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Espace public et démocratie délibérative

Le terme « espace public » renvoie à deux concepts issus, l’un de la philosophie et l’autre de l’urbanisme et du vocabulaire des aménageurs, l’espace public de discussion et l’espace public urbanistique.

Y a-t-il entre les deux concepts et les réalités auxquelles ils renvoient des relations à mettre en évidence, voire des cercles vertueux susceptibles de s’instaurer ?

Il convient d’abord de définir l’espace public en philosophie, préciser ensuite la signification de ce concept en urbanisme et de discerner les cercles vertueux qui peuvent se tisser entre les réalités visées par ces deux concepts.

L’espace public en philosophie : le débat public

Dans l’Antiquité grecque, le « nomos » ou la loi, ou encore la limite signifiait la séparation entre deux sphères : la sphère de l’Etat, de la politique et du commerce, et la sphère privée familiale, ou encore la limite entre les spectateurs et la scène.

La sphère publique se composait de deux grands sous-ensembles, les enceintes politiques, telle l’Ecclesia et la Boulé[1] et l’espace du marché ou agora, voire un mixte des deux.

Dans la sphère privée, ou oikos, – d’où vient le terme « économie – les esclaves produisaient le nécessaire et les femmes mettaient les enfants au monde et les éduquaient jusqu’à la puberté.

 Mais il faut faire un bond temporel vers la Révolution française pour discerner l’émergence d’une troisième sphère, qui n’est ni celle de la politique et du commerce ni davantage celle de la sphère privée, lieu et temps que les philosophes nommeront l’espace public de discussion : les gazettes, les cafés, les clubs constituent des lieux où les citoyens s’assemblent pour forger ensemble par la discussion une opinion publique évaluant et critiquant la conduite des affaires de la cité.

L’espace public ainsi caractérisé est un tiers milieu et moment spécifique, où se synthétisent des griefs et des opinions qui seront adressées à l’Etat.

Ces lieux tiers deviennent des moments d’expression libre des opinions, non soumis à la censure ni au contrôle des autorités religieuses et politiques ni liés directement aux attaches familiales.

Les libertés d’opinion, d’expression et d’association vont garantir la pérennité de ces lieux/moments.

Dans ces lieux/moments, les citoyens lancent, animent et étendent le débat public, notamment, et ça nous intéresse au premier chef, pour débattre sur ce que doit être l’espace public au sens urbanistique.

L’État et les autorités municipales y reçoivent les critiques et les propositions, ils en subissent en quelque sorte le contrôle indirect, le contrôle direct étant assumé par les élections et autres procédures.

Les dernières décennies ont porté l’espace public à une plasticité jamais atteinte avec l’espace télévisuel et le web, les médias sociaux et conviviaux et les forums d’opinion. Les associations, comme zone érogène du social et comme opérateurs de synthèse des griefs y jouent un rôle essentiel.

La presse joue dans l’espace public, en tant que relais amplifiant et critique, un rôle essentiel, elle est un quatrième pouvoir autant qu’une condition nécessaire pour l’exercice de la démocratie.

Les acteurs de l’espace public donnent un caractère public, ouvert, à leurs discussions et veulent que les politiciens abattent leurs cartes, montrent leur jeu, ce qui est malaisé, tant la ruse, le camouflage et le mensonge font partie de l’art de gouverner.

Des groupes sociaux puissants, les lobbies, les grandes organisations sociales, autant syndicales que patronales, les ONG, ont envahi cette sphère en monopolisant les médias pour la formulation, l’illustration et la défense de leurs intérêts de caste ou de classe.

Les publics faibles, les femmes, les jeunes, les immigrés, les sans-papiers, les chômeurs ont évidemment moins de chance d’accéder à la prise de parole dans les espaces publics que les publics forts, dont l’archétype est le travailleur qualifié mâle de la classe moyenne ou supérieure, le leader syndical ou le patron de presse.

L’espace public dans la ville, les rues, les places et le hors famille

Les espaces publics urbanistiques se composent de rues et trottoirs, places, boulevards, passages couverts et d’espaces à végétaux, parcs, jardins publics, espaces plantés, les courts ou mails.

A partir du dix-huitième siècle, nous voyons émerger, à côté de l’espace public, l’espace privé familial intime.

L’espace familial est un espace clos, dérobé aux yeux du public, organisé par des procédures de pouvoir échappant pour partie à la législation commune, our homes are our castles, disent les Anglais depuis l’habeas corpus, ou charbonnier est maître chez soi.

L’espace public est donc le lieu ouvert, de la sortie de l’intimité vers l’extimité, le lieu de la manifestation, de l’ouverture au monde public par opposition au calfeutrage relatif à l’œuvre dans la vie privée, il est fait de lieux de déambulation, de circulation, de manifestations.

Opposition donc marquée entre ouvert et fermé, entre visible par tous et visibilité restreinte dans l’entre-soi.

A la chaleur et à l’intimité de la vie privée, où le rôle de chacun est assigné par une généalogie et une syntaxe morale et sociale, s’opposera l’espace extérieur de l’extimité occupé par l’activité industrieuse, les transactions marchandes et les loisirs.

Distinguer dès lors, hors de la sphère privée, les lieux semi-fermés, comme les écoles, les entreprises, les administrations et les lieux ouverts : la place publique est l’espace public par excellence, ouverture des regards, liberté des translations, articulation des rues confluant sur les places.

Si l’espace public est le lieu de l’anonymat, (anonyme : sans nom), l’espace privé est le lieu des noms, donc de la solidarité familiale et clanique. Au connu s’oppose l’inconnu, au familier s’oppose l’étranger.

C’est sans doute de là que provient la signification du proverbe allemand, Stadt luft macht frei, l’air de la ville rend libre.

On fait ce qu’on veut parce que papa, maman ou le conjoint, le patron ne sont pas là pour nous surveiller.

Notons que l’espace public est créé, entretenu, modifié et réglementé par l’autorité politique, on y fait ce qu’on veut dans les limites tracées par la loi.

Comment articuler les rapports entre les deux réalités ?

Les anthropologues ont étudié les rapports existentiels entre tel aménagement spatial et tel comportement social.

La transformation de places et de parcs en parkings à voitures restreint la possibilité de l’éducation par la rue.

L’urbaniste Jane Jacobs[2] choque les urbanistes en préconisant que les enfants jouent sur les trottoirs sous le contrôle social des adultes plutôt que dans des plaines de jeux clôturées, isolées du monde des adultes.

L’urbaniste Jan Gehl[3] aménage la rue pour inviter les habitants à y être présents, à marcher davantage et à utiliser plus le vélo : l’aménagement doit être conçu de telle manière que les enfants, les personnes âgées, les adultes transportant des enfants à vélo, etc. se sentent bien.

Tous ces usages rendent la ville plus vivable, plus sécure et relativement dégagée de l’emprise de la circulation automobile.

On dira : si l’espace public de discussion est innervé par la démocratie, les citoyens prendront la parole pour une défense vigoureuse des espaces publics urbanistiques.

Si l’espace public urbanistique est de qualité, il fournira de solides motivations pour que les citoyens se motivent pour le défendre et pour défendre les formes et les contenus de l’espace public de discussion.

Mais quelle est la nature des influences diffuses qu’une ville, dans ses formes et son histoire secrète et diffuse dans le corps/pensée de ses habitants ?

L’induction spatiale et l’induction existentielle[4]

Il faut mobiliser dès lors deux concepts frères, l’induction spatiale et l’induction existentielle.

Induire ? Influencer sans contrainte physique, suggérer sans forcer, influencer à distance sans prise sur les corps, être dans une relation de complicité, de séduction policée, où nous sommes influencés à distance en tant que nous sommes des corps qui en quelque sorte pensent avant notre jugement, une palette étendue d’attitudes affectives.

L’induction spatiale ?

Les aménagements spatiaux induisent des comportements de vie, les espaces nous affectent en tant que nous sommes des corps et façonnent notre psychisme, ainsi de l’agoraphobie ou de la claustrophobie.

L’induction existentielle ?

Les villes comme personnalités singulières nous affectent différemment : Manhattan, la ville américaine nous affecte différemment qu’un cheminement hasardeux dans les lacis de ruelles d’une ville médiévale européenne ou de la « mainstreet » de Chennai, impossible à traverser sans la location d’un vélo-taxi.

Nous dirons dès lors qu’une ville induit spatialement et existentiellement ses habitants, elle les affecte, au sens spinozien, elle secrète en eux des occasions de joie ou de tristesse, des surcroîts de force ou des soustractions de puissance.

L’induction spatiale

Bouger dans la ville, selon diverses formes de mobilité, c’est entrer dans un dialogue implicite avec des configurations d’espaces.

Et cette rencontre affecte autant nos idées que notre corps.

La psychologie en tire des pathologies, « agoraphobie sur la place », « claustrophobie dans une ruelle sombre », « achats compulsifs du prodigue ensorcelé par les vitrines d’un magasin », « xénophobie dans un quartier ghetto », « nostalgie dans le quartier de son enfance ».

Chaque fois, une posture morale et psychologique est associée à un aménagement de l’espace.

Nous sommes affectés en tant que corps par les arrangements urbanistiques, un arrangement spatial induit une disposition psychique et certains n’hésiteront pas à comparer la composition spatiale urbaine, faite de vides et de pleins, avec la composition musicale, ses alternances, ses rythmes, ses chutes et ses refrains.

Nous avons l’intuition que certains espaces sont sûrs, ils induisent des comportements ouverts aux autres et que certains, au contraire, induisent des comportements de fermeture de soi et suscitent des handicaps pour la création et l’animation d’espaces publics de discussion.

Certains aménageurs nous diront que la concentration urbaine, au contraire de l’étalement urbain, éduque à la co-existence pacifique, à des pratiques d’interculturalité et de libéralisme des conduites.

Vivre dans une ville densifiée nous encourage à accepter la coexistence pratique de plusieurs conceptions de la vie bonne.

Et les citoyens de cette ville bien aménagée se motiveront plus aisément en vue de défendre les arrangements spatiaux auxquels ils sont attachés.

Induction existentielle, la personnalité de la ville nous affecte

Cette ville-ci nous remue d’une telle manière et une autre d’une autre : telle ville agite, va chercher tel coin de notre psychisme, suscite la mélancolie, une autre tamponne nos enthousiasmes, libère des énergies.

Certaines villes disposent d’une personnalité propre qui va communiquer avec la nôtre. Nous sommes davantage induits si cette ville nous a vu naître ou si elle a été le lieu de nos premières expériences de vie, le lieu de nos défaites ou de notre gloire et réussite personnelle.

Certains tombent amoureux de certaines villes ou éprouvent une répulsion pour certains établissements urbains qu’ils considèrent comme des non-villes.

Notre imagination travaille avec la personnalité ou l’impersonnalité des villes.

Dans le meilleur des cas, nous, comme personne, rencontrons une ville avec sa singularité expressive.

Certaines villes nous laissent totalement indifférents, nous ne les imaginons pas et nous ne les habitons pas.

Les villes habitables induisent chez nous des sentiments divers, elles constituent des machines à nous penser, à nous faire rêver, à nous faire nous ressouvenir, à appeler chez nous des couches de nostalgie triste ou au contraire d’exaltation anticipatrice.

Les citoyens mobilisés dans l’espace public de discussion portent aussi une attention à la protection du patrimoine mémoriel : les rues, les places, la trame urbaine, autant que des édifices prestigieux confectionnent « la personnalité » d’une ville.

La ville habitée est un ensemble concentré (ou non) de traces culturelles et mémorielles, elle constitue une bibliothèque, une archive vivante des hommes qui y vécurent et moururent, autant dans leurs conflits que dans leurs coopérations.

Et dès lors, les citoyens sont fiers de leur ville, attachés à ses empreintes psychiques et historiques, et gageons qu’ils se mobiliseront pour en défendre les qualités contre les appétits voraces de certains promoteurs ou les rêves urbanistiques hors gabarit de leurs édiles.

Conclusion : l’espace public est un lieu pour l’action publique et pour le travail de l’aménageur

L’espace public urbanistique constitue un des derniers territoires préservés où s’exerce l’autorité politique démocratique.

Et c’est dans les espaces publics de discussion que se synthétisent des griefs, des propositions et des revendications adressées au pouvoir politique arbitre qui décide et configure les formes de la ville et ses composantes historiques inscrites dans le vide et le construit.

Ainsi certaines revendications formulées dans l’espace public de discussion portent sur les aménagements de l’espace public urbanistique.

Des cercles vertueux s’instaurent entre la démocratie délibérative et la qualité des espaces qui en permettent et induisent le déploiement.

Nous ne vivons pas dans « la » ville, mais dans la nôtre.

« Ma » ville est un lieu où les vivants vivent avec les morts, avec les générations qui l’ont construite, détruite, réaménagée, composant un lacis de richesses patrimoniales. Au sein de l’espace public de discussion, nous nous engageons pour une « bonne ville » qui préserve les espaces publics urbanistiques, les places, les rues, les jardins publics et notre ville comme personne.

Nous sentons et faisons l’expérience que l’exercice public de nos libertés nécessite des espaces urbains qui l’induisent et l’encouragent.

Les traces mémorielles qui font la ville et les délibérations qui la préservent se projettent spatialement dans les tracés et les entrelacs de ses espaces publics que nous devons aménager pour nous ménager.

[1] Une assemblée de 500 membres, qui pourrait, bon an mal an, correspondre à nos Sénats, par rapport à l’Ecclesia, l’assemblée des hommes libres, une chambre de délibération beaucoup plus grande.

[2] Jane Jacobs, philosophe et urbaniste américaine, notamment Retour à l’âge des ténèbres, Montréal, Boréal, 2005 et la ville et la richesse des nations, Montréal, Boréal, 1992.

[3] Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine. Montréal, Ed. Ecosociété, 2012.

[4] J’emprunte ces deux concepts à mon défunt maître en philosophie, Jean Ladrière in Vie sociale et destinée, Duculot, Gembloux, 1968.