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Féminisme, laïcité et libération

Tout mouvement qui tente d’améliorer la situation des femmes est positif. Mais les féminismes qui se réclament d’une religion ont leurs limites. Loin de positions tranchées, une association féministe laïque défend un féminisme universel mais assez flexible pour s’adapter aux situations locales. Propos recueillis par Irène Kaufer et Anne-Françoise Theunissen

Pouvez-vous nous présenter votre association ?

AWSA-Be (Arab Women’s Solidarity Association-Belgium) est une asbl laïque, mixte et indépendante qui milite pour les droits des femmes originaires du monde arabe tant dans les pays d’origine que d’accueil.

Fondée en 2006 par trois femmes d’origines arabes différentes (libanaise, marocaine et algérienne), elle est le fruit d’une longue réflexion et d’une étude du terrain associatif. AWSA-Be a été créée pour combler l’absence, dans le milieu associatif belge et particulièrement bruxellois, d’une association laïque qui vise d’une part la promotion des droits des femmes originaires du monde arabe et d’autre part, la création de ponts entre les différentes cultures à travers les femmes et pour la cause des femmes.

Les activités d’AWSA-Be s’organisent autour de deux axes : la sensibilisation à l’égalité entre les genres et l’amélioration de l’image de la femme arabe dans la société belge et de sa relation, de ses échanges avec cette société.

Concrètement, nous proposons d’une part des activités ponctuelles – des soirées de solidarité, des soirées artistiques, des conférences thématiques, des projections de films et des rencontres littéraires – , d’autre part des activités continues : la chorale de chant arabe, des cours d’arabe moderne, une bibliothèque de livres en arabe. Nous animons aussi des ateliers sur les droits des femmes, la laïcité, le repli identitaire, la vie amoureuse et sexuelle ainsi que l’égalité des genres dans des associations de femmes qui donnent des cours d’alphabétisation et de français langue étrangère ainsi que dans des associations mixtes travaillant en insertion socioprofessionnelle.

Vous vous faites connaître par une activité originale, les « Femmes au café »…

L’idée de cette activité lancée en mars 2009 est née du constat du nombre important de cafés exclusivement masculins dans différents quartiers bruxellois et du malaise créé par cette ségrégation.

Plusieurs termes ont été utilisés pour décrire cette action : « provocation », « descente », « investir », « révolution ». Si nous décidons d’utiliser ces termes, nous pouvons dire que cette activité est une action citoyenne qui consiste en « une descente » surprise dans un café afin d’« investir » un espace réservé symboliquement aux hommes dans le but de faire « la révolution » aux traditions discriminatoires et de « provoquer » un changement : habituer le regard à la présence des femmes dans ces cafés et aider, à travers notre présence, d’autres femmes à en franchir la porte !

Depuis septembre 2009, lors de chaque visite, nous nous invitons aux tables des clients pour leur parler de notre association et de notre action. Les échanges sont très intéressants, souvent drôles et les réactions varient. Ce qui est extraordinaire, c’est que la majorité des hommes rencontrés font de l’autocritique en disant qu’ils comprennent pourquoi les femmes préfèrent aller dans les cafés belges car elles ne risquent pas d’y être dérangées et draguées. Ils disent souvent que l’homme arabe doit changer et doit apprendre à mieux respecter la femme.

Vos trois mots clés sont féminisme, laïcité, libération. Quel contenu leur donnez-vous ?

Pour nous, le féminisme est la promotion des droits et du rôle de la femme dans la société. Être féministe ne signifie pas être « anti-homme », mais plutôt viser l’égalité entre les genres. Dans ce sens, notre féminisme est universel. Il est flexible et adaptable aux conditions et situations locales qui vont influencer les moyens d’action et les priorités pour atteindre cet objectif d’égalité des genres.

La laïcité est la séparation de la religion et de l’État. Pratiquer une religion est une liberté individuelle qui ne doit pas interférer avec d’autres libertés individuelles. Par conséquent, être laïque n’exclut pas d’être croyant(e) et/ou pratiquant(e).

Quant à la libération, c’est l’élimination des lois et pratiques discriminatoires afin de permettre à chacun(e) de faire ses propres choix, y compris la gestion de la vie amoureuse et sexuelle.

Que pensez-vous de celles qui se revendiquent d’un « féminisme musulman » ?

Tout mouvement qui tente d’améliorer la situation des femmes et de faire évoluer les mentalités est positif et à encourager. Ceci étant dit, en l’absence des lois laïques qui garantissent l’égalité pour toutes et pour tous, le féminisme religieux a ses limites et peut être discriminatoire dans des sociétés multiconfessionnelles comme par exemple dans le monde arabo-musulman. Par ailleurs, le « féminisme musulman occidental » peut apparaître comme un « luxe », car ses militantes sont couvertes par les lois égalitaires de l’État laïc. Leurs revendications sont plus d’ordre identitaire et communautaire, à l’exception de celles qui souhaitent remettre en cause la laïcité, surtout dans les lois qui se rapportent au code de la famille.

D’autre part, la littérature fait la différence entre « féminisme musulman » et « féminisme islamique ». Le premier, comme au Maroc, adopte la référence au Coran plutôt comme stratégie mais se réfère aux droits des femmes tels que déclarés à la Conférence internationale de Pékin. Le deuxième ne reconnaît que les références islamiques comme cadre pour la promotion des droits des femmes.

Comment vous situez-vous dans les débats actuels sur la place du religieux et des signes dits « convictionnels » à l’école, au travail ?

Pour travailler sur ces questions en profondeur, notre association mènera de janvier à juin 2010 un projet, ouvert à tous, dans le cadre des Assises de l’interculturalité sur le thème « femmes et religions », afin d’améliorer la compréhension de l’influence et de l’interférence des questions religieuses sur les droits des femmes originaires du monde arabe.

Vous insistez aussi beaucoup sur la dimension internationale d’AWSA. Quelle est la situation des femmes arabes ? Comment appuyer et renforcer les actions menées par les féministes arabes ici et sur le plan international ?

Malgré une longue histoire du féminisme arabe, les fruits de leur lutte restent maigres dans la majorité des pays. Cette stagnation et même parfois ce recul sont dus à plusieurs facteurs dont le désengagement de certains régimes vis-à-vis des femmes après les libérations, les interminables guerres au Moyen-Orient qui ont remis aux calendes grecques les revendications des femmes au Liban, en Syrie et en Palestine et qui ont rétabli la Charia en Irak. Enfin, en raison de la pauvreté et de l’oppression, la rue arabe a été récupérée par les mouvements fondamentalistes qui utilisent la situation des femmes pour en faire l’emblème de la lutte contre l’impérialisme occidental et l’uniformisation du monde.

Malgré cela, les mouvements des femmes existent et continuent de militer. Nous essayons de suivre l’évolution de ces associations et de leurs revendications et de les relayer ici auprès de l’opinion publique issue ou non de l’immigration et auprès des politiques. À travers notre activité de solidarité, nous créons un réseau d’associations dans les différents pays arabes afin d’échanger des informations et de nous soutenir mutuellement. D’un autre côté, par ces ponts que nous jetons, nous voulons aussi que les femmes d’ici ne soient pas en décalage avec la réalité de leurs pays d’origine, et surtout pas en régression par rapport à ceux-ci mais qu’au contraire elles puissent être un lien positif entre leur pays d’accueil et leur pays d’origine. Nous pensons aussi que le soutien à ces dynamiques devrait être renforcé par une recherche efficace d’une paix juste et durable dans la région, par une lutte contre la pauvreté dans le Tiers-monde, par la diffusion d’informations sans parti pris, par une meilleure visibilité de la mobilisation des femmes là-bas, par des groupes de pression, et par un apport financier plus important. Nous vivons dans un monde ouvert où tout est interdépendant, nous ne pouvons ignorer le reste du monde si pas par solidarité, au moins par intérêt.