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Des « hommes contre »

Se connaissaient-ils? Je n’en suis pas certain mais il n’est pas improbable que ces «deux hommes contre» se soient croisés sur les chemins de la révolte qui ont jalonné la deuxième moitié du XXe~siècle. Frans Buyens, le cinéaste/militant (80 ans), Pierre Le Grève, l’enseignant/militant (88) qui avaient placé leur vie sous le signe de l’indignation sont morts au cours de cet été. Sans doute plus reconnue à l’étranger qu’en Belgique La presse francophone est restée quasi muette sur la disparition de Frans Buyens (le 26 mai 2004) et la RTBF qui avait pourtant coproduit plusieurs de ses films n’ a pas jugé bon de lui rendre hommage en rediffusant l’une des ses œuvres essentielles qu’elle possède cependant dans ses archives , l’œuvre de Frans Buyens doit être redécouverte. Cinéaste et écrivain, Frans passe sans cesse du documentaire à la fiction. Mais il est avant tout un cinéaste du réel, un homme engagé dont l’œuvre ne peut séparer l’avenir de la mémoire. Les camps de déportation, la résistance, l’antifascisme sont au coeur de son œuvre. Avec sa compagne Lydia Chagoll, cinéaste et écrivain, elle aussi, ils avaient réalisés de nombreux films. L’un des plus importants reste «Savoir pourquoi» (1997): neuf heures de films qui associent analyses et témoignages, rigueur et générosité dans une écriture cinématographique à la fois originale, simple et exigeante pour aboutir à une mise à nu exceptionnelle du totalitarisme nazi. À propos de l’Allemagne de l’Est ou de la grève de 1960-61, Frans Buyens filme, témoigne, combat…et fait acte de créateur. Car chez Frans Buyens la création est inséparable de l’engagement. Le grand peintre et graveur Frans Masereel à qui il dédie plusieurs films incarne parfaitement ce croisement de la politique et de l’art. Le 26 mai dernier, alors que l’on venait de célébrer son quatre-vingtième anniversaire et de saluer une œuvre fertile, Frans Buyens a choisi de mourir en pleine lucidité ne voulant pas continuer à vivre en la perdant. Lui qui avait consacré l’un des ses plus beaux films de fiction autobioraphique à la mort voulue et assistée de sa mère «Moins morte que les autres» qui est aussi le titre d’un récit de Frans Buyens publié en français aux EPO (1997). On peut également trouver chez le même éditeur la traduction française de ses souvenirs de jeunesse «Un garçon de Foort» ( 2000). À tout réfléchir, Frans Buyens avait certainement rencontré Pierre Le Grève. Pourquoi pas à l’occasion du film qu’il avait consacré, en 1963, à Ernest Mandel, économiste mais aussi responsable à l’époque de la gauche socialiste et surtout dirigeant trotskyste? Pierre Le Grève fut trotskyste de la première à sa dernière heure même si, à la fin des années septante, il prit ses distances avec une organisation qu’il trouvait trop doctrinaire On peut lire ses Souvenirs d’un marxiste antistalinien, La Pensée Universelle, Paris, 1997. Pierre Le Grève est décédé le 1er août 2004 dans un même silence médiatique. Militant et responsable syndical (CGSP Enseignement), député d’un cartel inédit qui rassemblait les communistes et la gauche socialiste en 1965, Pierre Le Grève restera d’abord comme le militant anticolonialiste par excellence. Il prit notamment une part déterminante dans la solidarité active (officielle et clandestine) avec la révolution algérienne, s’occupant dès le début de la guerre des réseaux d’aide au FLN. Dans les années soixante à l’Athénée d’Ixelles on l’appelait «le vieux maître»: était-ce lui-même, était-ce nous qui l’avions ainsi surnommé? Peu importe, l’expression s’imposait car Pierre Le Grève, philosophe de formation, était aussi un enseignant anticonformiste (et parfois irascible!), pédagogue passionné et passionnant qui, dans les années soixante et septante, initia des générations d’adolescents à Kant…et à l’engagement politique.