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Faux requiem pour la Suédoise

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Depuis octobre 2014, la Belgique vit cette expérience politique inédite ou presque à savoir celle d’un Gouvernement fédéral ne représentant pas la majorité d’une de ses deux principales communautés linguistiques. Là où le Gouvernement Di Rupo engendré dans la douleur après une crise sans précédent de 541 jours avait justifié par la nécessité d’aboutir à une stabilité politique, l’absence de deux sièges pour atteindre une majorité du côté flamand, l’exécutif dirigé par Charles Michel a, dès son installation, parfaitement assumé le fait de représenter moins d’un quart des électeurs francophones.

L’absence de garantie constitutionnelle de représentation minimale d’une communauté linguistique dans la majorité parlementaire fédérale a bien entendu été l’élément principal qui a permis de déclencher cette situation. Déjà contournée, mais en raison des circonstances jugées exceptionnelles comme on l’a déjà souligné, cette double majorité découle d’une pratique constitutionnelle qui s’est progressivement imposée depuis la scission des partis unitaires à partir des années 70. Même cette pratique assimilable à une coutume constitutionnelle ne pouvant être contrôlée par les juridictions, rien n’empêchait un gouvernement de la transgresser franchement.

A côté de cette situation de droit, la situation politique incandescente née des élections de 2014 offre l’autre grille de lecture à l’émergence de cette majorité déséquilibrée.  Il y’a tout d’abord le divorce définitif du vieux couple rouge roumain que formait le PS et le CD&V (et son ancêtre le CVP). En dehors de la parenthèse Verhofstadt, ce binôme a été la clé de voute du compromis « à la Belge » depuis 1988 en vertu d’un pacte de non-agression: ces deux partis s’interdisant d’éjecter directement l’autre de la formation d’un Gouvernement fédéral. Là où le PS avait bien pris soin (notamment par le jeu des nominations de plusieurs hauts fonctionnaires étiquetés CD&V) de ne pas insulter l’avenir durant son alliance forcée avec les Libéraux entre 1999 et 2007, il apparaît clairement que c’est bien le CD&V qui a été le moteur de l’exclusion des Socialistes francophones du jeu des négociations qui ont suivi les élections du 25 mai 2014. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce retournement. Il y’a d’abord un changement conscient et assumé de partenaire francophone dans ce fameux binôme, le CD&V n’ayant pas fait mystère durant la campagne électorale de ses affinités avec le MR.

Le dossier Arco démontrait d’une manière générale la difficulté pour le CD&V et l’Open VLD de laisser une fois encore la N-VA aux portes du pouvoir fédéral.

Il est clair ensuite que l’impérieuse nécessité de régler le dossier Arco a rendu incontournable la participation gouvernementale de la N-VA.  Acculé par la gestion erratique de son trésor de guerre (et de celui de ses affiliés) par son bras financier, le pilier chrétien, singulièrement du côté flamand, ne pouvait pas se permettre cinq nouvelles années de pilonnage en règle par la N-VA sur ce dossier.

Le dossier Arco démontrait d’une manière générale la difficulté pour le CD&V et l’Open VLD de laisser une fois encore la N-VA aux portes du pouvoir fédéral. Malgré la possibilité arithmétique de renouveler la coalition tripartie du Gouvernement Di Rupo, majoritaire dans les deux groupes linguistiques cette fois-ci, les partis flamands ont privilégié l’option de la N-VA qui excluait de facto le PS du jeu. On aurait pu penser à ce moment que l’impossibilité de former une alliance majoritaire du côté francophone allait ralentir la formation d’un Gouvernement. Mais la conclusion rapide d’alliances régionales qui l’excluait pour 5 années du pouvoir a poussé à le MR à se lancer dans une aventure qui apparaissait, à ce moment, fort risquée.

Promis à une disparition rapide, cette alliage aura donc tenu plus de 4 ans. Et, contrairement à ses prémisses, il n’aura pas fonctionné autour d’un axe MR/CD&V qui sera vite relégué au rang de gadget électoral mais bien d’une alliance solide entre les Libéraux francophones et la N-VA, pourtant totalement improbable avant les élections tant les discours radicaux de Didier Reynders ou de Charles Michel à l’égard du parti nationaliste flamand ne semblaient laisser planer aucune ambiguïté sur le sujet.

Le couple Michel/De Wever a tourné, et bien tourné, à partir d’intérêts communs et individuels. Pour la N-VA, il fallait engranger, pour sortir définitivement du marais des partis « communautaires » et sans attendre un hypothétique confédéralisme, une participation à un gouvernement fédéral capable de mener une politique ordolibérale décomplexée, attendue par le patronat flamand, le seul patron de De Dewer selon ses dire. Réformes qui semblaient bloquées, à tort ou à raison, par le PS. C’est peu de dire que cet objectif rencontrait l’obsession des Libéraux francophones d’y aller au moins une fois « sans le PS ».

Pour Charles Michel, il y’avait aussi une question de survie personnelle. En risque de grande difficulté en interne pour n’avoir pas vu venir et surtout contrer l’alliance conclue entre le PS et le CDH au niveau régional, le Premier devait réussir là où Reynders s’était échoué : former un Gouvernement fédéral sans les Socialistes.

Quatre ans après, les termes de l’équation sont inchangés et si le Gouvernement Michel s’est échoué sur la question banale du Pacte de Marrakech, rien ne permet d’affirmer que ce qui construit l’ADN de cette alliance a, d’une manière ou d’une autre, disparu.

L’étranglement budgétaire de la fonction publique

La coalition suédoise a permis à l’opinion flamande de réaliser à quel point le confédéralisme et l’indépendance sont devenus des objectifs politiques totalement inutiles dès lors que le PS, et d’une manière générale les Francophones, sont écartés des centres de décision du 16 rue de la loi, même quand il est occupé par un Premier francophone. En transgressant définitivement la règle de la double majorité, Charles Michel a permis, aux partis flamands, et en premier lieu à la N-VA, de prendre les pleins pouvoirs pour dominer l’agenda politique fédéral. Le bilan de la Suédoise invite à une seule conclusion: pendant quatre années, la politique fédérale n’aura tourné qu’autour des intérêts de la Flandre. Et pour cause. En s’octroyant l’essentiel des compétences réellement effectives (à l’exception du poste de Premier et du portefeuille du budget), les partis flamands ont pu actionner tous les leviers essentiels de cette politique. L’insigne faiblesse des cabinets ministériels du MR faisant le reste en empêchant toute forme de contre-pouvoir (quand bien même les Libéraux francophones souhaitaient en exercer un).

Les exemples ne manquent pas : réforme du paysage hospitalier, investissements dans les transports en commun et dans le domaine militaire, réforme de l’impôt des sociétés, réforme de la fonction publique, Jobsdeal, flexijobs, réforme des pensions et des allocations de chômage : les derniers départements « régaliens » du Fédéral ont travaillé dans le sens voulu par le nord du pays. Mais c’est également dans les sous-sols de l’édifice que la N-VA a travaillé. L’étranglement budgétaire de la fonction publique et l’écrémage des derniers contingents de fonctionnaires francophones ont définitivement achevé de transformer l’appareil de l’Etat fédéral.  Plus personne ne fait même semblant de s’offusquer que les cadres linguistiques de la plupart des SPF accusent un déficit de francophone devenus impossible à combler. Sans parler de l’équilibre au niveau des postes de direction.

Autre fait révélateur, c’est le recours massif à la sous-traitance aux bureaux de consultance ou cabinets d’avocats, tous issus du sérail flamand faut-il le préciser, qui se sont vus confiés des missions (comme la rédaction de textes réglementaires ou l’élaboration de note de politique générale) qui n’avaient jamais été déléguées auparavant. Et dans des proportions jamais atteintes.

Enfin, le refus ostentatoire de toute forme de concertation sociale a affaibli considérablement les mutuelles et les organisations syndicales. Ces dernières dans un contexte très difficile, auront pourtant réussi à être, avec certains pans de la société civile francophone, la seule vraie force d’opposition au Gouvernement  Michel, en obtenant le blocage de quelques projets imbuvables comme certains pans de la réforme des pensions.

Il n’est guère étonnant de voir en bout de course la FEB, dont la structure technique s’est très largement convertie à la N-VA, et le VOKA se confondre en félicitations pour le travail accompli.

Il est évidemment impossible, dans ce contexte, de savoir si la mauvaise pièce de théâtre qui s’est jouée autour du Pacte Marrakech est le dernier acte d’un scénario cousu de fil blanc ou un accident de parcours aussi imprévisible qu’inévitable.

Ce qui est clair par contre, c’est que l’avènement de la question migratoire comme centre de gravité de la politique fédérale aura été un des autres faits marquants de cette législature. Que la société civile francophone en soit à se féliciter du remplacement de Theo Francken par Maggie De Block en dit long sur l’héritage laissé par le colosse de Lubbeke.

Encore plus que dans les actes, c’est dans l’imaginaire et le narratif que la N-VA aura travaillé à une déshumanisation progressive de la vision collective des migrations. Bien aidé en cela par une série d’intellectuels flamands venus d’autres camps, comme le sociologue Mark Elchardus, autrefois proche du SP-A, ou Rik Torfs, l’ancien recteur de la KUL, qui auront contribué à « notabiliser » des positions extrémistes, très souvent issues ou conformes aux fameuses 70 propositions du Vlaams Belang.  L’alignement parfait de la N-VA sur les positions des démocraties illibérales (lisez les pays gouvernés par l’extrême-droite) sur les questions migratoires ne gêne plus personne, à commencer par les dirigeants du MR qui s’époumonent en cris d’orfraie devant toute évocation de la proximité de leur allié avec la résurgence du fascisme en Europe.

Tout employé à maintenir une solidarité gouvernementale indispensable à sa survie et titillé par des « chroniqueurs » néoconservateurs qui sont devenus la seule expression intellectuelle du libéralisme dans l’espace médiatique francophone, le MR s’est aligné sans beaucoup de scrupules sur la politique de Theo Francken. Il a renoué, en cela, avec l’héritage politique de Jean Gol qui avait été autrefois le chantre de la rupture avec l’humanisme libéral, un des principaux sédiments du libéralisme politique en Belgique.

Francken ne tentant même plus de donner l’illusion d’un cordon sanitaire autour des idées de Salvini ou d’Orban

L’émergence de la plate-forme citoyenne, que le MR a trop longtemps perçu comme une énième expression d’une gauche essentiellement bruxelloise (qualifiée de gauche Maximilien pour l’occasion), et le mouvement autour des visites domiciliaires, ont pourtant donné des signaux permettant de croire que l’opinion publique francophone n’était, fort heureusement, pas mûre pour un grand virage populiste. Les résultats des élections communales d’octobre 2018 ont confirmé cette tendance et partiellement invalidé, du moins sur le plan électoral, la stratégie des caciques du MR qui se sont aveuglés les mois précédents le scrutin à penser que les corps électoraux bruxellois et wallon allaient valider leur alignement sur leur partenaire flamand.

Il ne restait dès lors plus beaucoup d’alternatives à Charles Michel et au MR que d’amorcer une courbe rentrante et de donner au moins l’illusion d’un retour vers les fondamentaux du libéralisme traditionnel. La question n’était pas de savoir comment se déscotcher de la N-VA mais plutôt quand le faire. L’irruption du Pacte de Marrakech dans le débat public a permis d’offrir rapidement cette porte de sortie. Elle fut servie sur un plateau par la N-VA qui voyait dans ce Pacte la possibilité de se muscler sur le terrain identitaire.

Car là où le MR a vu une partie de son électorat centriste être siphonné par Ecolo, c’est à droite que le danger est venu pour la N-VA. La résurrection du Vlaams Belang, revigoré par les gesticulations d’un Francken ne tentant même plus de donner l’illusion d’un cordon sanitaire autour des idées de Salvini ou d’Orban, a constitué un frein imprévu dans la progression de la N-VA. Dans un jeu de rôles, qui est apparu pour beaucoup comme avoir été bien travaillé à l’avance, il est rapidement devenu tout aussi indispensable à la N-VA de tuer le Pacte de Marrakech que vital pour le MR de le faire vivre.

Pour les Nationalistes flamands, l’objectif reste le même : assommer électoralement le CD&V et l’Open VLD

C’est donc bien plus son timing et sa rapidité que la séparation en elle-même qui aura surpris. Et d’un point de vue politique, la principale question à se poser consiste à se demander si cette séparation est durable et affectera la formation du prochain Gouvernement fédéral.

Le premier élément de réponse tient dans la formule gouvernementale bricolée en un week-end par Charles Michel. Au-delà de l’anomalie constitutionnelle, qui le conduira sans doute rapidement vers l’obligation d’entrer anticipativement en affaires courantes, ce Gouvernement minoritaire est surtout la preuve par l’absurde qu’il n’est pas possible d’envisager au niveau fédéral un gouvernement se passant à la fois de la N-VA et du PS (et accessoirement de l’appoint du SP-A).

Et ce constat est le socle des enjeux des prochaines élections fédérales.

L’hypothèse d’un deuxième épisode de la Suédoise tient plus que jamais la corde si le résultat des élections le permettent. Et c’est bien entendu sous cet angle qu’il faut voir l’épisode du Pacte. Dans la perspective d’une campagne électorale qui allait de toute manière débuter dans les semaines à venir, les bénéfices de cette séparation semblent évidents aussi bien pour la N-VA que pour le MR.

Pour les Nationalistes flamands, l’objectif reste le même : assommer électoralement le CD&V et l’Open VLD, en panne de leaderships et de positionnement politique tout en drainant l’électorat du Vlaams Belang. Sortir du Gouvernement sur un débat identitaire tout en promettant d’assurer la finalisation de l’agenda socioéconomique de la Suédoise était sans doute la meilleure pour y parvenir.

Pour les Libéraux francophones, un repositionnement au moins cosmétique vers le centre de l’échiquier politique, devient une nécessité, preuve ayant été apportée par les derniers résultats électoraux que le MR ne souffre pas d’une réelle concurrence à sa droite. Endiguer la progression d’Ecolo dans l’électorat centriste francophone (et celle plus hypothétique de Défi) est une question vitale pour le MR.

Quitte à ce que l’exclusion des Libéraux francophones reconduise le scénario de 2014.

Est-ce à dire qu’en 2019 la reconduction d’une Suédoise apparaît inéluctable ?

Celui qui s’aventure en prédiction politique se retrouve souvent confronté à la vacuité de ses prophéties. Mais vouloir invalider cette prédiction, toujours sous réserve de la reconduction d’une majoritaire parlementaire, soulève la difficulté de faire émerger des coalitions alternatives.

La première de ces alternatives tient à un hypothétique retour du PS aux affaires. Pour l’opinion publique flamande, l’affaire est sans doute entendue. Le PS est aussi infréquentable qu’en 2014 et le parti flamand qui se rendra responsable de son retour portera le valet puant pendant de nombreuses années.

Reste bien entendu l’arithmétique électorale mais dès lors que Charles Michel et le MR ont rendu tout à fait acceptable l’idée d’un gouvernement sans majorité francophone, le recours au PS s’avère désormais tout à fait dispensable.

Et encore faut-il évidemment que le PS ait une réelle appétence pour un retour aux affaires fédérales étant entendu que le niveau régional constituera sans doute sa première priorité et que rien n’indique, dans ce contexte, que le MR y soit un partenaire privilégié. Quitte à ce que l’exclusion des Libéraux francophones reconduise le scénario de 2014.

L’autre dynamique alternative se situe au niveau de l’axe Ecolo/Groen qui depuis les élections communales se positionne ouvertement comme le principal contrepoids à la N-VA. En cas de confirmation en mai 2019 de la poussée verte d’octobre 2018, et à condition qu’elle soit observable des deux côtés de la frontière linguistique, l’hypothèse de voir les écologistes devenir la première famille politique du pays n’est pas complètement abscons, avec comme conséquence la possibilité de voir les écologistes du nord et du sud jouer un rôle dans la litanie des désignations des informateurs, médiateurs ou autres conciliateurs.

Mais là encore, la marge de manœuvre semble assez étroite et passe obligatoirement par une large coalition englobant la plupart des autres familles traditionnelles. A moins d’un hypothétique rapprochement avec la N-VA. Mais si l’hypothèse est praticable du côté de Groen qui n’a eu aucun scrupule à conclure des alliances verte et jaune au niveau communal et provincial, elle l’est nettement moins du côté d’Ecolo.

C’est donc dans le bureau du bourgmestre d’Anvers que la partie se jouera de nouveau. Qu’elle que soit l’issue de cette partie, étant entendu que la N-VA pourrait parfaitement décider de passer son tour et de se replier dans l’opposition fédérale. Mais au vu du bilan de cette législature, il est difficile de penser que la tentation de venir transformer définitivement l’essai de cette participation gouvernementale ne primera pas sur toutes les autres formules.