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« Empire » : le pouvoir immanent

Pourquoi un article sur «Empire» aujourd’hui? Paru en 2000 aux États-Unis et très vite traduit en français, le gros «manifeste» de Michael Hardt et Antonio Negri est, depuis 2004, disponible en édition de poche Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, 10/18, Paris, 2004. Ce n’est donc pas vraiment une nouveauté. Au départ, notre projet était de tenter d’évaluer l’impact du livre sur la mouvance altermondialiste, en particulier en Belgique francophone. Mais avant peut-être de voir la trajectoire de l’ouvrage — projet ambitieux mais que nous comptons mener à bien dans un numéro ultérieur de POLITIQUE –, il nous a paru utile d’en présenter une lecture à destination de ceux qui n’auraient pas eu encore l’occasion de découvrir le livre.

Les auteurs de ce texte ont pris le parti de proposer d’Empire une lecture «sympathique»: tenter d’en reprendre les intuitions principales sous l’interprétation la plus cohérente possible. Cela n’équivaut pas forcément à une lecture «sympathisante»: une fois ces intuitions exprimées, un autre travail sera d’évaluer leur pertinence.

Qu’est-ce que l’Empire?

«Notre hypothèse principale est que la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d’une série d’organismes nationaux et supranationaux unis sous une logique unique de gouvernement. Cette nouvelle forme mondiale de souveraineté est ce que nous appelons l’Empire» Les références renvoient à l’édition 10/18 (page 16). Ainsi exprimée, l’idée de l’Empire peut ressembler à un grand complot mondial des puissants contre les dominés: d’un côté, en somme, les gens de Davos et, de l’autre, ceux de Porto Alegre. Or l’intuition centrale du livre, à mesure qu’elle se décline, nous apparaît précisément à l’opposé de cette logique du complot. L’Empire n’est pas une sorte de «super-État» en constitution qui transcenderait tous les autres: il est un «régime spécifique de relations mondiales» (page 75). Lorsque les auteurs tentent une description plus «institutionnelle», ils en arrivent à dessiner une sorte de pyramide au sommet de laquelle l’on trouve effectivement la superpuissance américaine, mais celle-ci s’appuie elle-même sur une structure complexe de relations de pouvoir, qui plonge ses racines jusqu’à un réseau d’institutions représentant l’ensemble des dominés, la «multitude»: «Le troisième et le plus large étage, au bas de la pyramide, est formé de groupes représentants les intérêts populaires dans le pouvoir mondial» (pages 378-379). Autrement dit, au plan institutionnel, les «Tribuns de la plèbe» (l’expression est de nous) font partie de la structure du pouvoir. C’est que, plus qu’une structure institutionnelle, l’Empire tel que le voient Negri et Hardt serait mieux décrit comme une forme de pouvoir. Le pouvoir de l’Empire est en effet un pouvoir totalement construit dans l’immanence : le pouvoir est en somme un «effet de système», effet dans lequel la multitude joue un rôle décisif. L’on reviendra sur ce point qui nous paraît central, mais, pour le comprendre, il faut sans doute commencer par une brève «généalogie» de l’Empire : comment a-t-il émergé? L’ouvrage se divise en deux parties à peu près égales, l’une centrée sur la constitution de l’Empire comme «ordre politique» (Transferts de souveraineté), l’autre sur sa constitution comme «mode de production» (Transferts de production) Les expressions «ordre politique» et «mode de production» sont des auteurs de cet article. … Mais dans les deux cas, une logique de constitution domine : l’Empire est «appelé à être».

L’Empire est «appelé à être»

Cette phrase revient souvent sous la plume de Negri et Hardt. La signification ne s’en dégage cependant qu’au fil de la lecture. Le pouvoir de l’Empire, au plan politique, repose d’abord sur sa capacité à mettre en œuvre la force : il est constitué comme une force de police, agissant au travers de l’exception. Les conflits locaux (civils ou non), les catastrophes humanitaires, l’action des mafias, définissent des situations d’exception qui «appellent» l’intervention de l’Empire. Ce type d’intervention est rendu possible par un long travail idéologique, réalisé notamment par les ONG, autour du concept «d’intervention humanitaire»: «Ces ONG humanitaires constituent en effet — même si cela se fait à l’encontre des intentions des participants — certaines des armes les plus puissamment pacifiques du nouvel ordre mondial: ce sont les sociétés de charité et les ordres mendiants de l’Empire (…) De cette façon, l’intervention morale est devenue une force d’avant-garde de l’intervention impériale» (p.63). Certes, la dénonciation de l’ambiguïté de l’idéologie humanitaire n’est pas neuve. Elle prend une résonance particulière aujourd’hui quand on sait que, dans le champ intellectuel français, le plus visible des défenseurs de la guerre en Irak a été Bernard Kouchner. L’Empire est donc «appelé à être», dans le sens où le travail idéologique autour du «droit d’ingérence» et de la «guerre juste» — travail qui n’implique pas forcément, de la part de ceux qui s’y livrent, une volonté délibérée de produire de nouvelles formes de domination — lui donne une légitimité. Cette légitimité est peu à peu dotée d’une assise juridique par l’élaboration progressive d’un nouvel ordre juridique autour des Nations unies : c’est pourquoi, bien que capables d’agir seuls, les États-Unis s’efforcent toujours de se couvrir de l’égide des Nations unies. Il faut se garder, à nouveau, de voir dans cette description une sorte de vision «conspirationniste» de l’ordre mondial, alors que, à l’inverse, la construction de Negri et Hardt est tout entière centrée sur l’idée de l’immanence du pouvoir. Les auteurs ne portent pas de jugement moral sur l’idéologie «humanitaire» qui légitime l’usage de la force dans les relations internationales au nom de «valeurs universelles» (page 42). Ils mettent même constamment en garde contre la tentation, au nom de la résistance à cet usage de la force, de défendre les tyrannies pré-impériales. De la même façon que Marx considérait le capitalisme comme «supérieur» au féodalisme parce qu’il ouvrait de nouvelles perspectives au développement des forces productives, Negri et Hardt considèrent que l’Empire est «meilleur» que l’impérialisme puisqu’il débouche en un sens sur l’unification mondiale que l’internationalisme prolétarien avait échoué à produire. Il ne s’agit pas d’exalter les résistances locales ou le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes», mais de constater empiriquement que les utopies universalistes, qui ont servi d’instrument d’émancipation contre les tyrannies féodales, servent aussi d’instrument de légitimation du nouveau pouvoir impérial.

Production «biopolitique»

Toutefois, l’Empire est «appelé à être» dans un deuxième sens, qui se réfère aux transformations de la production capitaliste. Pour les auteurs, dans le capitalisme contemporain, la production de valeurs d’usage est de plus en plus centrée sur la production de la vie sociale elle-même: le travail relationnel des manipulations des symboles (information, communication, publicité, industries culturelles) ou des affects (travail social, travail thérapeutique) deviennent le cœur de la production capitaliste. La production d’objets comme médiation des relations humaines devient donc de plus en plus accessoire et la relation sociale devient le cœur même de l’activité productive. C’est dans ce sens-là que la production capitaliste est centralement «biopolitique» : la matière (et le produit) du travail humain devient de plus en plus la reproduction de la vie sociale elle-même. Negri et Hardt voient d’abord dans cette évolution la confirmation de la théorie de l’impérialisme, telle qu’elle avait été ébauchée (dans des voies différentes) d’abord par Marx, puis par Luxemburg, Lénine, Hilferding et même…Kautsky! L’on peut en esquisser le fil conducteur comme suit : — le capitalisme, confronté à un problème de réalisation de la valeur des marchandises (la valeur des salaires distribués est par définition inférieure à la valeur produite et la plus-value ne participe que très modestement à la consommation) est contraint de trouver des débouchés à l’extérieur de sa sphère de domination; le capitalisme a donc «besoin d’un extérieur»; — la logique de reproduction élargie amène le capital à exporter non seulement les marchandises, mais aussi le rapport salarial lui-même : le capitalisme «s’assimile constamment à son extérieur» en le subsumant sous son propre rapport social. Là est la contradiction fondamentale de la logique impérialiste : le capitalisme a constamment besoin d’un «extérieur» du point de vue de la réalisation de la valeur (les débouchés) mais il se l’assimile constamment pour poursuivre la reproduction élargie (accumulation croissante de capital) On s’excusera pour cette version extrêmement schématique de la logique impérialiste mais elle nous paraît fidèle à l’exposé qu’en font Negri et Hardt et dont ils tirent leurs arguments. La production «directement biopolitique», autrement dit, dans des termes qui nous sont sans doute plus familiers, la marchandisation croissante de la sphère de la reproduction sociale — qui est assurément un thème d’actualité — serait dans un premier temps une réponse aux limites intrinsèques de l’expansion capitaliste. En «marchandisant» ce qui, à l’intérieur même des sociétés capitalistes, restait largement produit en dehors de la sphère capitaliste (la sécurité matérielle ou physique, l’éducation, la santé, la culture, le travail social…), le capitalisme poursuit ainsi son expansion mais, d’une certaine façon, en «consommant sa propre substance». Néanmoins, ce processus n’est pas simplement l’aboutissement d’une sorte de pur déterminisme économique: il constitue aussi — et c’est un élément essentiel — une réponse aux résistances rencontrées par l’expansion capitaliste, résistances qui sont doubles: — résistances des peuples dominés (la guerre du Vietnam est ainsi présentée par Negri et Hardt comme un point d’inflexion central du basculement de la logique impérialiste à la logique «impériale»); — résistances à l’exploitation et, en particulier, à la discipline du travail au cœur même des sociétés capitalistes.

Production sociale

Pour tenter de résumer la logique du livre en une phrase, on pourrait sans doute dire ceci: de la même façon que la logique politique de la souveraineté impériale (un appareil mondial de domination, tirant sa légitimité à la fois de son pouvoir de police et de l’idéologie humanitaire qu’il met en avant) constitue une réponse aux résistances anti-impérialistes des peuples dominés, la logique productive du bio-politique répond aux résistances des salariés (principalement américains, européens et japonais) face à la discipline du travail. Qu’est-ce à-dire? Qu’en mettant de plus en plus centralement au cœur de la production le travail sur les symboles, les affects, le corps, le capitalisme ne fait que réagir à la naissance d’une nouvelle subjectivité culturelle issue des mouvements ouvriers, étudiants et féministes des années 1960: «Les deux opérations essentielles furent alors le refus du régime disciplinaire et l’expérimentation de nouvelles formes de productivité. (…) Les mouvements étudiants imposèrent l’attribution d’une haute valeur sociale à la connaissance et au travail intellectuel. Les mouvements féministes, qui illustraient le contenu politique des rapports “personnels” et refusaient la discipline patriarcale, exaltaient la valeur sociale de ce que l’on considérait traditionnellement comme un travail de femme et qui comporte un contenu élevé de travail de soins affectifs, centré sur les services nécessaires à la reproduction sociale. La panoplie entière des mouvements et la totalité de la contre-culture émergente exaltaient la valeur sociale de la coopération et de la communication» (page 335). C’est qu’en devenant centralement bio-politique, la production capitaliste devient de plus en plus immédiatement sociale: «Le travail immatériel implique immédiatement interaction et coopération sociales. Autrement dit, l’aspect coopératif du travail immatériel n’est pas imposé ou organisé de l’extérieur — comme il l’était dans les formes antérieures de travail — mais la coopération est complètement immanente à l’activité de travail elle-même». (page 359). L’Empire n’est donc pas seulement «meilleur» dans l’ordre politique (il s’en prend aux tyrannies locales), il est «meilleur» dans l’ordre productif (il intègre dans son organisation les demandes d’autonomie, de coopération, de communication). Insistons-y donc : l’Empire est meilleur au sens où Marx disait que le capitalisme est «meilleur» que les modes de production qui l’ont précédé: non du point de vue du «monde vécu» de ceux qui y sont soumis, mais parce qu’en défaisant les anciennes entraves, il porte en lui un potentiel de créativité et de libération supérieur.

Enjeux

Si tant est qu’il est possible de présenter en quatre pages l’argument d’un texte foisonnant qui en fait cinq cents, alors expliquer comment l’Empire est «appelé à être» revient à montrer qu’il est chaque fois réponse aux luttes. Mais cette réponse a ceci de particulier qu’elle intègre la critique : l’Empire intègre la vision d’une société civile mondiale où la prise en considération de l’humanité de l’autre transcenderait les frontières nationales (mais il met son pouvoir de police au service de «l’ordre du marché»); l’Empire intègre la vision d’une forme de travail centré sur l’autonomie et la communication (mais en la subordonnant, par l’exacerbation de la compétition entre tous les salariés, aux exigences de l’accumulation capitaliste). L’Empire manifeste notamment le passage de la «société disciplinaire» à la «société de contrôle»: «La société disciplinaire est la société dans laquelle la maîtrise sociale est construite à travers un réseau ramifié de dispositifs ou d’appareils qui produisent et régissent coutumes, habitudes et pratiques productives (…) On doit comprendre au contraire la société de contrôle comme la société qui se développe à l’extrême fin de la modernité et ouvre sur le postmoderne, et dans laquelle les mécanismes de maîtrise se font toujours plus «démocratiques», toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps de citoyens» (page 48). Plus que l’idée d’un pouvoir capitaliste globalement unifié, l’idée centrale de Empire nous paraît précisément la relation complexe entre l’Empire et son double : la multitude. L’Empire traduit d’une certaine façon le moment où la domination capitaliste devient totalement immanente à la société. Le maintien de cette domination est à la fois totalement contraire aux désirs de la multitude mais elle est aussi le produit de son mouvement. La description proposée se veut une rupture radicale avec l’idée d’un pouvoir qui serait un «radicalement autre» de la société. Les auteurs l’expriment d’ailleurs dans une phrase très suggestive : «Le pouvoir n’est pas quelque chose qui règne sur nos têtes, c’est quelque chose que nous faisons» (page 210). On dira que l’idée de l’immanence de la société à elle-même n’a rien d’original. Elle s’exprime dans les efforts de la théorie sociale, depuis plusieurs décennies, pour décrire la «double autonomie du social» Expression empruntée à Jean-Pierre Dupuy dans son Introduction aux sciences sociales, Paris, Syllepses, 1992 : — le social est autonome par rapport à tout point transcendant, il n’a pas «d’extérieur» (l’idée que l’Empire n’a pas d’extérieur revient constamment sous la plume de Negri et Hardt); — le social est autonome par rapport aux actions des individus en ce sens qu’il émerge comme effet involontaire de ces actions et n’est donc pas lisible par les individus. L’idée de l’immanence du social est d’ailleurs présente dans une tradition dont Negri et Hardt se réclament explicitement, et qu’ils tracent de Machiavel à Foucault et Deleuze en passant par Spinoza et Marx.

Réservoir d’imagination

Mais le point essentiel ici est que la reconstruction récente de la théorie du social autour de cette double autonomie est concomitante, historiquement, de l’affaiblissement du volontarisme politique, c’est-à-dire des projets de transformation collective globale de la société. On pourrait suggérer que la réintroduction complète du pouvoir dans l’immanence s’apparente au dilemme d’Archimède: «Donnez-moi un levier et un point d’appui, je soulèverai le monde». Où trouver ce point d’appui dans une théorie qui conçoit le pouvoir dominant non comme un extérieur mais comme une production émergente des relations sociales? Ce n’est donc pas un hasard si les théoriciens qui défendent la double autonomie du social ont des affinités particulières soit avec le pur libéralisme (Hayek, par exemple) soit avec le libéralisme social de la troisième voie (Giddens et Beck, pour ne citer qu’eux). Ce n’est sans doute pas un hasard non plus si les théoriciens du social les plus engagés dans la perspective critique (les disciples de Bourdieu, entre autres) ont du mal à ne pas concevoir le pouvoir comme un «autre» et la domination capitaliste comme une «contrainte extérieure» dont il faudrait libérer la société. L’intérêt de Empire consiste précisément, nous semble-t-il, à se situer juste à l’articulation de la contradiction : il tente de tenir ensemble à la fois l’idée que la domination est immanente au champ social et que cela à un sens de penser un effort collectif pour s’en libérer. Peut-on concilier la logique de l’immanence et le volontarisme politique? Là est l’enjeu principal de l’ouvrage. Mais il faut bien admettre que, sur la nature de cet effort collectif, les auteurs restent fort évasifs, s’en remettant à la créativité de la «multitude». On pourra certainement reprocher à Negri et Hardt leurs raisonnements elliptiques, le côté souvent approximatif et schématique de l’argumentation et, en définitive, l’absence d’étayage empirique précis, qui rend leurs thèses parfois indécidables. À l’inverse, on peut y voir un formidable réservoir d’imagination interprétative. «L’imaginaire» de Negri et Hardt semble apporter quelque chose de fondamental à la critique sociale contemporaine en ce qu’il se situe à égale distance des visions «édéniques» de la doxa libérale (au sein de laquelle on peut aujourd’hui ranger l’aile droite de la social-démocratie) comme des visions «catastrophistes» -au sens étymologique du terme – partagée, sous des formes opposées, par une partie de la gauche radicale et par la droite populiste. En ce sens, on peut y voir un effort pour prolonger une ligne de réflexion qui puise sans doute ses racines chez Gramsci et, plus près de nous chez un philosophe comme Castoriadis. Mais rappelons-le, il s’agit là d’une lecture «sympathique». Il est d’ailleurs impossible de rendre compte d’un tel texte en quatre petites pages. Nous ne demandons pas mieux que d’ouvrir le débat.