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Du bon usage de Courbet

Le numéro 80 de Politique avait choisi un extrait du célèbre tableau de Gustave Courbet L’Origine du monde pour illustrer en couverture son dossier sur la liberté sexuelle. Les réactions n’ont pas manqué, au sein de la rédaction comme du côté de nos lecteurs-trices. En voici quelques échantillons : radicalement contre (Nadine Plateau), totalement pour (Joanne clotuche, coordinatrice du dossier) ; entre les deux, un avis curieux et nuancé (Irène Kaufer). Lire aussi la chronique Rimages d’Hugues Le Paige

Non vraiment, la révolution sexuelle reste à faire…

> Nadine Plateau Nadine Plateau est présidente de la Commission enseignement du Conseil des femmes francophones de Belgique Pauvre Courbet ! Voilà son Origine du monde tronquée (il manque une partie du tableau), dénaturée (la reproduction s’étant substituée à l’œuvre d’art), et dévoyée (de l’espace du musée vers celui de la rue). Quel qu’ait été l’objectif de Politique en faisant ces choix, le fait est qu’il sacrifie au spectaculaire facile car comme chacun-e sait, « le cul » en particulier des femmes, s’avère dans notre société une recette éprouvée pour vendre. Mais plus inquiétant que ces basses considérations matérielles, Politique perpétue la vision de Courbet, c’est-à-dire le regard d’un peintre dans la grande tradition occidentale du nu. Le mâle gaze, comme on l’a appelé, est le produit d’une formidable machinerie visuelle en marche depuis la Renaissance qui construit la femme en objet du désir pour l’homme et qui va tenter de manière obsessionnelle d’en percer le secret pour la comprendre et la maîtriser. À cet égard, qu’elle soit médicale ou pornographique, la production d’images témoigne abondamment de la même volonté de maîtrise qui régit le voyeurisme. En zoomant sur le « sexe » du tableau de Courbet, Politique s’inscrit dans cette tradition, ce qui lui permet de s’en approprier la force de frappe et de jouer sur la popularité dont elle jouit pour rappeler, au cas où nous l’aurions oublié, que la femme est le sexe et que sa signification ultime est d’être pénétrée. Suffit-il alors d’apposer un texte pour proposer une nouvelle lecture ? Les mots « Sexualité : des chaînes à briser » infirment-ils le message de l’image ? Si briser les chaînes pour libérer la sexualité s’illustre comme ici par un con de femme ouvert à tous, alors je crains que nous ne fassions que reproduire un effet pervers de la libération sexuelle des années 60, à savoir d’avoir mis à la disposition des hommes plus de femmes et de corps de femmes que jamais. Auparavant, certaines appartenaient individuellement à certains, par contre depuis les années 60 dans notre société, elles appartiennent collectivement, du moins potentiellement, à chaque homme. De même, le sexe du modèle peint par Courbet pour un commanditaire, le diplomate turc Khalil Bay et que Lacan cachait dans sa maison de campagne sous un tableau d’André Masson, est désormais accessible, exposé à toutes et à tous à l’étal du marchand. La couverture de Politique devient alors une parfaite métaphore du dévoiement de la révolution sexuelle : nous en attendions une libération non seulement des carcans puritains mais aussi des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et nous voilà ramené‑e-s au corps féminin objectifié, littéralement obscénifié, soumis au règne marchand dans la lumière aveuglante du pouvoir et du contrôle. Cela ressemble étrangement à un rappel à l’ordre : alors quoi, vous vous croyez libérées ? Mais non, vous êtes juste… un objet sexuel. Et de s’astreindre aux canons de la beauté pour séduire, et de jouer le miroir grossissant de l’ego masculin, afin de rassurer ces hommes exposés aux dangers de la concurrence des femmes. Quelle marge de manœuvre étroite pour celles qui aspirent à la liberté d’être et de paraître quand le séculaire système de domination est ainsi reconduit (inconsciemment ?) par nos ami-e-s progressistes ! Fatema Mernissi[1.Fatema Mernissi, Le harem et l’Occident, Albin Michel, 2001, pp.147-148.] écrivait dans son ouvrage Le harem et l’Occident : «De quelle sorte de révolution avons-nous besoin, pour que l’homme fasse de la femme indépendante son idéal de beauté ?».

De l’art ou du cochon ?

> Irène Kaufer Un gros plan sur un sexe de femme pour illustrer un dossier sur les « libertés sexuelles » : est-ce vraiment de l’art… ou du cochon ? La question mérite au moins d’être posée. Le corps des femmes, de préférence dénudé et parfois privé de tête, sert effectivement à tout et n’importe quoi, à vendre des yaourts, des voitures… et des magazines. Il suffit de voir les médias, plutôt indifférents aux revendications féministes, s’enflammer pour des manifestantes aux seins nus – et encore, les Femen n’ont enlevé que le haut… Mais ici, il ne s’agit pas d’un corps de mannequin photoshopé à mort, mais d’une œuvre d’art longtemps controversée, encore « scandaleuse » dans les années 90 où la police française faisait retirer des vitrines un livre qui l’avait prise pour couverture, une image encore interdite de Facebook. Dans ce sens-là, oui, elle est appropriée à un dossier sur les « libertés sexuelles » ou plutôt sur les interdits qui continuent à corseter les sexualités, même si le choix d’un sexe de femme « offert » a quelque chose de stéréotypé. On attendrait d’ailleurs des hommes un peu plus de révolte sur le thème « et pourquoi mon sexe à moi doit toujours rester caché, je pue ou quoi ? »… Deux critiques quand même. D’abord, sur le recadrage du tableau de Courbet qui, précisément, parce que c’est une œuvre d’art, exige le respect de l’image telle que voulue par l’artiste, avec ses équilibres et sa façon de travailler notre regard. L’autre remarque porte plutôt sur le contenu, et plus particulièrement sur l’absence de l’un des points de vue féministes, celui qui dénonce dans la « libération sexuelle », version patriarcale, une mise à disposition du corps des femmes : les femmes ont désormais le droit de dire « oui »… mais toujours pas celui de dire « non ». Position qu’on peut discuter, certes, mais pas plus que certains des autres textes publiés. Le tableau de Courbet, faisant le rapport entre « liberté » et sexe offert des femmes, aurait pu prendre un tout autre sens. La meilleure réponse à ce genre de polémique a été donnée, je crois, par l’artiste féministe Orlan, qui a répondu à l’art par l’art : elle a représenté un gros plan du bas-ventre d’un homme, dans la même position, dans le même cadre baroque, intitulant son œuvre L’Origine de la guerre. Peut-être une couverture pour un prochain dossier de Politique sur la violence… ? Certes, c’est nettement moins flatteur, mais tout aussi stéréotypé.

Alors, heureuse ?

> Joanne Clotuche Dans l’introduction du dossier, nous nous interrogions sur le fait que la révolution sexuelle n’avait peut-être pas encore eu lieu, que les entraves sociales, culturelles, religieuses, éducatives étaient encore bien présentes. La polémique sur l’utilisation du tableau de Courbet comme couverture de ce numéro tend à prouver que nous ne nous trompions pas. Un corps totalement nu affiché en une d’une revue comme la nôtre a suscité de nombreuses réactions sur l’image de la femme, sur la question du marketing, sur ce que représente la nudité… Même si l’objectif premier de cette couverture n’était pas la polémique, le débat est au cœur de notre revue. En tant que coordinatrice du dossier, j’ai aimé l’idée d’utiliser cette peinture parce que son histoire – elle n’a été montrée au public qu’en 1988, plus de 100 ans après sa création – et encore plus son sujet sont en totale adéquation avec notre dossier. Point de pudibonderie, point de fausse provocation où nous verrions la naissance d’un sein, la pointe d’un mamelon ou la courbure d’une fesse. Non, c’est le sexe d’une femme, image rare dans la presse ou les médias grand public, qui est le centre de ce tableau. Mais il ne s’agit pas d’un sexe féminin coupé de toute prétention sexuelle, au contraire, c’est l’affirmation du plaisir d’une femme. Et, bravade ultime de Courbet, aucun phallus à l’horizon. Elisa Brune, dans l’interview qu’elle nous accorde dans ce numéro, dit : « La sexualité, ce n’est pas seulement se sentir libre de faire l’amour, c’est aussi se sentir libre de jouir parce qu’on a une pulsion de jouissance. C’est ça qui a été le plus profondément réprimé et nié chez les femmes depuis la nuit des temps. C’est la pulsion de jouissance, nous avons été formatées, drillées à la pulsion dans le don, la pulsion généreuse, maternelle ou conjugale ». Ce tableau est, pour moi, la reconnaissance du plaisir féminin, l’expression imagée d’un « Osez le clitoris », l’invocation du droit des femmes à revendiquer leur plaisir, mais aussi à le vivre.