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Entre malaise et défis

Qui l’aurait cru ? Dans la Belgique de 2009, la question de l’égalité entre hommes et femmes semble devenue un enjeu politique central. Les droits des femmes, chèrement conquis par des vagues successives de féminisme, sont en danger ; et l’on voit soudain politiques, intellectuels et associations laïques brandir un drapeau féministe qui n’avait pas semblé, jusque là, figurer au centre de leurs préoccupations[1.On ne les voit guère, par exemple, dans la mobilisation de la Marche mondiale des femmes qui connaîtra sa troisième édition en mars 2010, sur le thème de la pauvreté et des violences.]. Même l’extrême droite découvre soudain que l’égalité entre les sexes est une des « valeurs fondamentales » de nos sociétés. Celle-ci sert alors trop souvent de prétexte pour stigmatiser des populations étrangères et défavorisées décidément incapables de « s’intégrer ».

Il ne s’agit pas de nier que les acquis féministes sont toujours fragiles et qu’ils subissent même actuellement un « backlash », un retour en arrière déjà souligné dans les années 1990 par un livre célèbre de Susan Faludi[2.S. Faludi, Backlash, la revanche contre les femmes, Éditions des Femmes, 1993.]. Mais pour ces nouveaux croisés, la menace ne saurait venir que de l’extérieur, de ces « autres » qui refusent à leurs femmes les libertés obtenues par les femmes occidentales.

Et encore, il ne s’agit pas de n’importe quels « autres » : on ne parle nullement de protéger les droits des nettoyeuses surexploitées, ni des aides-soignantes venues d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie pour s’occuper de nos malades, de nos personnes âgées, à des conditions dont ne veulent plus les femmes belges ; ni même, tant qu’à parler de pressions religieuses, des femmes juives orthodoxes ou des chrétiennes chaldéennes qui peuvent continuer à se faire opprimer dans leurs familles, leur communauté, du moment qu’elles ne nous interpellent pas dans l’espace commun. Non, le danger vient de ces jeunes filles qui prétendent réussir à l’école, faire des études supérieures, travailler et partager notre espace commun – mais avec un foulard sur la tête, devenu soudain le signe de toutes les oppressions[3.C’est précisément parce que ce sont les femmes de culture musulmane qui posent le plus de questions au féminisme européen (tandis que le féminisme américain est davantage interpellé par les «black feminists») que nous leur avons donné une place privilégiée dans ce dossier.].

Et pour compliquer les choses, alors même que beaucoup de (jeunes) femmes occidentales réfutent le féminisme tout en profitant largement de ses avancées, certaines de ces autres femmes, venues d’ailleurs – que ce soit géographiquement ou culturellement – se revendiquent « féministes » tout en contestant une vision purement occidentale et ses prétentions à l’universalisme.

Cependant, il serait trop simple, trop réducteur de balayer le débat d’un revers de la main avec un cinglant « circulez, y a rien à voir ». Car l’irruption de ces femmes, avec leurs propres priorités, que ce soit au nom d’une lecture religieuse ou d’une revendication d’ordre social, bouscule aussi nos convictions et nos combats féministes.

Dans nos pays développés, la vague féministe des années 1970 a été principalement portée par des femmes blanches, de classes moyennes et supérieures. Le mouvement des femmes s’est construit à partir de leur vécu, de leurs besoins et de leurs revendications. Mais voilà que depuis une dizaine d’années, l’hégémonie du mouvement féministe dominant se voit contestée par des groupes de femmes d’origine étrangère qui critiquent ce modèle d’émancipation dominant et contestent les définitions du bon combat et de la bonne stratégie féministes. Plus interpellant encore, elles dénoncent les rapports de domination à l’intérieur même du mouvement féministe et reprochent au mouvement occidental sa prétention à parler au nom de toutes les femmes – tout comme, il y a quarante ans, les féministes reprochaient aux hommes leur prétention à parler au nom de toute l’humanité.

Évidemment, il ne saurait être question de renoncer aux acquis ou plutôt aux « conquis » du mouvement féministe occidental ni, au nom d’un relativisme culturel malvenu, de les refuser aux femmes d’autres cultures. Qu’il s’agisse d’égalité professionnelle, de lutte contre les violences, du droit à décider pour son corps, sa vie – ce qui comprend la liberté sexuelle ou le droit à l’avortement – ces droits ont besoin d’être défendus, creusés, développés. Mais il faut aussi entendre ce qu’ont à nous dire ces autres femmes à partir de leurs propres expériences, de leurs propres priorités, qui ne sont pas forcément les nôtres. Et voir comment et jusqu’où nous pouvons construire des combats communs, avec ce qui nous différencie – et même ce qui parfois nous déplaît. Nous avons choisi de creuser les sujets abordés plutôt que de privilégier les controverses. C’est une autre façon d’ouvrir le débat.