Retour aux articles →

De l’antiracisme des “Blancs”

L’antiracisme européen a été longtemps porté par des humanistes « blancs » et des Juifs universalistes. Mais aujourd’hui, les minorités issues de la colonisation et de l’immigration du travail sont devenues majeures. Ce qui pose des questions politiques inédites au mouvement antiraciste.

Pour titrer cet article, je n’ai pas résisté au plaisir potache de reprendre le concept à la mode de « racisme anti-blanc » et d’en mélanger les termes. Cette expression laisse entendre qu’aucun groupe humain n’est vacciné contre le racisme puisque, à leur tour, les Noirs et les Arabes peuvent retourner celui dont ils font l’objet vers le groupe d’où il provient. Les uns et les autres sont ainsi renvoyés dos à dos : les Noirs peuvent être racistes vis-à-vis des Blancs de la même manière que les Blancs le sont vis-à-vis des Noirs[1.Pour quelques définitions terminologiques, voir « Questions de terminologie », ci-dessus.]. Oui, c’est bien possible. Des insultes et des actes de violence se manifestent dans toutes les directions. Mais ces « délits de haine » ne sont qu’une partie, et sans doute pas la principale, de la violence raciste. Sans argumenter ici, j’adhère à l’analyse que nos sociétés sont structurées par une hiérarchie « raciale »[2.Ibidem.], qui vient recouper la hiérarchie sociale et de genre. Dans toutes les sociétés désormais multiculturelles, les différents groupes ethnoculturels perçus comme « raciaux » sont assignés à des positions particulières. Celles-ci peuvent être dominantes, subalternes ou intermédiaires. Ce racisme structurel n’a pas besoin pour fonctionner de recourir aux délits de haine. Il constitue pourtant une violence sociale, exactement comme l’exploitation du salariat qui n’empêche pas les patrons d’être généreux avec les enfants du personnel. En conséquence, s’il peut y avoir des insultes, des coups et blessures dans tous les sens, les discriminations structurelles, elles, ne fonctionnent que dans un seul sens. Ainsi, il est vain de comparer le nombre d’actes islamophobes avec celui des actes antisémites. Car s’ils restent les victimes potentielles de délits de haine, les Juifs échappent presque totalement aujourd’hui aux discriminations qui pèsent massivement sur les musulmans ainsi que sur les personnes d’ascendance africaine et sur les Roms.

Il n’y a pas d’antiracisme s’il ne s’attaque pas aux discriminations structurelles. Se limiter aux délits de haine, à coup de campagnes publicitaires et d’exhortations à la tolérance et à l’ouverture d’esprit vis-à-vis de « l’Autre », c’est ne pas voir que le racisme n’est pas le produit d’une infirmité morale, mais la forme que prend la défense des privilèges « raciaux » des Blancs. Ce pseudo-antiracisme déclaratif peut très bien accompagner un renforcement du racisme structurel, comme en témoigne le raidissement que connaît actuellement la France à l’endroit des musulmans. Si toute la société est concernée par le racisme et l’antiracisme (chacun-e peut trouver plaisirs et avantages à vivre dans une société plus ou moins « racialement » égalitaire), on va proférer une banalité : le racisme a un impact beaucoup plus fort sur les « non-Blancs » qui en sont collectivement victimes que sur les « Blancs » qui en sont collectivement bénéficiaires. Si l’objectif est bien l’égalité en droit et en dignité, celle-ci commence par la maîtrise de son chemin d’émancipation : quand toute la société vous définit comme non-blanc et vous indique où est votre place, on ne mendie pas ses droits, on ne demande pas la permission de lutter et on ne cherche pas à ressembler aux Blancs. Comme dans les luttes sociales classiques et dans les luttes féministes, les groupes dominés doivent d’abord s’organiser en comptant sur leurs propres forces et leurs propres ressources culturelles et symboliques. Comme ce sont eux qui subissent le poids des discriminations, la définition des priorités et des rythmes de cette lutte leur appartient. Bref : « Ne me libère pas, je m’en charge ».

Identité musulmane, identité postcoloniale

Mais pour que les « non-Blancs » puissent s’imposer comme acteur collectif, il y a du chemin. Si la société produit organiquement de la différenciation sociale et statutaire selon plusieurs axes, elle n’unifie pas automatiquement ceux-celles qu’elle discrimine. Pour cela, on doit en passer par une construction politique, fruit d’une démarche consciente. À la base, la concurrence « raciale » ne s’opère pas uniquement entre « Blancs » et « non-Blancs ». Elle peut même être plus vive entre groupes qui occupent des positions à peu près identiques dans la pyramide « raciale » et se trouvent en concurrence directe. Entre Turcs et Kurdes, Turcs et Arméniens, Algériens arabophones et kabyles, Congolais et Rwandais, Marocains et subsahariens, Marocains et Algériens, Sénégalais du Nord ou de la Casamance, Pakistanais et Bangladeshis…, certains contentieux des pays d’origine se sont naturellement transposés dans les diasporas européennes, débouchant sur une myriade de groupes ethniques rivaux. Le problème s’apparente alors à celui qu’a connu le mouvement ouvrier au XIXe siècle. À ce moment-là, le syndicalisme est encore strictement corporatiste, et il ne vient à l’idée de personne que les ouvriers du textile pourraient avoir les mêmes intérêts que les employés de banque. Ce n’est pas Marx qui a unifié le prolétariat, mais la généralisation du rapport salarial. À partir de là, un mouvement social a pu se construire pour que la « classe en soi » devienne aussi « classe pour soi » en ajoutant la conscience à l’existence. Cette démarche – qui déduit la lutte contre une domination de son évidence – est-elle transposable telle quelle du terrain social au terrain « racial » ? Sadri Khiari, du Parti des Indigènes de la République (PIR, France), le suggère avec le concept de « race sociale »[3.Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, La Fabrique, 2009.]. S’il y a bien des similitudes, comme avec le mouvement des femmes, il manque… l’évidence. Dans ce qui peut unifier les divers groupes qui se retrouvent aux étages inférieurs de la pyramide « raciale », il n’y a rien d’équivalent à la précision juridique du contrat de travail. L’inspiration américaine du courant décolonial européen, avec Malcolm X comme figure de proue, met aussi le doigt sur une difficulté : le mouvement afro-américain était celui d’une seule « race » bien délimitée dont les membres partageaient la même identité narrative. Les autres minorités n’étaient pas concernées, elles s’organisèrent séparément[4.Comme les Mexicains-Américains dans les années 1960- 1970 avec le mouvement « chicano » de César Chavez.] et ne partagèrent pas le même destin. Cette absence d’une évidence objective et subjective susceptible d’unifier toutes les minorités issues de l’immigration post-coloniale ne contredit pas l’existence de discriminations structurelles partagées. Simplement, elle fait porter tout le poids d’une mobilisation des victimes sur le volontarisme d’une construction politique, dont le PIR est sans doute la forme la plus ambitieuse. Comme toute organisation politique, celui-ci se dote d’une stratégie (objectifs, alliances, actions). Mais, en plus, il doit produire une narration susceptible d’unifier subjectivement les groupes de la population auxquels il s’adresse. Tâche difficile, peut-être insurmontable, vu le fractionnement identitaire de ces groupes. Sauf que…

Sauf qu’une nouvelle identité narrative surgie de la géopolitique est en passe d’accomplir ce travail : l’identité musulmane. On ne discutera pas ici des raisons de ce vigoureux « retour du religieux » là où les adeptes de l’histoire linéaire se seraient plutôt attendus à l’inverse dans le cadre de sociétés européennes très largement sécularisées[5.J’ai abordé cette question dans mon essai Le rejet français de l’islam, PUF, 2012.]. On l’a vu : cette unification subjective est ce qui rend possible la lutte collective des personnes qui font l’objet des mêmes discriminations structurelles. Mais le fait que cette unification se fasse par le truchement d’une idéologie religieuse porteuse d’une vision du monde totalisante produit évidemment des effets autres que ceux d’une idéologie strictement politique : 1. Cette unification laisse de côté les populations qui ont d’autres références religieuses, comme les Roms, les personnes issues des Antilles, d’Afrique centrale et orientale, d’Amérique latine, d’Asie (hors Moyen-Orient), d’Europe de l’Est. 2. Une idéologie religieuse ne porte jamais en tant que telle un discours d’émancipation. C’est même parfois l’inverse : elle peut aussi aider à supporter l’insupportable sans se révolter. Et elle peut aussi promouvoir d’autres formes « accessoires » de domination, celles-ci étant déduites de prescriptions religieuses. Ainsi, en conséquence, dans de nombreux États européens, on assiste à l’émergence d’un mouvement social musulman qui pourrait déboucher sur la constitution d’un véritable « pilier »[6.Le concept de « pilier », inconnu en France, est très courant dans les sociétés consociatives (Belgique, Pays- Bas, Autriche…) où il désigne des structurations de la société civile autour d’une idéologie de nature politique ou philosophique.] (écoles, sociétés de secours mutuel, clubs sportifs et culturels, entreprises, voire partis et syndicats). Cette émergence est portée « de l’intérieur » par la mobilisation d’une identité narrative musulmane comme outil de résistance symbolique à la domination, et renforcée « de l’extérieur » par l’assignation identitaire des nouvelles classes dangereuses aux « musulmans » qui est opérée par le discours de la nouvelle laïcité, aujourd’hui partagé en France par la majeure partie du spectre politique. Cette singularité religieuse est en même temps la force et la faiblesse de ce mouvement. Force : elle s’adosse à une conception du monde qui a produit (et produit toujours) un corps de références solides et enracinées, source de fierté et d’estime de soi au regard des incertitudes existentielles de la société dominante. Faiblesse : elle charrie des affirmations normatives générales qui prennent la société à rebrousse-poil et mettent en péril la constitution d’alliances, précipitant ce qui est peut-être une deuxième crise de l’antiracisme.

La deuxième crise de l’antiracisme

La première crise de l’antiracisme surgit dans les années 1990 quand des personnes issues des minorités racisées prennent la parole et contestent l’universalisme assimilateur de l’antiracisme officiel élaboré en leur absence au lendemain de la Libération. Cette prise de parole, qui aujourd’hui prend surtout la forme d’une affirmation décomplexée de l’identité musulmane, va provoquer en retour une crispation du discours dominant autour du thème de la laïcité. À partir de là, deux orientations s’affirmant antiracistes vont violemment s’opposer. Dans les rangs de l’antiracisme traditionnel « blanc », seule une minorité a reconnu la légitimité de cette quête de dignité qui heurte pourtant souvent ses propres conceptions de l’émancipation (notamment vis-à-vis des dogmes religieux et des relations H/F). Cette minorité est en rupture avec l’invocation républicaine rituelle et sa vieille propension au despotisme éclairé. D’inspiration philosophique libérale (ou libertaire), elle considère que l’État n’est pas là pour interdire et refouler, mais pour permettre à chacun-e de s’épanouir dans la société selon ses propres conceptions de la vie bonne. Or, cette alliance, encore embryonnaire et très fragile, mais indispensable si l’on souhaite pouvoir inverser le rapport de forces en faveur d’une plus grande égalité, est en ce moment mise en péril.

Car cette gauche libertaire est aussi en flèche pour défendre les droits d’autres groupes discriminés : les homosexuel‑le‑s, les trans, les prostitué-e‑s. Elle s’est mobilisée pour défendre le droit à l’avortement là où il est mis en cause comme en Espagne. En matière de drogues, elle est sensible à l’argumentaire antiprohibitionniste qui, pour ses adversaires, n’est rien d’autre qu’une forme d’incitation à la débauche. Et elle est en première ligne pour contester les stéréotypes de genre, forme d’assignation identitaire des femmes et des hommes qui, pour elle, s’apparente à celle qui pèse sur les minorités racisées. Ces engagements heurtent la conception traditionnelle conservatrice de la famille et de la différence des sexes qui prévaut dans la culture musulmane comme dans tous les courants d’inspiration religieuse[7.Le lecteur « blanc » moyen sera sans doute conforté ici dans sa perception d’un islam foncièrement réactionnaire. Qu’il prenne d’abord acte de ce que, comme tous les groupes dominés, les musulmans ont besoin de sanctuaires pour se mettre à l’abri et reprendre des forces. À côté du quartier et de la vie communautaire, la famille reste l’espace ultime de la solidarité et du lien social. Elle doit donc être protégée, alors que sa déstructuration est plutôt vécue comme une libération par les jeunes urbains « blancs ». Confirmation que l’émancipation est bien un processus complexe dont le chemin imprévisible est tout sauf rectiligne.]. Toutes ces questions dites « de société » ont donné lieu à d’importantes mobilisations pour ou contre. En France, de nombreuses associations musulmanes parmi les plus légitimes, comme l’UOIF et l’UAM 93[8.L’Union des organisations islamiques de France est la principale association musulmane de France. Elle est réputée faire partie de la mouvance des Frères musulmans. L’Union de associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (93) fédère toutes les associations dans le département de la région parisienne où la présence musulmane est la plus forte.] , ont mobilisé contre le « mariage pour tous » et contre la prétendue « théorie du genre ». Dans ces mobilisations, elles se sont retrouvées aux côtés de leurs pires ennemis. Car si la gauche socialiste n’est pas innocente de la montée de l’islamophobie, ce n’est encore rien à côté de ce que préconisent la droite (UMP) ou l’extrême droite (FN), bien présentes dans les mobilisations où des notables musulmans ont défilé au coude à coude avec d’indiscutables racistes. Ce « renversement » a déjà laissé des traces[9.Il a notamment ouvert la voie à une opération de récupération perverse menée par Alain Soral et son courant « Égalité et réconciliation » dont la devise – « Gauche du travail, droite des valeurs » – aurait bien pu rencontrer un écho massif auprès des classes populaires musulmanes si la prétendue « droite (blanche) des valeurs » n’était pas aussi fondamentalement pénétrée de l’existence d’une hiérarchie naturelle des « races ».]. Certain-e-s, du côté de la gauche libertaire « blanche », ne pardonnent pas à leurs alliés musulmans de ne pas se mobiliser en faveur d’autres minorités privées de leurs droits fondamentaux. Ceux-celles qui misaient sur l’idée confortable d’une convergence naturelle des luttes en sont pour leurs frais : les mouvements sociaux défendent chacun des intérêts particuliers qui peuvent, dans certains cas, effectivement converger, dans d’autres être parfaitement contradictoires. C’est au niveau de l’instance politique qu’il faut veiller à articuler certains de ces intérêts dans un projet d’ensemble à proposer à la société.

Or, le « mouvement social musulman » en gestation n’a pas un tel projet dans son cahier des charges et, pas plus qu’à aucun autre mouvement social, il ne faut le lui demander. Il se distingue aussi d’un mouvement social qui serait représentatif de toutes les minorités racisées. Un tel mouvement – qui n’existe pas, ou pas encore – ne pourrait se donner qu’un seul objectif : l’égalité « raciale » au sein de la société. Tandis qu’un mouvement musulman fortement identitaire pourrait prendre acte qu’un tel objectif est inatteignable à court ou moyen terme et promouvoir un plan B : celui du développement séparé, où le social, le scolaire, l’économique et le politique viendraient s’ajouter au religieux et au territorial. Si cette orientation, dont les prémisses peuvent déjà être constatées à de nombreux endroits, en France comme en Belgique[10.Notamment via la multiplication de projets d’écoles musulmanes, qui rencontrent du succès même auprès de parents peu suspects de fondamentalisme religieux.], devait finir par s’imposer, ce ne serait que le résultat parfaitement prévisible de ce « communautarisme majoritaire » dont la République française présente aujourd’hui la caricature la plus aboutie en Europe. Il n’y a qu’une alternative pensable au développement des communautarismes en miroir : une société inclusive assumant sa multiculturalité de fait et permettant son inscription à tous les étages de la vie sociale, dans le respect du principe d’égalité et des droits humains. Mais, dans des sociétés polarisées entre « Blancs » et « non-Blancs », existe-t-il aujourd’hui une majorité de la population pour le désirer ? On peut en douter.

Déconstruire l’identité blanche

Pour réaliser le plan B du développement séparé, il suffit que son évidence s’impose au sein de la population musulmane. Pour réaliser le plan A d’une société inclusive égalitaire, il faut pouvoir inverser le rapport de forces global. Pour cela, une stratégie articulant autonomie et convergence est indispensable[11. »Un mouvement antiraciste doit pouvoir s’appuyer sur deux jambes : – un mouvement autonome des personnes “racisées“ qui (…) puisse assurer que la parole et les préoccupations d’une population particulièrement discriminée ne seront pas étouffées ; – un mouvement généraliste qui devra refléter la prise en compte de la lutte contre les discriminations ethnoculturelles à l’intérieur d’un champ plus large de luttes pour l’égalité. Cela implique aussi que ce mouvement généraliste se soit lui-même ouvert à la diversité des composantes de la société d’aujourd’hui. » Henri Goldman, « 9 thèses pour un antiracisme de convergence » in Tayush, Les défis du pluriel, Couleur livres, 2014.]. Pour qu’une lutte antiraciste puisse engranger des victoires, une partie importante de la population « blanche » doit basculer. Ce qui nous renvoie, après quelques détours, à l’intitulé de cet article. Car si on considère que le racisme n’est pas une infirmité morale qui pourrait être guérie par la seule vertu de l’éducation, si on pense qu’il est, dans sa dimension structurelle, la forme que prend la défense des intérêts raciaux collectifs des « Blancs », on peut légitimement se demander pour quelles raisons ceux-ci abandonneraient des privilèges de leur plein gré. Je ne vois qu’une piste : il faut déconstruire le bloc majoritaire « blanc » qui est non seulement une construction sociale, mais aussi (en particulier en France) une construction idéologique indissociable de la mythologie nationale. Tous les Blancs ne le sont pas au même titre. Même si elles ne l’ont toujours pas intégré dans leur roman national, les sociétés européennes sont bien le produit de vagues migratoires ininterrompues. Entre les « non-Blancs » issus de l’immigration coloniale ou descendants de travailleurs immigrés importés et les nationaux de vieille souche, il y a toute une gamme d’intermédiaires qui habitent dans des quartiers intermédiaires, fréquentent des établissements scolaires et des associations intermédiaires, occupent des positions sociales intermédiaires, nouent des relations intermédiaires, en franchissant souvent la distance courte qui les sépare des groupes intégralement dominés dont ils-elles peuvent alors se rapprocher émotionnellement.

Ce bloc intermédiaire que la violence de l’idéologie assimilatrice fait disparaître sous l’abstraction républicaine constitue aujourd’hui la cible privilégiée du recrutement de la droite nationale- populiste. Les Blancs « de pure souche » étant définitivement minoritaires, le Front national et ses semblables européens font miroiter aux Blancs subalternes que leur privilège d’être des Blancs est tout ce qui leur reste pour conserver leur supériorité statutaire sur les non-Blancs. Tous les enjeux politiques du jour concernent justement ces Blancs subalternes qu’il importe de gagner au projet d’une société égalitaire et antiraciste. Cela ne passera pas principalement par un jeu d’alliances entre gauches radicales « blanches » ou « non blanches » marginales des deux côtés de la frontière raciale, même si cela peut être utile[12.Ainsi, le PIR propose la constitution de trois fronts : contre la violence policière en prison, contre l’islamophobie, contre le sionisme. Mais il précise que, pour ne pas trop édulcorer la nécessaire radicalité, il ne s’adresse pas aux courants situés à la droite des Verts. http://indigenes-republique.fr.], mais par des évolutions significatives au sein de ce que d’aucuns nomment le « champ politique blanc ». À mes yeux, cette appellation est impropre. Les « Blancs » n’ont pas besoin, au contraire des « non-Blancs », de se protéger par la délimitation d’un espace spécifique, puisqu’ils sont dominants. Il vaudrait mieux parler d’un « champ politique sous domination blanche ». Cette domination doit pouvoir être dépassée. Si l’objectif est bien d’abolir la domination raciale (et les autres formes de domination) dans la société, il faut bien commencer quelque part, en investissant des territoires sociaux intermédiaires et en y expérimentant un fonctionnement sans domination. Ces territoires sociaux ne doivent pas être ceux où le clivage racial est le plus fort. Au contraire : il faut viser les espaces de moindre résistance – sections syndicales d’entreprise, comités d’habitants, associations culturelles et sportives, associations de parents d’élèves, associations de commerçants, voire sections de base des partis politiques… – pour les métisser et y créer de la connivence émotionnelle par-delà la fracture raciale qui peut alors s’atténuer ou se déplacer. Ceci ne contredit nullement la nécessité de préserver tout au long du processus l’autonomie d’un « champ politique non blanc » et de la faire reconnaître. Là aussi, l’expérience du mouvement des femmes est instructive. Ne nous faisons pas d’illusion. Si le combat antiraciste est tellement important – pour lui-même et pour ce qu’il signifie dans la construction d’une société authentiquement égalitaire –, il ne pourra être gagné sans le concours d’une part importante des couches populaires « blanches ». Et celles-ci ne rallieront ce combat que dans la mesure où les réalités sociales qu’elles vivent pourront témoigner de la supériorité de la démarche inclusive égalitaire, seule susceptible d’apaiser leurs angoisses alimentées par la paranoïa ambiante.

Questions de terminologie

Cet article a recours à des termes courants en anglais mais qui heurtent dans l’aire antiraciste francophone. « Arabe » ou « Juif », ça passe. « Noir », plus difficilement. En langage politiquement correct, on qualifiera plutôt les Africains non arabes de « subsahariens ». « Blanc », ça ne passe pas. Et surtout pas l’opposition « blanc-noir » qui évoque la pire imagerie coloniale. En fait, ce qui révulse, c’est tout ce qui peut évoquer l’existence de « races », le racisme biologique ayant été définitivement disqualifié par les crimes qui ont été perpétrés en son nom Certains ont même imaginé pouvoir se débarrasser du problème en bannissant le mot comme l’avait proposé le candidat François Hollande à propos de l’article 1er de la Constitution française qui stipule : « La France (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». On se heurte alors à une difficulté : comment parler de « racisme » s’il n’y a plus de races ? Or, là-dessus, tout le monde semble s’accorder : le racisme se porte toujours très bien. S’il n’y a pas de races au regard de la biologie, les personnes qu’il cible sont bien « racisées », c’est-à-dire considérées comme si elles constituaient une race, soit un groupe porteur de caractéristiques irréductibles justifiant (version hard) les agressions et les insultes ou (version soft) les discriminations. Ces « groupes racisés » sont agencés dans une pyramide « raciale » qui se superpose à la pyramide sociale. Aujourd’hui, celle-ci ne se déduit plus de différences biologiques inexistantes, mais de distinctions culturelles ou religieuses considérées comme irréductibles. Les « Blancs » y occupent les étages supérieurs. Il s’agit toujours d’une construction sociale et idéologique qui opère dans une société particulière et à une époque donnée. Ce groupe – comme celui des « non-Blancs » – se reconfigure en permanence. Ainsi, les Juifs font (pour le moment) partie des Blancs selon la perception qui prévaut. Ce n’était évidemment pas le cas il y a un siècle et ça peut à nouveau changer demain. Pareil pour les Irlandais aux États-Unis à la même époque, quand les « Wasp » (White Anglo- Saxon Protestants) monopolisaient les positions de pouvoir. Des personnes font ainsi l’objet d’une forme d’assignation sociale : tu es musulman – ou juif, noir, rom… – non intrinsèquement, mais parce que je te désigne comme tel. Il s’agit d’un stigmate qui peut ensuite être retourné et mobilisé en identité positive par les groupes visés.