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Élargissement sous contrôle

Au 1er janvier 2007, l’Union européenne accueillera la Bulgarie et la Roumanie. Ce cinquième élargissement constitue un signal fort pour les forces démocratiques et réformatrices du reste des Balkans, candidates à l’adhésion. Mais l’euphorie n’est pas au rendez-vous, dans un climat plombé par une crise identitaire suite au double rejet du traité constitutionnel en France et aux Pays-Bas.

L’élargissement de l’Europe à la Roumanie et la Bulgarie se fait a priori sous haute surveillance. Parmi les domaines où ces deux pays accusent de sérieux retards, la Commission européenne pointe principalement la lutte contre la corruption et le crime organisé et l’absence de progrès pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire. En conséquence, ce «feu vert» est assorti d’un train de mesures d’accompagnement strictes, amenées à rassurer l’opinion publique. Trois clauses de sauvegarde leur sont effectivement imposées: une clause de sauvegarde économique générale et deux clauses de sauvegarde spécifiques relatives au marché intérieur, d’une part, et à la justice et aux affaires intérieures, d’autre part. Ces clauses, qui permettraient entre autres à l’Union de garder la main sur le niveau des aides financières accordées à la Roumanie et à la Bulgarie, constituent autant de filets de sécurité que l’Union s’apprête à actionner pour prévenir ou résoudre des problèmes pesant sur son fonctionnement. Enfin, dernière réserve, les États membres actuels peuvent fermer leur marché du travail aux nouveaux venus pendant au maximum sept ans.

Parcours du combattant

Le respect des sacro-saints critères de Copenhague et l’intégration de l’«acquis communautaire» Cette notion recouvre l’ensemble des règles et obligations liées au statut de membre de l’Union constituent le sésame pour intégrer l’Union. Sur le plan politique, les critères de Copenhague stipulent que l’État candidat doit être doté d’institutions stables à même de garantir la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités. Ensuite, sur le plan économique, preuve doit être faite de l’existence d’une économie de marché viable, capable de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché intérieur de l’Union. Enfin, l’Union doit avoir la capacité de digérer l’adhésion. De l’avis de la Roumanie et de la Bulgarie, l’application des critères de Copenhague serait plus stricte à leur égard qu’il ne l’a été envers les dix pays de la dernière vague de l’élargissement. Ils feraient donc les frais d’une morosité ambiante, où les États auraient de moins en moins droit à l’erreur, au fur et à mesure des vagues d’élargissement successives. À première vue, le rapport critique de la Commission européenne semble créditer cette thèse, tant il insiste sur la nécessité de poursuivre les réformes. En outre, force est de constater que la sévérité en matière du respect des critères de Copenhague monte encore d’un cran vis-à-vis de la Turquie, pour qui les mises en garde se sont multipliées. Tandis que le sommet européen d’Helsinki de 1999 édictait que «la Turquie est un pays candidat, qui a vocation à rejoindre l’Union sur la base des mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux autres pays candidats», une série de conditions supplémentaires se sont au fur et à mesure précisées, que ce soit en termes de libertés fondamentales Un mécanisme de suspension des négociations a été prévu suite à d’éventuelles violations graves et persistantes des principes fondateurs de l’Union , ou des questions délicates qui touchent aux relations entre la Turquie et ses voisins (Chypre, Grèce, Arménie). En outre, tout en précisant que l’ouverture des négociations avec la Turquie ne préjuge nullement de son admission dans l’Union, le Conseil européen envisage clairement l’instauration, pour ce pays, de longues périodes transitoires, des dérogations ou des clauses de sauvegarde permanente. Parce que l’appréciation des critères de Copenhague, notamment dans son volet politique, est éminemment sensible — il s’agit d’une question politique qui relève uniquement du pouvoir discrétionnaire de l’Union et de ses États membres –, nous aborderons l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie sous cet angle, en soulignant quelques questions cruciales, faute de pouvoir effectuer, dans le cadre de cet article, une analyse fouillée des multiples facettes des critères de Copenhague.

Les affres de la transition

Tout se passe comme si le passé communiste avait été aboli d’un coup, mais la «révolution de 1989» semble à maints égards inachevée Les informations de cette partie sont tirées du dossier «Bulgarie, Roumanie: l’élargissement», in Géopolitique, n°90, avril-juillet 2005, p.3-93. Si le communisme est vaincu, la rupture avec l’héritage communiste demeure, dans certains domaines, balbutiante. Les exemples sont légion. En dépit de signes manifestes de lutte contre la corruption, celle-ci reste largement répandue et existe à tous les niveaux de la société roumaine et bulgare. Ce fléau, qui gangrène le fonctionnement des institutions et de l’économie, puise ses racines dans cinq décennies de totalitarisme communiste, qui ont généré des réseaux structurés d’économie parallèle pour échapper à l’extrême dureté du régime. Une certaine habitude de contourner la loi a ainsi forgé les mentalités, que ces pays peinent à présent à extirper tant l’évolution des mœurs reste en décalage avec l’évolution quelque peu virtuelle de la loi. Et si la Roumanie et la Bulgarie s’attellent à réformer leur système judiciaire pour répondre aux critères édictés à Bruxelles, la reprise de l’acquis communautaire se limite trop souvent à l’adoption de textes juridiques rarement appliqués, principalement au vu du manque de détermination de la classe politique. La corruption est loin d’être la seule maladie non soignée dans le corps de la société roumaine et bulgare. La lutte contre la criminalité organisée est un enjeu prioritaire en Bulgarie, où en raison du délabrement des structures étatiques lors de la phase de transition démocratique, les activités criminelles ont foisonné à tous les niveaux de la société. Elles concernent principalement le trafic des stupéfiants, la traite des êtres humains et le trafic des clandestins, ainsi que la fausse monnaie et les fausses cartes bancaires. De même, de nombreux efforts doivent encore être entrepris en matière de respect du droit des minorités et des droits de l’homme, notamment envers les Roms ou la minorité hongroise de Transylvanie. Et au terme d’un système totalitaire qui a fait des milliers de victimes, le besoin est impérieux de condamner publiquement les crimes du communisme en jugeant ceux qui se sont rendus coupables de telles infamies Géopolitique, op.cit. p. 89. Ce problème se pose singulièrement pour la Roumanie. Car si le temps où la Securitate était un instrument de terreur est révolu, la Roumanie «démocratisée» n’en a pas moins laissé sur leur faim les rescapés de cette période qui réclament réparation et justice. Les réticences du pouvoir à permettre l’accès aux citoyens aux dossiers de la police secrète témoignent de la difficulté d’assumer pleinement l’héritage communiste, en faisant un travail de mémoire sur le passé de la nation. Sans compter que les hommes de la Securitate, qui ont le plus souvent été recyclés dans les postes les plus importants de la vie politique, des institutions publiques, du système financier et bancaire ou encore de la presse, continuent, par ce biais, à exercer une influence réelle sur la vie des Roumains. Du reste, sur le plan économique, la transition vers l’économie du marché en Roumanie et en Bulgarie s’est faite à marche forcée. Dans le cas de la Roumanie, le qualificatif «d’économie de marché viable» ne lui a été attribué dans le rapport régulier de l’Union qu’en novembre 2004, au terme de bien des hésitations. Si les facettes économiques et politiques de la transformation rapide de la Roumanie et de la Bulgarie offrent un terrain profitable aux affaires, nombreux sont ceux qui ont souffert des contrecoups de la privatisation et de la réforme drastique du système d’assistance sociale. Et en contraste avec l’idéologie de l’égalité et de la justice sociale qui les ont pétris, les peuples roumain et bulgare doivent encore reconstruire leurs repères dans le contexte d’un nouveau système tourné vers l’enrichissement individuel, où les notions de bien commun et d’intérêt général ont disparu du champ politique. En conclusion, si à première vue, démocratie et économie de marché semblent avoir définitivement supplanté l’héritage communiste, un long chemin doit encore être parcouru pour consolider le processus démocratique, tant les maux dont souffrent la Roumanie et la Bulgarie résident principalement dans les mentalités. Indépendamment du bien-fondé de parachever le plus rapidement possible le processus de réconciliation de l’Europe après la guerre froide — et à ce titre, il est essentiel de leur réserver un chaleureux accueil –, on peut s’étonner, au vu de ces graves manquements, que l’ensemble des institutions européennes sont d’avis que tant la Bulgarie que la Roumanie satisfont aux critères politiques de Copenhague. Pour le comprendre, un retour sur les fondements de l’élargissement s’impose.

Chant des sirènes

Malgré une crise identitaire prégnante, le processus d’élargissement de l’UE reste en marche, et semble sans fin. Depuis octobre 2005, les négociations d’adhésion sont ouvertes avec la Croatie et la Turquie. L’ancienne république yougoslave de Macédoine s’est vue octroyer, lors du Conseil européen de décembre 2005, le statut de pays candidat. Enfin, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie et le Kosovo ont vocation, à terme, de rejoindre l’UE. Si la dynamique de l’élargissement de l’Union a pu, un certain temps, être conditionnée par la logique d’approfondissement de l’Union, force est de constater que les priorités sont à présent totalement inversées. À défaut de pouvoir définir un projet européen citoyen mobilisateur, l’élargissement semble devenir une fin en soi, tant les retombées politiques et économiques escomptées sont inestimables pour l’ensemble de l’Union. De façon générale, si l’UE est souvent vilipendée pour son incapacité chronique à s’exprimer d’une seule voix sur la scène internationale, l’exigence d’assimilation de «l’acquis communautaire», par lequel les pays candidats doivent hisser leurs standards sociaux, économiques et environnementaux au niveau des standards européens, constitue en soi une victoire éclatante de l’Union dans sa capacité d’influence, en ce qu’elle permet, à l’échelle de 29 pays, la protection et l’application plus large des droits fondamentaux et des minima sociaux et environnementaux. Sur le plan politique, un moratoire sur l’élargissement fragiliserait, de l’avis des États membres, l’Union dans ses efforts d’exercer son influence sur toute l’aire géopolitique qui l’entoure car seule la perspective d’intégration accélère le processus de réforme démocratique et économique dans les pays candidats. Et ces réformes sont capitales pour l’Union, qui a tout intérêt à voir s’étendre à ses frontières une zone de paix, de prospérité et de stabilité politique. Autrement dit, la lutte contre l’instabilité politique, la corruption, le crime organisé ou les trafics illégaux dans les pays candidats sont des enjeux d’intérêt commun. Plus précisément, sur le plan géopolitique, la zone d’influence de l’UE s’étendra à travers une nouvelle politique de voisinage envers l’Ukraine, la Moldavie et le Caucase, avec en toile de fond la question de l’approvisionnement énergétique de l’Union. L’idée étant d’éviter que le gaz et le pétrole constituent des moyens de pressions importants de la Russie envers l’Union. Ces préoccupations d’ordre géopolitiques ont également pesé lourd lors de l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Otan. Dans un premier temps, suite aux conflits qui ont éclaté en ex-Yougoslavie dans les années 1990, et l’intervention de l’Otan en Europe du Sud-Est qui s’en est suivie, la Roumanie et la Bulgarie ont progressivement émergé comme zones d’intérêt géopolitique pour les puissances occidentales : la paix et la stabilité politique dans l’Europe du Sud-Est devenait un enjeu prioritaire pour l’Otan et de la politique étrangère et de sécurité de l’UE. Dans un deuxième temps, aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001, la candidature de ces pays à l’Otan devenait essentiellement appréhendée par les États-Unis par le spectre de la lutte contre le terrorisme : la Roumanie, à l’instar de la Bulgarie, devenant des têtes de pont face à des régions constituant une éventuelle menace terroriste. Du reste, en dépit de leurs lacunes sur la réforme démocratique du pays et d’un niveau de corruption inquiétant Théoriquement, l’élargissement de l’Otan était conditionnel: le rapport de 1995 stipulant que seuls les États qui se définissent par la démocratie, la liberté individuelle et l’État de droit peuvent être des candidats valables à l’adhésion , la Roumanie et la Bulgarie ont pu adhérer à l’Otan en 2004, au prix d’une politique étrangère résolument tournée vers l’Occident. «Un programme fut mis en œuvre pour tenter d’impressionner favorablement les Etats-Unis; il ne s’agissait pas d’accélérer les réformes mais de répondre avec empressement aux initiatives de Washington en matière de politique étrangère.» T. Gallagher, «Roumanie: de la zone grise au monde euro-atlantique», in Géopolitique, p. 60 Pour gagner la confiance des États-Unis, la Roumanie, suivie ultérieurement par la Bulgarie, posa au grand dam d’une majorité d’États de l’UE un geste politique fort : elle fut le premier pays au monde à signer un accord bilatéral avec les États-Unis aux termes duquel elle s’engageait à ne jamais renvoyer devant la Cour pénale internationale, tribunal appelé à juger des crimes de guerre sous l’égide des Nations Unies, un Américain qu’elle aurait inculpé Idem. En 1999, le président Constantinescu ouvrait l’espace aérien roumain à l’opération militaire de l’Otan contre le traditionnel allié yougoslave. Le président roumain a d’ailleurs opté, selon ses propres termes, pour l’axe Washington-Londres-Bucarest Voir l’analyse de Catherine Durandin, «Les affres de la transition», IN Géopolitique, op.cit., p. 41. La Roumanie a également réaffirmé sa loyauté envers les États-Unis en Irak, en opposition avec l’axe franco-allemand qui s’est dessiné en Europe sur la question, en y envoyant un contingent de 800 hommes, tandis que la Bulgarie accordait aux États-Unis une base aérienne sur son territoire et s’est impliquée militairement dans la coalition contre Saddam Hussein Depuis, la Bulgarie s’est toutefois retirée d’Irak . Enfin, face aux perspectives économiques qu’offrent l’élargissement — la création d’un vaste marché économique de plus de 460 millions de consommateurs –, les raisons de real politik l’ont emporté sur les risques que font encourir les élargissements successifs sur la gouvernabilité de l’Union. L’idée étant qu’il ne faut pas faire payer aux jeunes démocraties européennes le prix de l’incapacité de l’Union à se doter des moyens indispensables pour agir et répondre aux vrais besoins des Européens.

Deux poids deux mesures

Tandis que le critère de la «capacité d’absorption de l’Union» est systématiquement invoqué pour contrer l’adhésion de la Turquie, dont l’ancrage est amorcé il y a quarante ans Les liens avec la Communauté remontent à 1963 par la signature d’un accord d’association, où il reconnaît déjà, dans son préambule, que «l’appui porté par la CEE aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la Communauté» , il est piquant de constater qu’il n’intervient pas pour l’adhésion d’autres pays, sous prétexte que leur poids démographique est moins lourd. Il est vrai que comparativement à la Turquie, qui compte près de 70 millions d’habitants — ce qui en fait à terme l’État le plus peuplé de l’UE, au même niveau que l’Allemagne –, l’intégration de la Bulgarie (8 millions d’habitants) et de la Roumanie (22 millions d’habitants) ne bouleverse pas fondamentalement le rapport de force entre les grandes puissances au sein du Conseil européen. Cependant, le processus décisionnel sera davantage paralysé, dans la mesure où la règle de l’unanimité prévaut pour une série de domaines sensibles, comme c’est le cas pour la politique fiscale ou la politique étrangère. Ainsi, l’argument selon lequel la Bulgarie ou la Roumanie ne grève pas outre mesure le fonctionnement institutionnel de l’UE en raison de leur poids démographique relatif est peu crédible. L’élargissement de l’Union nous éloigne de plus en plus de la perspective d’une Union politique, et l’accentuation de la diversité et de l’hétérogénéité qui l’accompagne, nuit à sa cohésion sociale et économique. Tout comme il réduit de plus en plus la construction européenne à un grand marché intérieur. Le seul moyen de sortir de l’ornière serait d’approfondir substantiellement le processus de construction européenne, notamment dans ses dimensions sociales, environnementales et sur le plan de la politique étrangère. Ce qui suppose, entre autres, la suppression du verrou de l’unanimité pour ces questions sensibles. Or le processus d’approfondissement de l’Union n’est plus au goût du jour. Ou plutôt, il redevient une condition lorsqu’on évoque principalement l’adhésion de la Turquie, alors que cette question de l’ingouvernabilité de l’Union passe plutôt au second plan pour les autres pays candidats concernés. De la même manière, il est piquant d’entendre que l’adhésion de la Turquie, accusée d’être le cheval de Troie des Américains en Europe, nuirait à l’émergence d’une identité européiste en matière de politique étrangère, au vu de l’atlantisme ostentatoire affiché par les deux nouveaux membres de l’Union.

Grande fuite en avant

Sans remettre en question le bien-fondé d’élargir l’UE dans un objectif de paix, de sécurité et de réconciliation de l’Europe, on est en droit de se poser la question si l’on a suffisamment pris en considération les problèmes que pourraient poser à l’UE l’entrée d’une Roumanie et d’une Bulgarie insuffisamment préparée, a fortiori lorsque l’UE reste engluée dans une crise d’identité suite au double rejet de la constitution européenne. Enfin, pour les élargissements à venir, l’on peut d’ores et déjà dénoncer la politique de deux poids deux mesures. L’appréciation du strict respect des critères politiques et économiques de Copenhague se faisant à géométrie variable, lorsque des préoccupations stratégiques et géopolitiques prennent le pas. Ce qui ne peut qu’approfondir le fossé existant entre une frange de la population et la construction européenne.