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Développement : entre vraisemblance et utopie

En réaction aux récentes crises qui ont secoué le monde, les interrogations se font persistantes sur le modèle économique actuel. Des notions comme la décroissance, le développement durable ou l’économie sociale solidaire tentent, à leur manière, de fournir des pistes pour une alternative au modèle de développement capitaliste. Mais rien n’est simple et les questions ne manquent pas.

Si l’on entend par « développement » l’amélioration des conditions matérielles et sociales de vie des humains sur la Terre, force est de constater que les politiques mises en œuvre depuis soixante ans, par des États nationaux aussi bien que par des organisations internationales, n’ont pas donné des résultats très convaincants : dans l’ensemble, les inégalités relatives entre les nations les plus riches et les plus pauvres ont grandi considérablement. S’y est-on mal pris ? Pourquoi a-t-on obtenu les résultats inverses de ceux que l’on prétendait atteindre ? Et comment faudrait-il s’y prendre à l’avenir ? Examinons brièvement ces trois questions.

S’y est-on mal pris ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États nationaux et les organisations internationales ont voulu résoudre le problème des inégalités de développement en appliquant dans les pays du Sud les modèles qui avaient fait leurs preuves dans ceux du Nord. Quatre modèles ont ainsi été mis en œuvre : celui de la modernisation nationale (qui avait bien réussi en Europe occidentale et plus tard au Japon), celui de la révolution communiste (qui semblait alors réussir en Russie et en Europe centrale), celui de la compétition néolibérale (qui triomphait en Europe occidentale et en Amérique du Nord) et celui du socialisme démocratique (qui avait fait la prospérité des pays de l’Europe scandinave). Chacun de ces modèles suivait une des voies possibles de l’industrialisation : soit la voie capitaliste, soit la voie socialiste ; en s’appuyant soit sur l’État, soit sur un acteur de la société civile. Toutes les tentatives de développement qui ont été menées dans les pays du Sud depuis soixante ans (et même depuis un siècle) ont pris pour guide l’un ou l’autre de ces quatre modèles, ou bien des formes de combinaison entre eux.

Pourquoi les résultats ont-ils été si décevants ?

La question est très complexe car chaque cas est particulier et beaucoup de facteurs interviennent. Cependant, quel que soit le modèle préféré des dirigeants politiques en place, les résultats ont rarement été convaincants, même s’ils ont laissé des traces durables. Dès les années 1950-1960, beaucoup de pays ont ainsi expérimenté, sous la férule d’États forts, voire autoritaires, la voie du capitalisme nationaliste modernisateur (l’Inde, l’Égypte, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Corée du Sud, Taïwan…) ; d’autres, celle du socialisme révolutionnaire (Cuba, Chili, Nicaragua, Algérie, Cambodge, Vietnam, Burkina Faso, Angola…) ; mais ces tentatives ont vite montré leurs limites : endettement excessif, corruption, incompétence, instabilité politique, coups d’État… Plus tard, à partir des années 1980-1990, la voie du capitalisme néolibéral a été imposée ou choisie presque partout (aussi bien en Amérique latine qu’en Asie et en Afrique) ; mais les coûts (sociaux, écologiques, économiques, culturels) de ce modèle l’ont, le plus souvent, rendu inefficace, voire inapplicable. Le modèle du socialisme démocratique est alors revenu à la mode, surtout en Amérique latine (au Venezuela, en Bolivie, au Brésil, en Équateur, au Nicaragua…) ; ces tentatives sont toujours en cours et il est donc trop tôt pour les évaluer.

L’utopie pourrait être celle de l’économie autogestionnaire (ou sociale solidaire), à condition qu’elle ne se limite pas à être « une économie pauvre pour les pauvres » et qu’elle s’inscrive dans un projet politique.

Parmi les nombreuses raisons qui devraient être invoquées pour expliquer les difficultés rencontrées par les dirigeants politiques et économiques, j’en retiendrai trois qui me paraissent assez généralisables. D’abord, aussi bien dans les pays du Sud que dans ceux du Nord, les acteurs dirigeants, tant publics que privés, qui se sont inspirés de ces modèles, les ont, le plus souvent, « idéologisés » : ils ont beaucoup parlé de développement mais en ont fait fort peu ; ils s’en sont davantage servis comme discours légitimateur que comme véritables guides pour orienter leur gestion ; ils ont essayé de faire croire à leurs citoyens qu’ils cherchaient à promouvoir l’intérêt général, alors qu’ils s’occupaient surtout de poursuivre leurs intérêts particuliers ; ils ont ainsi dévoyé les modèles de leurs finalités proclamées. Ensuite, ils se sont sabotés réciproquement : chaque fois qu’un acteur voulait vraiment mettre en œuvre l’un ou l’autre de ces modèles dans l’un ou l’autre pays, il s’en est trouvé d’autres, au-dedans comme au-dehors, qui ont cherché à faire échouer sa tentative. Enfin, quoi qu’ils en disent, les pays les plus développés n’ont le plus souvent aucun intérêt à voir se développer ceux qui le sont moins, et donc les en ont généralement empêchés. En conséquence, jusqu’à présent, dans leur grande majorité – à quelques exceptions près, mais non des moindres –, les acteurs du Sud qui ont dit vouloir faire, ou essayé vraiment de faire du développement, ont rarement été assez forts ou assez honnêtes (ou les deux), pour surmonter ces trois obstacles majeurs. Ce sont donc moins les modèles en eux-mêmes qui doivent être incriminés que les acteurs, tant au Sud qu’au Nord, qui s’en sont inspirés et ont prétendu les mettre en œuvre.

Comment faudrait-il s’y prendre à l’avenir ?

Le diagnostic ci-dessus débouche sur une impasse désespérante : en effet, avec les humains tels qu’ils sont, il n’y a aucune raison que les choses changent à l’avenir. Il me semble très irréaliste d’espérer que les collectivités humaines, qui se livrent à une compétition effrénée depuis des millénaires, comprennent tout à coup que celle-ci les a presque toujours entraînées, d’une part, dans une impitoyable logique de guerre et, d’autre part, dans une logique de croissance parfois plus destructrice que créatrice. Mais ne désespérons pas : rien n’est impossible et d’ailleurs, point n’est besoin, paraît-il, d’espérer pour entreprendre ! Cependant, si les raisons énoncées plus haut pour expliquer les piètres résultats sont bien réelles, alors, il faudra imposer le développement à tous ceux qui n’en veulent pas (même s’ils disent le contraire) ! Et pour y parvenir, il faudra construire patiemment une force sociale et politique capable de mobiliser assez d’énergie, et fondée sur une utopie crédible du développement. Quelles pourraient être cette utopie et cette force ? L’utopie pourrait être celle de l’économie autogestionnaire (ou sociale solidaire), à condition qu’elle ne se limite pas à être « une économie pauvre pour les pauvres » et qu’elle s’inscrive dans un projet politique. En effet, cette économie peut constituer un mode de production alternatif au capitalisme néolibéral mondialisé, à condition qu’elle devienne capable, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, de rivaliser avec lui sur son propre terrain, sans cependant engendrer les mêmes coûts sociaux, écologiques et culturels. Le défi est donc énorme. Pour qu’il y ait quelque chance de réussir, il faut que les acteurs engagés dans cette voie obtiennent le soutien politique des États et des organisations internationales, sans quoi, soit ils ne seront pas compétitifs, soit ils reproduiront les mêmes effets négatifs. Cette utopie ne pourra donc devenir efficace que si elle s’inscrit dans un projet plus large, celui d’un développement éthique et durable. Un tel modèle suppose évidemment un contrôle de la compétition (économique et internationale) par la volonté politique des États, ce qui implique, notamment, une régulation de la croissance économique, de l’innovation technologique et de l’évolution démographique. Et cela, sans retomber dans les excès de bureaucratie des régimes communistes ! La force pourrait être celle du mouvement altermondialiste, à condition qu’il parvienne à proposer un projet alternatif clair et mobilisateur et qu’il surmonte ses divisions internes. Et, là aussi, le défi à relever est considérable ! Son utopie pourrait être celle dont je viens de parler à condition que les nombreuses tendances qui composent aujourd’hui le mouvement altermondialiste parviennent à se mettre d’accord entre elles pour le soutenir, ce qui est loin d’être évident. En outre, il est essentiel que ce mouvement surmonte ses fortes réticences envers son organisation interne : qu’il se donne des finalités, des normes de fonctionnement, des ressources, des stratégies de lutte et… une autorité qui en soit garante. Il est essentiel, pour construire cette force, de bénéficier de l’appui du « vieux syndicalisme » européen – celui qui a su, par la mobilisation sociale, donner au capitalisme un visage plus humain grâce à l’État Providence. Mais cette alliance suppose un gros effort de réforme de part et d’autre, car la collaboration entre les forces de l’ancien monde et celles du nouveau est loin d’être facile aujourd’hui. En outre, il importe aussi de fédérer dans cette force de nombreux mouvements sociaux actuellement dispersés et trop faibles : les consommateurs, les femmes, les écologistes, les exclus, les défenseurs des droits humains… Bref, nous avons du pain sur la planche. Mais rappelons-nous que le mouvement ouvrier a mis un siècle et demi pour trouver son chemin et imposer ses exigences !