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« Empire » et « Multitude », livres de chevet des alters

Sortis en 2000 et 2004, les deux ouvrages de Michael Hardt et Antonio Negri font un véritable tabac dans le milieu altermondialiste. Se répondant l’un l’autre, les livres décrivent l’affrontement entre deux entités mondiales: un pouvoir (l’Empire) et une résistance (la multitude), tout deux organisés en réseau. Après un précédent article. .«Empire»: le pouvoir immanent, in Politique, n°40, juin 2005 sur le premier opus, nous revenons sur ses deux auteurs qui peuvent aider à mieux comprendre la galaxie altermondialiste.

Alors que les premières manifestations altermondialistes créaient la surprise à Seattle en volant la vedette aux «grands» de ce monde, Antonio Negri et Michael Hardt composaient le livre qui allait devenir une référence incontournable pour de très nombreux activistes et un best-seller mondial: Empire Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000 (1ère édition: Harvard University Press, 2000). Quatre ans plus tard paraissait Multitude Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004 , le second volet de cet ambitieux projet de philosophie politique «appliquée», qui vise à apporter un éclairage conceptuel sur la réalité de notre temps et à permettre ainsi de mieux agir sur elle. Qu’est-ce qui valut à ces deux ouvrages — somme toute volumineux, complexes et parfois obscurs — un tel succès parmi les divers acteurs de l’altermondialisme? Comment expliquer qu’autant de personnes différentes, issues de milieux divers, et luttant pour des causes tout aussi variées, se soient reconnues dans ce que décrivent Empire et Multitude? Le succès de cette pensée politique provient certainement en grande part de l’apport théorique qu’elle propose: un cadre conceptuel novateur, suffisamment abstrait pour englober un ensemble très large de réalités, et en même temps assez «parlant» pour que le lecteur non philosophe puisse se l’approprier. Cette nouvelle conceptualité a permis de concevoir, sur un plan théorique, la cohérence de luttes qui semblaient parfois hétéroclites sur le plan de la pratique, et de répondre ainsi aux principales critiques qui étaient faites aux mouvements altermondialistes. Empire et Multitude proposent en effet une nouvelle logique des luttes capable de rendre compte de la forme et de l’organisation de ces mouvements. Enfin, on peut également attribuer le succès de ce double ouvrage aux affects d’espoir et de joie qu’il véhicule : loin des froides théories aseptisées, il y a, chez Negri et Hardt, un enthousiasme et un optimisme qui traversent leur pensée, portent leur projet, et se communiquent aux lecteurs.

Une boîte à outils

Empire se présente comme «une boîte à outils de concepts pour théoriser et agir à la fois dans et contre l’Empire» Empire, page 21. De même, Multitude se veut un ouvrage à la fois philosophique et pratique: il ne s’agit pas d’énoncer un programme d’action, mais bien de repenser des concepts comme le pouvoir, la résistance, la multitude, la démocratie, afin d’ élaborer les bases conceptuelles d’un nouveau projet de démocratie. Negri et Hardt entendent produire une théorie politique apte à penser le passage de la modernité à la post-modernité. De manière négative, cette post-modernité peut se définir comme époque des post et des sans Cf. Entretien avec Anonio Negri en DVD: Toni Negri. Des années de plomb à «l’Empire», de Pierre-André Boutang et Annie Chevallay, Editions Montparnasse, 2004 : le post-nationalisme (déclin du pouvoir des États nations au profit d’entités supranationales), le post-fordisme (transformations des conditions de travail privilégiant la flexibilité, la mobilité, l’organisation en réseaux), et le post-syndicalisme (érosion des structures traditionnelles de luttes sociales) désignent en creux une époque encore en quête d’elle-même ; les sans-papiers, sans-travail, sans-nationalité… en constituent les nouvelles figures. De manière positive, la post-modernité est caractérisée par l’interpénétration de l’économique, du politique, du social et du culturel: c’est ce que Negri et Hardt nomment, à la suite de Foucault, le «biopolitique». Dans une société biopolitique, la production économique a directement prise sur l’ensemble de la vie sociale: elle produit non seulement des biens matériels, mais aussi des biens culturels, des affects, des modes d’existence, qui influent directement sur la vie des individus. Et il en va de même pour le pouvoir, qui ne se contente plus de produire un ordre politique, mais transforme en même temps le social, le culturel, et finalement les subjectivités elles-mêmes. Cet aspect biopolitique de la post-modernité a deux visages: le «biopouvoir», qui en est la face sombre: c’est le pouvoir transcendant qui modèle la vie et lui impose un ordre à la manière d’une autorité souveraine ; et le biopolitique, face lumineuse, qui est cette force immanente au social qui crée des relations et des formes de vie à travers une production coopérative. Pour mieux comprendre cette caractéristique de la post-modernité, il faut se pencher un instant sur les changements survenus dans le travail ces trente dernières années. Alors que le travail industriel a occupé le devant de la scène aux XIXe et XXe siècles, c’est aujourd’hui le travail immatériel – travail qui produit avant tout des biens immatériels tels que du savoir, de l’information, de la communication, des relations, des émotions – qui se trouve en position hégémonique. Cela ne signifie pas que la plupart des gens travaillent dans les secteurs dits «immatériels» (communication, culture, services…), mais que cette forme de travail impose une tendance aux autres formes de travail et à la société toute entière. Quelle est cette tendance ? Le travail immatériel est le travail biopolitique par excellence, puisqu’il ne se contente pas de créer des biens matériels, mais produit aussi des relations et la vie sociale elle-même. Ses modes de fonctionnement principaux sont l’information, la communication, la coopération. Son organisation est typiquement post-fordiste : mettant l’accent sur la flexibilité du temps de travail et la mobilité (au risque d’une certaine précarité), il fonctionne en plus petites unités décentrées qui collaborent sous la forme du réseau réparti. Ce sont ces caractéristiques qui tendent à s’étendre à toutes les formes de production et de vie sociale, phénomène qui constitue, aux yeux de Hardt et de Negri, une véritable transformation anthropologique. Cette analyse du travail immatériel rend décelable un nouveau sujet politique, dont la condition de possibilité est précisément ce devenir commun du travail qui transforme en profondeur les subjectivités. Ce nouveau sujet politique est nommé multitude. Ce concept est entièrement ouvert et inclusif. Contrairement à celui de classe ouvrière, qui excluait les autres classes sociales, la multitude concerne en droit chacun de nous, car le concept de «travail» prend ici le sens de production sociale au sens large, incluant dès lors les «pauvres» (chômeurs, sans domicile fixe, non salariés, migrants…, très productifs d’un point de vue biopolitique) dans les «travailleurs» qui partagent des conditions communes. La multitude est composée en puissance de toutes les figures de la production sociale ; elle est nécessairement «globale». Et tout comme le travail immatériel, elle s’organise en réseaux, à travers des relations coopératives, sans transcendance ni centre. Contrairement au peuple, qui est toujours une réduction du multiple à l’un, la multitude est un ensemble de singularités conservant leurs différences et néanmoins capables de penser et d’agir en commun, sans la moindre médiation. Cette multitude – dont les mouvements alter constituent une expression – manifeste en outre un profond désir de liberté et de démocratie, visible dans les luttes qu’elle mène un peu partout dans le monde pour se libérer de l’oppression et de l’exploitation. Car s’il y a bien un nouveau sujet politique émergent, il y a également face à lui un nouvel adversaire : l’Empire. Pour Negri et Hardt, la multitude est toujours première, elle est le fondement ontologique de toute société et c’est elle qui entraîne les mutations économiques, politiques, sociales. L’Empire n’est dès lors que la réaction du biopouvoir aux transformations du travail et des relations sociales inventées par la multitude. Face à cette nouvelle poussée démocratique de la multitude qui tend à s’organiser de manière de plus en plus autonome, le pouvoir prend lui-même la forme d’un réseau diffus pour tâcher de conserver la mainmise sur la production biopolitique. Il doit muter et se mondialiser, se répartissant entre quelques grands États-nations et une série d’organisations supranationales telles que le FMI, la Banque mondiale, l’OMC et autres ONG, qui défendent ensemble un ordre libéral pour le marché capitaliste global… Les «sommets» (Seattle, Gênes, Davos…) lors desquels se décident les grandes lignes de force de cet ordre mondial constituent l’emblème de l’Empire. La définition de celui-ci est tout aussi large et inclusive que celle de la multitude, mais on le reconnaît à sa capacité à mettre de l’ordre dans l’horizon global en déterminant des hiérarchies. L’Empire, nouvelle forme de souveraineté globale, cherche à conserver à tout prix sa domination, quand bien même celle-ci se voit de plus en plus contestée.

Nouvelle logique des luttes

Pour se maintenir, l’Empire est en effet contraint de mener une guerre totale à travers un «état d’exception permanent». La post-modernité est ainsi caractérisée par un état global de guerre généralisée, visant à établir des positions de domination relative au sein des hiérarchies du système global. À l’intérieur de ces hiérarchies, les États-Unis occupent bien sûr une position particulière : en tant qu’État le plus puissant militairement, il n’a pas à obéir. Cette «exception américaine» n’entraîne pourtant pas que les États-Unis puissent «jouer perso» : eux, comme tous les autres, sont contraints de s’allier à d’autres nations et à d’autres entités supranationales pour tenter de conserver une place dominante dans l’Empire. Pour faire face à un ennemi tout aussi global et diffus qu’il l’est lui-même, l’Empire doit nécessairement être multilatéral et s’organiser en structure complexe articulée en réseaux. «Le pouvoir en réseau est la seule forme de pouvoir aujourd’hui capable de produire et de maintenir l’ordre» Multitude, p.82… Mais la «domination tous azimuts» de l’Empire rencontre de sérieuses résistances. Parmi celles-ci, les plus significatives sont le kamikaze – limite ontologique négative du biopouvoir, puisqu’il va jusqu’à sacrifier sa vie même dans la lutte – et la production sociale de la multitude, limite active et positive. Pour Negri et Hardt, c’est avant tout la productivité biopolitique de la multitude qui rend possibles les mouvements de résistance contre l’Empire. Mais ce n’est pas encore suffisant : la multitude, pour parvenir à sa libération, doit avoir un projet et se reconnaître à travers lui comme sujet politique. Elle doit pour cela mobiliser le commun, c’est-à-dire tout ce qu’elle produit collectivement : désirs, savoirs, expériences, intelligence… Dans cette perspective, la mise en réseau des luttes singulières est un pas essentiel vers l’émancipation de la multitude. C’est à travers la mise en place d’un «cycle de luttes» (luttes qui mobilisent le commun à travers le monde) que l’Empire pourra être efficacement combattu. Pour Negri et Hardt, Seattle marque le début d’un tel cycle, en rassemblant des luttes contre le pouvoir global qui étaient auparavant disséminées. Ce cycle s’est consolidé ensuite aux Forums sociaux mondiaux et lors de rassemblements plus locaux qui ont permis d’approfondir la réflexion sur les alternatives et de prolonger la «célébration du commun». La manifestation mondiale contre la guerre le 15 février 2003 en a été l’apogée. Si on a souvent reproché aux mouvements alter leur manque d’unité, la multiplicité des fronts de lutte, leur manque de structuration ou d’organisation, l’analyse de Negri et Hardt montre qu’ils ont en réalité adopté une nouvelle logique de lutte parfaitement adaptée à la nature de la multitude et à la lutte contre l’Empire : information, communication, coopération, organisation en réseau, respect des singularités, production et mobilisation du commun. Ces luttes sont à l’image de la multitude : différenciée, résistante et productive, fonctionnant en réseau ouvert et expansif. On échappe ici à la vieille alternative entre une lutte unifiée au nom d’une identité centrale et des luttes séparées affirmant des différences, puisque l’expression de la singularité de chaque lutte n’est pas diminuée, mais au contraire augmentée par la mobilisation et l’extension globale du commun. Les mouvements altermondialistes ont également été critiqués et perçus comme un danger parce que leur type de fonctionnement menaçait les corps sociaux et politiques traditionnels. Ils ont en effet inventé des pratiques, des langages, des comportements, des modes de vie et de résistance, sans plus passer par un syndicat, un parti ou un État-nation. Ceci montre bien que, contrairement à ce qu’on a pu dire à leurs débuts, l’altermondialisme n’est pas opposé à la globalisation : il constitue lui-même un des premiers mouvements de résistance globalisé, au grand dam des structures sociales traditionnelles qui se voient dépossédées de leur pouvoir. La mondialisation n’est pas mauvaise en soi, mais elle doit être repensée dans le cadre d’un nouveau projet : celui d’une démocratie globale.

Vers la démocratie globale

Il ne faut pas s’attendre à ce que la démocratie globale soit parfaitement définie par Negri et Hardt: sa forme doit encore être inventée par la multitude. On sait cependant ce qu’elle n’est pas: la démocratie s’oppose à la souveraineté, qui nie la nature plurielle de la multitude et tend toujours à l’assujettir. En effet, la souveraineté — qu’elle soit celle d’un monarque, d’une aristocratie, du peuple, de la nation ou du parti — est toujours réduction du multiple à l’un. Pour toute la tradition politique, seul l’un peut gouverner; il n’y a pas de politique sans souveraineté, c’est-à-dire sans l’unification du multiple. Cette théorie classique, qui récuse la possibilité même de la démocratie comme «gouvernement de tous par tous», va de pair avec les théories capitalistes et les pratiques de management pour lesquelles seul un génie isolé peut innover en matière économique. Ce discours qui nie la capacité de la multitude à se gouverner et à produire de manière autonome vise en réalité à légitimer un rapport de domination qui ne tient qu’avec la participation active des dominés. Il s’agit donc sans cesse, pour le souverain comme pour le patron, de négocier le consentement des sujets et travailleurs, et de lutter par tous les moyens (économiques, psychologiques, idéologiques…) contre leur potentielle désobéissance. Or aujourd’hui, la souveraineté et le capital, confondus dans l’Empire, dépendent plus que jamais des agents sociaux sur lesquels ils règnent. Leur caractère parasitaire apparaît au grand jour. Tout comme il existe dans le travail immatériel des possibilités inédites d’autogestion, il existe de plus en plus de potentiels d’auto-organisation politique et sociale, comme le montrent de plus en plus d’expériences alternatives (Open Source, Indymedia, Forums sociaux…). À partir du moment où les gouvernés produisent des relations sociales de manière autonome et se constituent en multitude, le souverain unitaire devient parfaitement superflu. La multitude est donc appelée à bannir la souveraineté hors de la politique et à se gouverner elle-même. Parce que le pouvoir constituant de la multitude a mûri, «la démocratie est en train de devenir, pour la première fois, une possibilité réelle à l’échelle globale» Multitude, p. 5. Voilà pourquoi il est nécessaire aujourd’hui, selon Negri, de dépasser l’altermondialisme. Si Negri déclare en effet que «le mouvement altermondialiste est terminé», c’est qu’il est maintenant possible, après que ces mouvements ont «relancé la conscience de la possibilité de la transformation de la société sur les bases de la globalisation», de faire un pas de plus, par-delà la contestation, vers la constitution concrète de la démocratie globale. Mais un tel processus n’est pas spontané ou improvisé: il nécessite l’invention de mécanismes constitutionnels et de procédures institutionnelles qui garantissent son plein épanouissement et le protègent de toute nouvelle tyrannie. Telle est la tâche de la multitude aujourd’hui.

L’espoir comme moteur de transformation

Si Empire et Multitude ont fait l’objet de multiples éloges, leurs thèses ont aussi été abondamment discutées et critiquées; on a ainsi taxé la démocratie globale de pure utopie et dénoncé une téléologie sous-jacente à l’œuvre dans cette pensée politique. À la critique d’utopisme, Negri et Hardt répondent qu’il faut conserver l’espoir d’un monde meilleur («plus libre, plus démocratique»), le désir profond de le transformer, sans quoi aucune résistance et aucune libération ne pourront avoir lieu. Quant à savoir quand viendra le temps de cette révolution, ou ce que l’on doit faire pour y parvenir, seules les discussions politiques collectives pourront le dire, et non pas des philosophes. Nos auteurs se contentent d’affirmer que «le moment venu, une événement nous propulsera comme une flèche dans cet avenir vivant. Ce sera le véritable acte d’amour politique». Peut-être faut-il voir, dans cette déclaration finale aux tonalités très «affectives», plutôt que l’affirmation téléologique d’une révolution en marche dans l’histoire, une déclaration performative: l’espoir et l’enthousiasme qu’a pu susciter chez des milliers de gens la lecture d’Empire et de Multitude ne sont-ils pas des moteurs puissants de transformation sociale? Dans ce cas, désigner le «commun» qui relie des mouvements de contestation très divers et faire valoir le projet politique qui les rassemble n’a pas qu’un objectif descriptif: cela vise également à contribuer à créer l’«événement» en question. Peut-être est-ce là le véritable enjeu d’Empire et Multitude.