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D’un extrême à l’autre

1969, Neil Armstrong a prononcé les mots magiques : « That’s one small step for man, one giant leap for mankind ». S’agissant du sport sur Terre, antique invention humaine, il ne croyait pas si bien dire. Depuis que l’homme a marché sur la Lune, rien n’est plus comme avant, l’idée que l’on se fait de l’exploit sportif, des performances humaines a complètement changé. Depuis, l’homme a inventé les « sports de l’extrême », il en a fait des programmes télévisés, il leur a dédié des chaînes entières, avant de les faire buzzer sur le net, en des clips toujours plus fulgurants et plus syncopés. Les sports de l’extrême sont postlunaires, résolument technologiques, tendus vers un futur toujours plus immédiat. Aujourd’hui l’exploit est un show. Avant, il était silencieux, rare, lointain, mystérieux, aussi inaccessible que le héros qui l’accomplissait. La nouvelle d’un exploit mettait du temps à nous parvenir, et son auteur était pour nous un nom plus qu’une image. Parfois ils étaient deux à l’accomplir. C’est ainsi que les noms de Tenzing et Hillary se sont gravés dans les mémoires des années cinquante. Ils avaient vaincu l’Everest, à pied et sans caméra. Bombard avait traversé l’Atlantique seul sur un canot pneumatique, Heyerdahl le Pacifique avec cinq équipiers sur un radeau de balsa. Ce radeau, le Kon Tiki, et ce canot, l’Hérétique, étaient aussi célèbres que ces navigateurs de l’impossible. Les héros de l’extrême exploraient et repoussaient les limites de la nature. Leurs exploits étaient des preuves d’abnégation, des aventures immémoriales, semblables à celles de premiers hommes. Conquérants non pas de l’inutile, mais de l’inconnu, comme s’ils fermaient la marche de l’ancestrale transhumance. Telle était la mythologie de l’extrême, indissociable de notre préhistoire, inséparable des lois de la gravitation qui nous rivaient à la Terre, même si l’homme déjà rêvait d’y échapper… La montgolfière et l’aéroplane lui avaient permis de commencer à y croire, mais la gravité restait la plus forte et le sport continuait de décliner pour l’homme, sous toutes les formes possibles, un rapport terre-à-terre à l’existence. Les gestes de l’athlétisme, inventés dans l’Antiquité, ne reproduisaient-ils pas ceux des chasseurs préhistoriques ? Et puis il y a eu Gagarine, le premier homme en apesanteur, et puis la conquête de la Lune. Et la face du sport s’en est trouvée changée. Les vieilles compétitions sont toujours là, au ras du sol, en short et maillot, mais il y en a d’autres, dites « extrêmes », à haute technicité, en combinaisons spéciales pour ne pas dire spatiales, qui sont autant de défis aux lois de la pesanteur et qui parlent la langue du futur planétaire : skateboard, boardercross, slopestyle, wingsuit, speed riding, kitesurf, snowkite skimboard, bodyboard, pogo stick, bungee jumping, buggy rolling, and so on. N’en jetez plus. Comme les nouvelles technologies, ces sports sont très obsolescents, ils évoluent sans cesse, ils se périment aussi vite que leurs adeptes les zappent. Ils ressemblent en cela à leur mise en images, saccadée, multipliée par les angles de vue, découpée en une infinité de ralentis aux vitesses variables. Mais le plus frappant est qu’ils nous font radicalement changer d’époque, ou plutôt de rapport au temps et à l’histoire. La mythologie de l’extrême n’est plus du tout ce qu’elle était. L’inconnu qui nous défie n’est plus ici mais ailleurs, plus de ce monde mais d’un autre, qui lui-même reste à penser et à construire. Nous sommes au début d’une ère vertigineuse, dont l’homme-oiseau voire l’homme-fusée n’est sans doute qu’une bien pâle figure.