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Espagne : La mobilisation d’une jeunesse sans futur

Ils sont les visages de la crise espagnole : 45% des jeunes de moins de 25 ans sont sans emploi. Certains sont sur-diplômés, presque trop… D’autres, au contraire, n’ont quasiment aucune formation. Beaucoup d’entre eux sont victimes de la crise du secteur immobilier. Au début des années 2000, alors que l’Espagne bâtit sa croissance sur l’essor de la construction, de nombreux jeunes entre 15 et 16 ans arrêtent leurs études, attirés par un salaire alléchant dans le bâtiment. Mais avec l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, la plupart se retrouvent, du jour au lendemain, sans travail et sans qualification. Ils sont ainsi des milliers à vivre bien en dessous du seuil de pauvreté.

Faire face à la crise

C’est à Madrid, la capitale, que nous partons à leur rencontre. Dans une ruelle du centre-ville, Patio Maravillas, la Cour des merveilles, un local au nom exotique, quartier général des indignés espagnols. Un petit laboratoire pour les partisans de l’autogestion. À l’intérieur, des jeunes aux allures de nomades des temps modernes refont le monde dans d’interminables discussions, parfois abstraites, souvent sur des sujets très concrets. C’est ainsi que dans un coin de la salle, une dizaine de personnes tiennent une réunion sur les questions de santé.

« Les riverains doivent apprendre à se réapproprier les espaces publics, car il n’y a aucun mal à occuper la rue. »

Depuis le grand mouvement des indignés du 15 mai 2011, chaque quartier tient une assemblée hebdomadaire sur des thèmes bien précis. « Avec la crise, beaucoup de gens éprouvent des difficultés financières pour se rendre chez un médecin ou tout simplement pour acheter des médicaments. Alors, nous nous organisons pour trouver des solutions pour la communauté. Par exemple, nous faisons une collecte de médicaments que nous redistribuons », confie Luis, un habitué des lieux. Un peu plus loin, quatre jeunes préparent une bourse aux vêtements. Toutes les initiatives sont les bienvenues. Face au désinvestissement progressif des autorités, les associations citoyennes se mobilisent pour remplir les espaces laissés vides par l’État. Avant de quitter les lieux, une information retient notre attention. Depuis mai dernier, une cinquantaine de jeunes occupent des immeubles appartenant à Bankia, une banque dont l’État est devenu actionnaire majoritaire. En Espagne, des milliers de personnes occupent des bâtiments laissés vides par des particuliers ou des autorités publiques et ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Il faut en effet remonter aux années 1960 et au mouvement social Okupa, qui avait eu l’idée de récupérer des immeubles abandonnés et d’y développer petit à petit des activités sociales et culturelles. Aujourd’hui, la crise a largement amplifié le phénomène.

Avec les moyens du bord

Le lendemain, nous nous rendons très tôt devant l’immeuble squatté par les indignés. Un jeune couple rencontré à l’entrée du bâtiment propose de nous guider au cœur du quartier Lavapiés. Malgré les apparences, Alexia et Enrique ne sont pas du tout des marginaux. Elle termine une maîtrise en philosophie et lui est licencié en technique audiovisuelle. Et, comme beaucoup d’universitaires aujourd’hui en Espagne, ils sont confrontés à un marché de l’emploi qui offre peu de débouchés. À deux, ils vivent avec 300 euros par mois. « Pour trouver un travail, certains jeunes sont obligés de ne pas mentionner leurs diplômes sur leur curriculum vitae. Car les supermarchés ou les bars, par exemple, n’embauchent pas des personnes sur-diplômées », explique Enrique. Et Alexia de renchérir : « C’est difficile mais cela nous force à mettre en place des réseaux de solidarité. Par exemple, si Enrique ne trouve du travail qu’une semaine sur deux, ce n’est pas un drame, car nous mettons en commun nos revenus. Pour nous, le concept même de l’argent n’a plus la même signification », dit-elle. La visite guidée se poursuit dans un espace abandonné par la mairie. Là, derrière de hauts murs, des dizaines de jeunes viennent chaque jour donner un sens à leur quotidien. Il y a d’abord ces potagers urbains pris en charge par Sergio, ingénieur agronome de formation. « Dans ces vergers que nous appelons vergers de la résistance, nous pratiquons l’agriculture urbaine. Les gens apprennent à cultiver leurs propres aliments, explique Sergio qui sort de sa poche un petit sachet rempli de graines… Ce sont des bombes de vie. Nous les donnons aux enfants du quartier, qui les lancent dans les jardins publics. Nous récoltons ainsi des courgettes, des carottes, des tomates… Bien sûr, ces récoltes ne pourront pas nourrir tout le monde, nous en sommes conscients. Mais l’important est que les gens apprennent à cultiver et soient capables de se débrouiller seuls, en cas de besoin », ajoute-t-il.

« Le système que nous avons mis en place est en quelque sorte un retour au troc. Ici, nous n’avons pas besoin de traiter par transactions monétaires. »

Un peu plus loin, dans une salle transformée en atelier, Carlos, diplômé en langues germaniques, a abandonné ses rêves d’interprétariat pour fabriquer des instruments de musique. « Le système que nous avons mis en place est en quelque sorte un retour au troc. Ici, nous n’avons pas besoin de traiter par transactions monétaires. Et c’est ce qui me plaît », révèle Carlos. Alors qu’il façonne inlassablement son tronc de bois qui prendra bientôt la forme d’un didgeridoo Instrument à vent traditionnel des Aborigènes d’Australie. (NDLR).. dans la cour, quatre personnes préparent le repas. Une potée de légumes cuite à l’aide d’un four solaire. « Cela prend un peu plus de temps, mais c’est gratuit », lance un des cuisiniers. Ici, impossible de s’ennuyer. Des activités de théâtre et de création artistique sont aussi proposées. L’essentiel pour beaucoup est d’éviter l’oisiveté et le mépris de soi, sources de souffrance en temps de crise. Le soir approche et la randonnée se poursuit vers la Puerta del Sol où se tient une nouvelle assemblée de quartier. En plein air et au milieu de la foule, chacun y va de son opinion ou de sa solution, et tous les thèmes sont abordés : emploi, logement, politique. L’audience est de toute origine sociale et de tout âge. « Nous tenons nos réunions en plein air, afin de donner plus de visibilité à nos actions. Les riverains doivent apprendre à se réapproprier les espaces publics, car il n’y a aucun mal à occuper la rue », confie un des participants. Retour à l’immeuble Bankia, point de départ de cette journée. Aux étages, des dizaines de chambres, squattées par des jeunes en difficulté, qui bénéficient gratuitement du gaz, de l’eau et de l’électricité. Ici, chaque objet est récupéré et recyclé. En outre, chacun apporte sa contribution à la vie commune en versant de l’argent dans la cagnotte. Grâce au soutien de l’opinion publique espagnole, ces jeunes ont pu échapper aux menaces de la banque qui, après plusieurs tentatives, a finalement renoncé à les expulser. Parmi les squatters, Lidia, avocate, est sans doute celle qui gagne le mieux sa vie, avec ses cinq cents euros par mois. Pour elle, occuper ce bâtiment est avant tout un acte de justice sociale. « À l’époque où Bankia était encore une entreprise privée, elle faisait de la spéculation, en gérant les logements comme n’importe quel autre produit, alors qu’il s’agit d’un bien de première nécessité », dénonce-t-elle. Pour se sortir de la crise, cette jeunesse espagnole cherche de nouvelles solutions et adopte un mode de vie basé sur la débrouille et la solidarité. Le futur, Lidia, Alexia, Enrique et les autres préfèrent ne pas trop y penser, sans céder pour autant à la fatalité. Pour ces indignés, la crise qui frappe leur pays est, peut-être, l’occasion idéale pour inventer un autre monde.