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« Eduquer sans souffrances et sans imposition »

La pratique d’une religion est-elle compatible avec une démarche féministe ? Existe-t-il des différences de nature entre femmes et hommes, dans leur rapport avec enfants par exemple ? Quelle position vis-à-vis du droit à l’avortement ? Port du foulard : ni l’interdire, ni l’imposer ? Propos recueillis par Irène Kaufer et Nadine Plateau.

Dans votre parcours personnel, vous avez été féministe avant d’être musulmane. Pouvez-vous nous raconter ce trajet ?

J’ai grandi dans la société d’ici, et j’ai pris très vite conscience des attitudes machistes, des discriminations entre hommes et femmes, que ce soit dans la famille ou dans la société. Je sortais de l’adolescence et déjà je me sentais féministe à cause de cette relation de domination entre hommes et femmes. J’ai vécu un parcours de remise en question existentielle – c’était possible dans ma famille à l’esprit très ouvert et très critique – qui m’a amenée à la conviction de l’existence de Dieu et au choix d’une religion. Décider de devenir musulmane donnait un sens à ma vie. C’est donc en adhérant aux luttes de femmes d’ici et en constatant que des inégalités subsistent, que j’ai trouvé dans le modèle musulman des principes clairs par rapport au statut de la femme, comme le droit au divorce, à la propriété privée, au travail, le devoir pour la femme comme pour l’homme d’accéder au savoir, de s’éduquer, de se former, le respect de la maternité. Dans le message du Prophète – je le considère comme un grand féministe – j’ai trouvé un modèle d’émancipation.

Cela peut paraître paradoxal quand on pense à la manière dont les faits et gestes de la communauté musulmane sont jugés, mais je me sentais en harmonie avec l’éthique de l’islam dans sa relation avec les individus ainsi qu’avec l’organisation sociale qui permet à la femme musulmane d’être égale de l’homme dans les droits et les devoirs. Il y a bien sûr un grand décalage par rapport à la pratique actuelle qui résulte de l’instrumentalisation politique et du fait que certains hommes ont imposé des interprétations erronées du Coran pour justifier des traditions culturelles en contradiction avec les principes humanistes de l’islam.

Comment vous situez-vous par rapport au féminisme occidental laïque ?

On reconnaît aujourd’hui qu’il y a différentes formes de féminismes. Je pense que nous nous rejoignons sur beaucoup de points comme l’émancipation, la liberté. Comme les féministes occidentales, nous pensons que pour être libres dans nos choix et prétendre à l’émancipation, nous devons disposer des outils indispensables que sont l’accès à l’éducation, à la formation et au travail. Or, nous vivons dans un contexte qui hypothèque lourdement les droits des personnes. Quand une norme prévaut sur une autre et que des femmes ne peuvent accéder à l’éducation qu’en se soumettant à cette norme, elles sont victimes d’une conception patriarcale de la société. Une femme doit être libre dans son corps, sa tête et sa vie. Imposer de porter le foulard ou interdire de le porter revient au même, c’est la même oppression et la même injustice faite aux femmes.

Certain-e-s féministes considèrent qu’il est impossible d’introduire le référentiel religieux dans la réflexion et la pratique. D’autres féministes l’intègrent. Nous, femmes musulmanes, nous sentons proches d’une grande partie des féministes qui reconnaissent le droit à cette particularité religieuse. On peut diverger sur des points. Pour certain-e-s, l’égalité n’implique aucune différence. Je m’inscris plutôt dans le courant qui met l’accent sur la spécificité féminine et prône une égalité complémentaire. En effet, les règles, la grossesse, l’allaitement sont des particularités propres aux femmes. L’accouchement implique une proximité avec l’enfant tout à fait spécifique, qu’aucun homme ne pourra jamais atteindre. Par contre, l’éducation des enfants est une co-responsabilité des hommes comme des femmes. Ce travail mérite respect, y compris pour la femme qui choisit de rester au foyer. En ce qui concerne la relation aux enfants, j’estime que la femme se caractérise par la tendresse et une grande richesse affective alors qu’il relève de la nature de l’homme de signifier l’autorité. Je précise que quand je parle d’émotion chez la femme, cela ne signifie pas qu’elle ne peut avoir d’autorité. Une femme est apte à être juge, à avoir une fonction d’autorité ou hiérarchique. Dans le rapport au travail, je ne vois pas de spécificité : si une femme décide d’être camionneur, c’est son choix.

C’est plutôt du côté des traits psychologiques que je verrais des nuances, des rôles de complémentarité. Y a-t-il des particularités innées ou sont-elles le résultat d’un conditionnement social, le débat est ouvert.

Voilà un point de désaccord. Le féminisme dont nous nous revendiquons travaille à dénaturaliser ces traits psychologiques et ces rôles sociaux. La réflexion féministe, depuis Simone de Beauvoir, s’attache à montrer qu’il n’y pas de nature féminine, de qualités liées au fait d’appartenir au sexe biologique féminin, mais que cette prétendue nature a servi de justification à la ségrégation et à la discrimination. En cultivant les rôles spécifiques, on empêche les hommes d’exprimer leurs sentiments et les femmes de prendre des risques. Ne pensez-vous pas qu’il faut supprimer cette répartition sexuée et encourager chacun-e à développer toutes ses potentialités ?

Je considère légitime qu’une fille ait envie de pleurer, de jouer au foot ou de casser la gueule à quelqu’un et inversement. Moi j’aimais le foot. Des garçons qui jouent à la poupée, pourquoi pas ? Quand j’insiste sur la différenciation entre femmes et hommes, cela n’exclut pas la nécessité de transformer l’éducation, mais je vois une particularité au niveau de la tendresse et de la grossesse. Là, hommes et femmes sont complémentaires. Pour le reste, il y a un travail à faire pour changer les mentalités dans toutes les communautés, car on a encore tendance à enfermer filles et garçons dans certains rôles. Je me demande si une éducation non différenciée, qui assimilerait en quelque sorte la masculinité et la féminité, en ferait des êtres identiques. Je n’ai pas de réponse à cette question.

À côté de ces combats pour l’égalité dans lesquels vous vous reconnaissez, les féministes ont développé d’autres revendications et mené d’autres luttes, pour la liberté sexuelle, y compris l’homosexualité, la contraception, l’avortement… Quel est votre point de vue sur ces questions ?

Je suis pour le libre choix du conjoint. Pour ce qui est de l’homosexualité, ce n’est pas une pratique courante dans la communauté musulmane, mais c’est une réalité et dans certains pays comme l’Iran, où on pratique des opérations pour les individus qui se sentent plutôt hommes ou plutôt femmes. On leur propose de changer d’identité sexuelle.

C’est là un traitement normatif. Changer de sexe relève d’une autre problématique…

C’est clair qu’il y a une frilosité par rapport à l’homosexualité, mais elle n’est pas propre à la communauté musulmane. Je m’inscris dans l’idée de libre choix des individus et je n’ai pas à juger qui que ce soit.

En ce qui concerne la contraception, c’est un droit et la femme est libre de ses choix. J’estime toutefois qu’un enfant doit se faire à deux. L’éducation à la sexualité est vraiment nécessaire parce que la sexualité fait partie de la vie. Elle doit se vivre de manière responsable, respectueuse. La liberté signifie-t-elle changer de partenaires quand on en a envie sans en assumer la responsabilité ? Si la grossesse présente un danger pour l’enfant ou la mère, je comprends qu’on en arrive à l’avortement, mais procéder à un avortement parce qu’on n’a pas pris ses responsabilités, c’est tuer un enfant, tuer une vie. Pour moi, c’est un problème de conscience lié au fait que je suis contre la peine de mort et contre toute atteinte à une quelconque vie.

Voilà encore une divergence de fond… Mais est-ce que cela vous pose problème de vivre dans une société où l’avortement est dépénalisé ?

À partir du moment où on n’impose pas l’avortement, où c’est un choix libre, j’invite à respecter les valeurs des autres individus.

Parmi les valeurs, comptez-vous la virginité ?

Avant de devenir musulmane, j’ai été élevée dans le principe que la virginité est une fleur, un cadeau que la femme offre et qui se perd une fois consommé. Dans les valeurs musulmanes, c’est un cadeau mutuel. Je ne sais pas si la virginité est vraiment nécessaire. En tout cas, je ne conçois pas de relations de couple en dehors du contrat de mariage. Respecter la chasteté peut s’inscrire aussi bien dans le comportement de l’homme que de la femme, alors que pour les hommes on ne parle pas de virginité. La sexualité reflète un engagement, elle est une richesse que je ne veux pas partager avec n’importe qui.

La virginité n’est pas un pré-requis dans les contrats de mariage pour les musulmans. Je trouve inacceptable qu’une femme soit discriminée parce qu’elle aurait perdu sa virginité. D’ailleurs, il y a des femmes qui n’ont pas d’hymen et alors on tombe dans les horreurs de la chirurgie réparatrice. Je trouve dommage de se centrer sur la virginité alors que les valeurs fondamentales d’un mariage, c’est d’abord se choisir librement, trouver une harmonie dans les projets de vie, s’accorder un respect mutuel et décider d’une répartition des tâches en accord avec le projet de vie commun.

Quel rôle jouez-vous en tant que vice-présidente de l’Exécutif des Musulmans de Belgique ?

À travers ma fonction au sein de l’institution, je peux travailler à plus d’égalité. Je vais vous en donner trois exemples.

D’abord, nous sommes en charge des dossiers de désignation des professeurs de religion musulmane en collaboration avec les inspecteurs de religion musulmane qui dépendent de la Communauté française. Étant donné que certaines écoles refusent de manière implicite le port du voile, il existe une tendance à désigner plutôt des hommes que des femmes. Or, un examen de recrutement récent a révélé que plus de femmes s’étaient portées candidates et que les candidates étaient plus nombreuses à réussir que les candidats. C’est un exemple d’exclusion sur base de l’aspect extérieur et non des compétences.

Ensuite, je m’occupe, au sein de l’Exécutif, du dossier relatif à l’interdiction du foulard dans la scolarité. Je trouve que l’interdiction porte atteinte à la neutralité de l’État, car celle-ci garantit la liberté de culte, en privé et en public. De même, les conventions européennes, les des droits de l’homme et de l’enfant garantissent la liberté des pratiques religieuses. Les décisions actuelles qui excluent des jeunes filles de l’éducation et de la formation vont à l’encontre de toutes les luttes auxquelles j’adhère, elles menacent le socle de valeurs de libertés et de droits.

Un des arguments des féministes qui plaident pour l’interdiction du voile, c’est que des filles subissent des pressions des familles, des voisins, de la communauté… et que ces filles n’ont pas de recours, que personne ne les soutient.

Je suis consciente d’une minorité de cas où cela peut se présenter. Il y a un travail à faire pour aider ces jeunes filles et leur garantir la liberté de choix (pas seulement du foulard mais aussi du partenaire). Je suis contre toute forme de contrainte. Je suis prête à soutenir toute jeune fille qui serait victime d’imposition du voile et, de même, toute femme à qui on interdit de le porter. Imposer le foulard et l’interdire, c’est pour moi la même violence faite aux femmes. L’imposition du foulard est en contradiction avec les principes musulmans. Il y a un verset coranique très précis qui dit : pas de contrainte en religion. Je ne conçois pas qu’on puisse imposer à une personne une manière de vivre à laquelle elle n’adhère pas. Je suis étonnée que dans notre société qui met à disposition des outils pour protéger les femmes et les enfants, on ne puisse venir en aide à ces personnes. Cela m’interpelle. C’est une violence.

Personnellement, je travaille dans le milieu associatif avec plusieurs amies, dans des collectifs pluriels. Venir en aide à ces jeunes filles fait partie de nos objectifs. Si effectivement, des personnes font pression et maltraitent des jeunes filles, ce sont ces personnes-là qu’il faut sanctionner ou recadrer. Mais l’interdiction ne va pas empêcher ceux qui font pression sur les filles de continuer à exercer cette contrainte. Or ce sont ceux-là qu’il faut cibler.

Les enseignant·e·s sont confronté·e·s à des problèmes nouveaux étant donné l’évolution du paysage scolaire. La société est en plein changement. Il faut donner aux enseignant·e·s des moyens pour faire face à la complexité du devenir de la société. Je ne trouve pas normal que pour assurer la paix à l’école, on prive certaines personnes de leur paix intérieure. Les jeunes issus de l’immigration éprouvent des difficultés (école, emploi) à être reconnu-e-s comme citoyen·ne·s. Là se situe le problème : dans ce désir de reconnaissance identitaire et dans les difficultés sociales auxquelles ces personnes sont confrontées.

Ceci nous amène à la discrimination à l’embauche : sous prétexte de neutralité, certains règlements prétendent effacer la visibilité des individus. C’est quoi la neutralité ? Pour moi, c’est la gestion d’un dossier qui doit être neutre. En quoi une personne peut-elle prétendre être plus neutre qu’un autre selon qu’elle porte une minijupe ou un foulard ? Ce n’est pas l’aspect extérieur qui garantit la compétence et la neutralité de la gestion d’un dossier.

Là on parle d’adultes, mais qu’en est-il pour les petites filles ? Ont-elles vraiment le choix ?

Il faut en discuter. Je suis opposée à ce que des parents imposent aux enfants des choses qui les mettent en souffrance. Un baptême ne met pas en souffrance, le foulard non plus. Il relève de la responsabilité des parents qui ont des convictions politiques et religieuses de transmettre un savoir aux enfants. Je suis contre toute forme d’imposition. Quand mon fils était petit, il me voyait prier, il mettait le foulard pour venir prier à côté de moi. Pourquoi pénaliser cette imitation-là et pas une autre ? C’est quoi éduquer les enfants ? Où est la limite ? Pour moi elle est là : pas de souffrance et pas d’imposition.

Vous vouliez donner un troisième exemple de votre rôle à l’Exécutif des musulmans…

Actuellement, on procède à l’élection des comités de gestion en vue des reconnaissances des mosquées et des nominations des imams[1.Les imams sont pris en charge par le SPF Justice (le subside des imams relève du fédéral). (NDLR)]. Les comités de gestion comptent très peu de femmes. L’organisation des mosquées se fait par les hommes. Très peu de femmes se portent candidat-e-s et elles sont moins nombreuses à aller à la mosquée pour voter. Or les choses évoluent. Les mosquées sont fréquentées par 10 ou 15% de la population musulmane. Certain·e·s, surtout des jeunes, ne s’y reconnaissent pas trop. Il faut travailler à la formation des imams. Les femmes ont droit à accéder à la fonction d’imam dans la communauté musulmane, mais des frilosités se manifestent que l’on justifie par certaines interprétations. Il faudra donc travailler pour que les femmes puissent entrer dans la fonction d’imam.