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Fairebel, du lait belge au goût d’ailleurs

Pour réagir à la crise du lait, des producteurs belges se sont regroupés dans la coopéative faircoop. Objectif : commercialiser du lait dans des conditions leur permettant de toucher des revenus décents. Ils ont leur marque, Fairebel, dans le commerce depuis mai 2010. Une initiative qui ne manque cependant pas de contradictions, signe des difficultés rencontrées par les éleveurs pour acquérir plus de contrôle sur la filière.

Septembre 2009, la crise du lait est à son sommet. Les prix, eux, sont en chute libre : – 50% dans certains pays de l’Union européenne (UE) depuis la flambée de 2007-2008. En France, en Belgique, en Allemagne, exaspérés, les griculteurs ouvrent les robinets des citernes. Pour dire que le lait ne vaut rien. En Wallonie, trois millions de litres sont déversés dans un champ près de Ciney. Plus de 40 000 éleveurs, en Europe, entament la « grève du lait » et gèlent leur production. Si le cours est remonté depuis, les laiteries payent actuellement aux éleveurs autour de 30 cents le litre. À ce prix, impossible de couvrir les frais, selon Erwin Schöpges, producteur à Amblève et ancien président du MIG (Milcherzeu- ger Interessengemeinschaft Belgien, groupement d’intérêt de producteurs laitiers belges ), une association créée dans la foulée du mouvement de 2009 et membre du syndicat européen du lait, l’European Milk Board (EMB) : « Il faudrait un minimum de 40 cents. En dessous de ce prix, nous devons toucher des primes, notamment de l’Europe, pour nous en sortir. » Dans l’attente d’une hypothétique régulation du marché, lui et d’autres producteurs réfléchissent : comment permettre, maintenant, aux éleveurs de toucher des revenus décents ? Ils décident de se réunir dans une coopérative, Faircoop. Et cette coopérative, en mai 2010, lance la marque de lait Fairebel, « le lait équitable à la mode de chez nous ». Leur idée : « Que, sur chaque litre de lait Fairebel vendu, 10 cents soient reversés à la coopérative et redistribués équitablement entre les coopérateurs en fonction de leur nombre de parts », explique E. Schöpges. Pour les huit premiers mois d’activité, une part a ainsi rapporté 32 euros à chaque coopérateur, qui en détient au moins dix. À ce jour, Faircoop compte 450 paysans-coopérateurs et est ouverte à tout producteur belge.

Refus des laiteries

Alors, du « lait équitable à la mode de chez nous » ? Pas si simple, et le slogan de Faircoop est d’ailleurs soigneusement ambigu. Premier obstacle rencontré : les laiteries belges. «Aucune n’a voulu travailler avec nous. Nous n’avons pas eu de réponse argumentée. Je pense qu’ils avaient peur que les producteurs commencent à prendre le pouvoir. Ils nous disaient : vous, les producteurs, ne vous occupez pas de la commercialisation, occupez-vous de vos fermes et de vos animaux. Et nous faisons le reste», rapporte E. Schöpges. En effet, que fait Faircoop ? Elle crée une marque, Fairebel. Et c’est grâce à cette plus-value, la marque – plus chère à la vente – que les producteurs de Faircoop peuvent toucher leurs 10 cents par litre vendu.

Le prix au litre pour le consommateur est de 90 cents : plus cher que les laits non « équitables », mais moins que les laits labellisés bio.

Faircoop s’investit donc dans la commercialisation de Fairebel : logistique, vente, rapports avec les grandes surfaces, marketing… Précisément le travail que font les grandes laiteries à travers les marques qu’elles mettent en boîte… Dans une grande laiterie, le directeur commercial nous l’avoue d’ailleurs franchement : « Vu le contexte, tout le monde essaye d’être créatif. C’est une bonne idée de chercher de la valeur ajoutée pour s’en sortir. Mais ce que fait Faircoop rentre directement en concurrence avec nos produits : nous n’avions aucun intérêt commercial à travailler avec eux. » Paradoxalement, les rapports avec les grandes surfaces, dont on connaît la voracité, ont été plus simples, selon E. Schöpges. « Nous nous attendions à davantage de difficultés de ce côté-là ; plus que du côté des laiteries, en tout cas. » Faircoop et grandes surfaces se sont donc accordés sans trop de mal sur les marges de chacun – chiffres « confidentiels ». Nul goût avéré de la grande distribution pour le lait « équitable » ni de souci pour le sort des éleveurs, mais un intérêt bien compris, car « le consommateur est demandeur et le lait est vendu plus cher qu’un autre : tout le monde s’y retrouve », assure E. Schöpges. Le prix au litre pour le consommateur est de 90 cents : plus cher que les laits non « équitables », mais moins que les laits labellisés bio.

D’où vient le lait ?

L’impossibilité de travailler avec les laiteries belges va cependant entraîner d’autres problèmes. Car le packaging du lait Fairebel affiche fièrement les couleurs du Royaume : une vache noire-jaune-rouge – nommée Justine en fran- çais, Faironika en allemand et néerlandais, et qu’il est possible d’acheter ou de louer grandeur nature. Mais s’il ne vient pas des laiteries belges, d’où vient le lait ? De Luxlait, une laiterie… luxembourgeoise. « Nous les avons approchés et le projet les a de suite intéressés », raconte E. Schöpges. Pour une raison simple, de fait impossible à rencontrer chez les laiteries belges : « Cela rentrait pour eux dans le cadre de l’exportation du lait luxembourgeois ». Fairebel est donc une marque belge qui commercialise du lait luxembourgeois – une « matière première irréprochable », selon le site de Luxlait. C’est là que le Crioc (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs) a la puce à l’oreille. Le 25 mai 2010, il signale avoir porté plainte auprès du SPF Economie pour pratiques commerciales trompeuses. « Tant le nom Fairebel que le packaging font référence à une origine « belge » du lait. .…. Le consommateur est donc sciemment induit en erreur sur l’origine du produit », écrit le Centre. Bien que le Crioc et Faircoop se soient rencontrés, le problème est toujours pendant — malgré les affirmations contraires de la coopérative. « Nous maintenons qu’il s’agit de publicité mensongère, affirme Christian Boiketé, porte-parole du Crioc. Le traitement de la plainte déposée auprès des services du SPF Economie est d’ailleurs toujours en cours. » Ce que confirme la direction A du SPF, qui traite, entre autres, de la lutte contre la fraude économique : un rapport a été transmis à ce sujet il y a quelques mois. L’analyse des suites à y donner est à l’étude.

Plutôt que sur le lait, qui de fait n’est pas belge, Faircoop préfère donc insister sur le « caractère belge du projet », puisqu’il a été créé par des producteurs belges et qu’il se fait à leur bénéfice.

De plus, le Crioc s’interroge sur le caractère « équitable » du lait Fairebel. « Quand on reçoit un bénéfice pour quelque chose que l’on n’a pas produit, peut-on utiliser le mot “équitable” ? », se demande C. Boiketé. Les producteurs sont en effet luxembourgeois : ils n’ont aucune part dans Faircoop. Ils vendent, comme d’habitude, leur lait à une grande laiterie (Luxlait), au prix du marché – que tout le monde ou presque s’accorde à trouver trop bas… « On achète le produit fini, empaqueté, à Luxlait, à un prix qui serait le même qu’en Belgique. On a accepté le prix de Luxlait, en supposant que ce prix est équitable en amont, pour les producteurs luxembourgeois », se défend on chez Faircoop. Combien coûte le « produit fini » chez Luxlait ? Secret commercial. Pour le Crioc, un tel montage n’est qu’« un mécanisme financier visant à donner aux membres de cette coopérative une rémunération sur la vente d’un produit dont ils doivent faire la promotion mais qu’ils ne produisent pas ». Sans compter le manque de « transparence », élément essentiel du commerce équitable et solidaire.

Arrêter de tendre la main

Car, en fin de compte, que font les coopérateurs de Faircoop ? Essentiellement de la promotion. «Pour chaque tranche de cinq parts, un producteur doit fournir une demi-journée pour effectuer du travail de promotion. C’est-à-dire aller dans les rayons des grandes surfaces à la rencontre des consommateurs », explique E. Schöpges. Une démarche en elle-même importante, selon lui, surtout après les « grèves du lait » : « Notre victoire est d’avoir changé l’image de l’agriculteur, image désormais liée au consommateur qui est de notre côté ». Ce travail de valorisation d’un produit est ce qui permet de toucher des dividendes sur la vente. Quant au lait de leurs propres vaches, il finit, lui, toujours dans les tuyaux des grandes laiteries : Walhorn (Lactalis), Milcobel, Laiterie des Ardennes… Plutôt que sur le lait, qui de fait n’est pas belge, Faircoop préfère donc insister sur le « caractère belge du projet », puisqu’il a été créé par des producteurs belges et qu’il se fait à leur bénéfice. « Dès lors, est-ce qu’on trompe le consommateur en montrant une vache belge ? », s’interroge un de ces producteurs. « Équitable », les guillemets sont peut-être de rigueur, mais solidaire, sans aucun doute selon lui : « Avec les 10 cents par litre vendu que nous récupérons, cela nous permet d’améliorer le prix trop bas auquel nous vendons notre lait », et d’améliorer un peu leurs revenus dans un contexte difficile. Car que signifie au fond cette initiative ? La volonté compréhensible des producteurs de lait « d’arrêter de tendre la main à l’Europe et d’arriver à vivre sans toucher de primes », explique E. Schöpges. En ce sens, « c’est un projet révolutionnaire, selon lui, car il y a eu des grèves, du travail politique effectué, mais il est important de montrer aux citoyens qu’on veut changer les choses et que l’on peut monter des projets concrets, pas seulement descendre dans la rue pour râler et manifester ». Les contradictions ou l’image confuse de la marque Fairebel ne seraient donc que le reflet temporaire des difficultés pour les éleveurs de reprendre du terrain aux intermédiaires et de maîtriser davantage la filière. Temporaire, car Faircoop n’entend pas en rester là. La coopérative affirme avoir passé un accord avec Luxlait pour qu’à terme, le lait commercialisé sous le label Fairebel soit essentiellement pris sur le marché belge et même, si possible, chez les coopérateurs eux-mêmes. En clair, « Luxlait viendrait chercher du lait en Belgique, ou nous livrerions nous-mêmes du lait pris chez les coopérateurs ou d’autres producteurs », explique E. Schöpges. N’ont-ils alors pas mis la charrue avant les bœufs, et affiché la couleur avant d’avoir le bon contenu ?

« Nous n’avons jamais vu ce contrat. Ni chiffres, ni échéances précises », assure Christian Boiketé (Crioc).

Avant d’en arriver là, il fallait être sûr de la rentabilité et constituer un fonds de roulement, affirme-t-il. Ils ont dû être inventifs pour pallier le refus des laiteries belges de travailler avec eux. Et leurs capacités doivent d’ailleurs être relativisées, car Fairebel est un petit projet à l’échelle du marché du lait, même belge : « Si on arrive à 10 millions de litres commercialisés, on sera content. Cela représente la production d’une vingtaine de fermiers. » La coopérative espère donc mettre en œuvre cet accord d’ici quelques mois. Pourquoi le Crioc n’en a-t-il pas tenu compte ? Car il y a là, de nouveau, suspicion : « Nous n’avons jamais vu ce contrat. Ni chiffres, ni échéances précises, assure C. Boiketé. Depuis octobre de l’année dernière, nous attendons aussi toujours des informations de la part de Luxlait. C’est pour cette raison que nous avons maintenu la plainte auprès du SPF Economie ». On assure au contraire chez Faircoop avoir montré ce contrat au Crioc. Une source proche de ce dossier prétend d’ailleurs de son côté que rien de tel n’existe chez Luxlait, qui, de son côté, ne souhaite pas donner d’informations sur ses clients. Alors, simple cachotterie commerciale ? Façon de gagner du temps pour « s’installer » sur le marché ? Quoi qu’il en soit, les mois qui viennent permettront peut-être de savoir si les promoteurs du lait « à la mode de chez nous » – soutenus par la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs (Fugea), le MIG et l’EMB – parviennent à le pérenniser et à affermir son image.