler

Le thème circonscrit, il faut encore identifier comment y entrer. Qui se trouve au coeur de ce maelström, tiraillé entre les injonctions contradictoires : le désir d’entendre les messages «macro» que délivre la sociologie versus les plaintes «micro» qu’il faut savoir entendre sans les dénigrer ; les injonctions de responsabilisation («aide-toi d’abord, pour que le ciel puisse t’aider ensuite») et d’efficacité («faites du résultat ) versus le devoir d’aide des personnes telles qu’elles sont, là où elles en sont ; la révolte contre les situations de grande pauvreté et le désir d’aide versus le refus obstiné de tel sans-abri de se faire accompagner ; notre désir de représentation d’un monde composé exclusivement de victimes innocentes versus des obligations de faire intervenir la police dans des opérations clairement répressives. Un exemple pour illustrer notre malaise sur ce dernier point. Une petite plaine de jeu dans un quartier très populaire, où très nombreux sont les enfants qui ne partent nulle part pendant les vacances. Une association mobilise des éducateurs pour accompagner ces 120 à 150 enfants, dans la tranche d’âge 7 – 12 ans, qui y viennent occuper toutes leurs journées de congés. Très bien. Jusqu’au jour où les dealers d’héroïne font de la plaine leur lieu de rendez-vous et de commerce. Les éducateurs sont des gênes au business. Ils font l’objet de menaces, et pas par des enfants de choeur ! Après un temps de résistance, des alertes auprès de la police qui leur semblent sans effet, terrorisés ou découragés, ils remettent leur démission collective : ils n’en peuvent plus, ils en sont à préférer renoncer à leur emploi et leur salaire ! L’association ne sait plus intervenir sur la plaine. Les enfants ne sont plus qu’en contact avec les héroïnomanes et les dealers. Les héroïnomanes sont des victimes, c’est évident. Les dealers c’est moins clair, mais admettons qu’ils sont eux-aussi involontairement tenus par des réseaux. Bref, une belle histoire vécue dans laquelle il n’y a que des victimes ! Qui peut prétendre qu’une intervention policière répressive n’est pas nécessaire, pour préserver le plus important : un espace de jeux sécurisés et encadrés pour des enfants qui n’ont rien d’autre pour leurs vacances ? Cette intervention est survenue, un midi du début du mois d’août après que les enfants aient pu assister en direct à un spectacle hautement éducatif : une mort par overdose entre deux buissons. Ne vous inquiétez pas pour les dealers et les héroïnomanes : ils se sont déplacés de 300 mètres. Trouver son chemin au milieu d’un tel bazar, c’est vraiment pas gagné ! Or, comme militants, nous avons vocation à intervenir dans ce «mieux vivre ensemble», aux côtés de nombreux travailleurs : éducateurs de rue, infirmiers sociaux, policiers, travailleurs sociaux. Parler de «l’aujourd’hui de l’intervenant social», c’est vraiment prendre l’option d’entrer dans le sujet par ceux qui veulent y intervenir pour changer les choses. Le présent numéro de Politique reproduit les différents points de vue qui se sont exprimés à la Semaine sociale. Plusieurs questions peuvent servir de guide pour structurer des synthèses. Permettez-moi de vous livrer les deux miennes. D’abord : existe-t-il un espace commun où les logiques «macro» et «micro» peuvent se rencontrer et trouver sens ensemble , ou bien faut-il acter le déploiement de deux logiques différentes qui n’auraient aucune vocation à jamais se rencontrer ? Peut-on entendre à la fois les plaintes et le contexte ? Est-il possible pour un travailleur social, forcément confronté à des situations «micro» souvent d’urgence, de poser des actes qui peuvent aussi trouver sens positif d’un point de vue «macro» ? Insistons sur le qualificatif «positif», car on trouve déjà souvent un sens «macro» à des actes «micro», mais c’est le plus souvent un sens que l’on regrette et dénonce («vous faites du contrôle social» ; «votre restaurant du coeur, ce n’est que le retour de la soupe populaire» ; «vous ne faites qu’aider des personnes à s’accommoder de leur situation»…). Bref : quel est le chemin pour l’intervenant social ? Comment travailler sans que l’analyse ne soit dénigrante et donc décourageante ? Pour le dire dans les mots de notre culture : y a-t-il un «penser global» qui puisse vraiment aider «l’agir local», en être l’allié plutôt que le contempteur ? Ensuite : comment introduire du collectif dans tout cela ? Car, si la logique de l’éducation permanente consiste d’abord à écouter ce qu’expriment les personnes, en aucun cas elle ne se limite à ce qui, en définitive, n’est qu’une posture compassionnelle ! S’y limiter, c’est ce que fait le «libéralisme social». Certes, c’est déjà un peu plus moral que le libéralisme pur et dur, mais quand même : nous avons d’autres ambitions, d’autres objectifs ! L’identification de besoins doit s’accompagner de réponses collectives. Où sont les marges ? Surtout : comment faire pour bien faire ? Car il ne faut pas s’y tromper : des réponses collectives, il y en a déjà, mais qui ne ressemblent pas vraiment à ce qu’on voudrait : les comités citoyens d’autodéfense, ou les réseaux de vigilance que des voisins organisent entre eux, il n’est pas dit que cela a à voir avec nos utopies, même s’il y a du collectif ! Si on doit nommer cela dérive, la cause n’en réside-t-elle pas au moins partiellement faute d’un bon service public de police ? On se voit revendiquer un renforcement du service public de la police alors que nos esprits sont occupés par l’équation «prévention plutôt que répression» ? Bonjour la complexité ! Bonjour le doute sur les chemins à prendre ! * * * Donc, durant la préparation, on avait démarré sur «l’insécurité», de manière fort générale, c’est-à-dire sans guère la qualifier. En «zakouski», on propose d’abord deux expressions contrastées sur le sujet, et qui donnent des éclairages non dominants. Ainsi François Govaerts exprime-t-il le malaise de jeunes de milieux populaires. Pour eux, précisément, la notion d’insécurité doit être «qualifiée» : en particulier, une insécurité d’emploi génère de l’insécurité sociale. En filigrane transparaît aussi l’insécurité du jeune en rapport parfois inutilement tendu avec la police, et le sentiment de stigmatisation. A sa suite, Thomas Verjans évoque la situation du policier de terrain, dont le vécu est de plus en plus difficile : il est confronté tout à la fois à des moments d’agressivité extrême et à d’autres qui le plongent dans l’enfer d’inouïes pauvretés. Jadis essentiellement porteur de la fonction d’autorité, qui fait respecter l’ordre, on lui demande à présent de faire aussi de l’action sociale. Or il est mal outillé pour cela ; le problème identitaire est patent ; de même que celui de faire groupe.

De l’insécurité à l’incertitude

En définitive, beaucoup de ce dont témoigne le policier a déjà à voir avec la situation de l’intervenant social. Dan Kaminski s’aventure sur leur terrain, et jette d’emblée un gros pavé dans la mare. Il propose en effet de remplacer le thème de «l’insécurité» du travailleur social, autour duquel nous nous étions finalement proposés d’organiser les travaux, par celui de «l’incertitude». En effet, explique-t-il, chaque fois que la notion d’insécurité n’est pas qualifiée, elle se réfère spontanément à la délinquance : c’est beaucoup trop court ! Pourtant, il y a bel et bien un malaise, qu’il lie prioritairement au sentiment de n’avoir pas de pouvoir sur la situation : c’est là que naît la plainte. Mais pourquoi ce sentiment ? Sans doute parce que tous les échanges sont devenus plus rapides, désormais la mobilité est au cœur, y compris dans les vies privées : on change plus souvent de conjoint, de métier, de parti… L’unique certitude est que les règles du jeu vont changer plusieurs fois au cours de la vie : être prévoyant devient impossible. Nommer ce malaise identitaire comme «incertitude» permet de réintroduire une multiplicité de facettes, et donc du débat, des regroupements par affinités, de la revendication, du conflit, bref, du rapport social. Pour tout dire, on n’y est pas encore vraiment, mais l’enjeu est bien de passer de la plainte à la revendication.

Expressions d’acteurs

On offre ensuite l’expression de toute une série d’acteurs dans le champ du travail social. Chacun exprime son vécu, son malaise, les incertitudes dans lesquelles il se débat, les combats qu’il mène, les propositions qu’il formule. Anne Hercovici, militante avérée, s’est retrouvée à devoir assumer le temps d’un mandat la fonction si paradoxale de présidente d’un gros CPAS urbain. Témoignage de combien il est difficile d’avancer dans les contradictions du service public, entre le droit pour tous à l’aide sociale et le dépatouillage à faire : niveau du revenu d’insertion trop faible pour permettre de vivre dans la dignité ; injonctions à l’activation ; ère du soupçon qui s’abat sur les bénéficiaires («s’ils vivent malgré le bas niveau du revenu d’insertion, c’est donc qu’ils trichent»). D’une part, il y a une foultitude de règles à respecter ; d’autre part, il reste une large place à l’examen au cas par cas, c’est-à-dire à l’appréciation individuelle. Après cette expression qui trouve sa source dans l’expérience de service public, une autre en provenance du secteur associatif. Christian Defays explique bien la vocation qui l’a poussé, en même temps qu’une série de ses amis, à entreprendre des études de travailleur social. Mais la rapide confrontation aux réalités quotidiennes du secteur de l’aide à la jeunesse a représenté un choc très rude. Très vite cependant, il s’est agi de ne pas simplement subir la violence mais bien d’en analyser les ressorts. Pour reprendre Pierre Bourdieu : la violence agie d’un individu est réponse à d’invisibles violences subies. Or l’aide individuelle commence souvent sous le mode de la contrainte, ce qui représente, en soi, une fameuse violence ! En équipe, toute une réflexion a été menée qui a visé à déterminer les règles nécessaires à appliquer dès lors que l’on veut recréer une relation de solidarité avec les personnes aidées. Rappelons-nous ce moment incroyable : des travailleurs sociaux ont été envoyés devant des tribunaux pour avoir aidé des «illégaux», comprenez des sans-papiers. Dans l’émotion, et pour se battre, a été monté le comité de vigilance en travail social. Julien Pieret, qui le préside, expose son analyse de la situation : la promotion du fonctionnement en réseau contribue aussi à diluer les responsabilités des travailleurs sociaux («puisqu’il y a réseau, on peut renvoyer la balle ailleurs») ; les nouvelles modalités d’évaluation, quantitatives, entraînent une vision managériale froide, au détriment du qualitatif, plus difficile à décrire, mais qui se donnait comme objectif explicite l’atteinte d’un mieux-être pour l’usager ; l’intervention croissante de la justice facilite le désengagement du travail social. Bref, bien des évolutions concourent à faire du travail social un simple rouage dans une vaste bureaucratie déresponsabilisante. Que peut-on faire ? Le comité propose comme voie de remobilisation le débat sur la déontologie : manière de se donner un outil de débats collectifs, autour d’un objet concret, aidant à re-responsabiliser les travailleurs sociaux. Peu ou prou, tous les témoignages disent le désir, la volonté de construire des relations de solidarité avec les publics les plus vulnérables. Pascale Jamoulle empoigne cette question de la «proximité», dans toute la rudesse de la vie des quartiers difficiles. Pour réussir, il faut «travailler avec et au plus près de l’usager, se rapprocher de ses préoccupations et du regard qu’il porte sur le monde». Elle décrit le comment, tel qu’elle a pu le dégager en une quinzaine d’années de travail de terrain. Car ce n’est pas si facile : trop de proximité peut aussi mener à l’engluement dans des complexes affectifs qu’on ne maîtrise plus ; il y a des situations de proximité qui créent de la peur chez l’intervenant, des sentiments d’impuissance. Voilà pourquoi il est si important que les professionnels s’entraident, travaillent en relais, et s’engagent politiquement. Faire groupe pour réfléchir, construire des revendications et passer à l’action : l’homologie est forte avec le programme syndical. Yves Hellendorf et Patricia Piette argumentent : il n’y a pas de contradiction entre la revendication d’une situation meilleure pour les travailleurs et la revendication politique visant à une situation meilleure pour les usagers. En quelque sorte, l’un entraîne l’autre, notamment parce qu’il y a des transversalités : par exemple, le contrôle social pèse sur toute la société, et donc autant sur les usagers qu’en interne aux institutions, sur les travailleurs. Partir de la lutte interne aux institutions, en particulier contre les comportements anachroniques de certaines directions, ce peut aussi être un fil qui s’accroche à une revendication politique élargie. Les travailleurs du secteur non marchand sont nombreux à adhérer à ce point de vue ; ils donnent une représentativité de plus en plus avérée à l’acteur syndical, qui doit être partie prenante à tous les débats.

Travail social et valeurs démocratiques

Marc Chambeau questionne alors le travail social à partir des valeurs essentielles de la démocratie. La conception néolibérale de l’assistance concentre tout sur l’économique. Il n’y a de légitime que l’intervention qui permet à l’usager d’accéder à l’emploi, quelle que soit sa forme, même précaire et sous-payé. Or, la société est beaucoup plus diverse. La démocratie protège cette diversité. Il faut la renforcer : contre la logique «descendante» (de l’État républicain, qui définit l’action à mener), la démocratie agit en logique «ascendante». Illustration par la politique d’aide à la jeunesse. Construire une critique offensive Abraham Franssen propose de sortir de la posture de critique défensive de «l’État social actif», qui est aussi de nostalgie à l’égard d’un supposé et fantasmé «âge d’or» de «l’État social» (tout court !). Pour cela, il faut passer du travail sur autrui au travail avec autrui. De ce point de vue, l’attention est attirée sur le fait que la contractualisation de l’action sociale est porteuse de potentiel. En particulier, en proximité avec les plus «largués», on peut entrer en co-production des savoirs et de l’action, qui peut être contrepartie à la contractualisation. Enfin, en conclusion, Thierry Jacques ramasse les principaux éléments des différents contributeurs, qui disent quelle est la marge de manœuvre à disposition. Car il existe bien une marge pour l’action.