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Filmer les camps

Avant la Deuxième Guerre mondiale Fred Astaire et Gingers Rogers formaient à l’écran le couple mythique d’Hollywood et les films de George Stevens contribuèrent à leur légende. De la comédie au drame, Stevens, comme John Ford et Samuel Fuller seront les cinéastes américains qui filmeront les camps et les feront connaître au monde entier. Leurs images montées dans un documentaire, Les Camps de concentration nazis, constitueront une des pièces à conviction du procès de Nuremberg. «Filmer les camps – John Ford, Samuel Fuller, George Stevens – De Hollywood à Nuremberg» est une exposition organisée au Mémorial de la Shoah à Paris qui pose quelques questions essentielles sur la représentation de l’horreur et la transmission possible par l’image de ce que fut la réalité des camps d’extermination. Christian Delage historien, enseignant et chercheur à Paris-VIII et à l’ Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) , le commissaire de l’exposition, a voulu que celle-ci s’organise autour d’un parcours qui relie l’expérience de guerre des cinéastes à leur travail de prise de vues des camps (limités à Dachau et Falkenau mais qui permet de comprendre leur manière d’opérer). Il s’agit de professionnels réputés et expérimentés et qui vont recevoir une formation spéciale. Le travail est méticuleux : toutes les images sont accompagnées de fiches descriptives et de comptes-rendus rédigés par un écrivain, Ivan Moffat, engagé par Stevens. Il y aura dans cette expérience une double influence. Les cinéastes s’inspirent évidemment de leurs travaux préalables pour filmer les camps. George Stevens fait ainsi un long plan séquence subjectif à l’entrée de Dachau. C’est exactement le même plan que John Ford avait réalisé au début des Raisins de la colère. L’utilisation de plans-séquences panoramiques vise clairement à empêcher toute manipulation dans un montage ultérieur. Il s’agit de capter le réel qui ne puisse être ensuite mis en cause. La première chose que l’équipe de Stevens voit en arrivant à Dachau, ce sont des wagons stationnés à l’extérieur du camp, remplis de cadavres. Christian Delage note justement que «leurs réflexes, en arrivant sur les lieux, sont ceux de professionnels. Ils entrent peu à peu dans la profondeur du camp, en ayant recours à une grammaire cinématographique très intériorisée, qui s’appuie sur une succession de plans larges, de plans rapprochés et de gros plans, de l’entrée du camp jusqu’à l’hôpital. Ils se débrouillent pour terminer leur travail sur des notes optimistes – c’est quand même une «libération» –, en valorisant leur présence, qui est aussi un gage de la vérité des images qu’ils prennent.» On regrettera à ce propos que l’exposition ne livre pas plus de détails sur cette grammaire cinématographique proprement dite, ni sur les choix techniques qui ont dû certainement faire l’objet de discussions intenses. Jamais le fond et la forme de l’image n’avaient été aussi intrinsèquement liés. Les images tournées par les Soviétiques seront très différentes : «Les cadavres sont filmés en gros plans. Par rapport à la masse, l’individu disparaît», écrit Delage qui ajoute : «Les Soviétiques n’ont pas besoin de prendre de précautions vis-à-vis d’une population largement meurtrie par la guerre. Alors que le spectateur américain est étranger à cette expérience». L’autre influence est aussi évidente : après la guerre, que ce soit dans le choix des sujets ou la manière de tourner, l’œuvre de George Stevens et de Samuel Fuller restera inexorablement marquée par la découverte des camps nazis. Stevens ne tournera plus de comédie et se battra pour réaliser l’adaptation du Journal d’Anne Frank. Et tous intégreront dans leurs longs métrages de fiction des éléments de l’expérience qu’ils avaient vécu durant la guerre et en particulier celle des camps. Ils ne pouvaient sortir indemnes des images qu’ils avaient découvertes et transmises.