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Guerre de positions

Les crises nous rongent de longue date. Depuis la seconde moitié de 2008, l’évidence est partagée dans des cercles nettement élargis. Quelles peuvent être les sorties de crises ? Telle est la question centrale qui désormais traverse les organisations sociales. Les Semaines sociales successives ont vocation à accompagner la construction d’une pensée collective sur le sujet, à partir de différentes « portes d’entrée ». Cette fois, c’est l’aménagement du territoire qui est au cœur. On peut en expliquer rapidement la raison. En termes grossiers, trois paradigmes de sorties de crises sont en concurrence. « Il faut retrouver la croissance ». Le paradigme se réfère à une équation assez simple : pour maintenir le volume de l’emploi en l’état, il faut 2% de croissance. Eu égard au chômage à résorber, il faut trouver les chemins d’une croissance plus forte. Impact sur l’aménagement du territoire : la priorité est de pouvoir développer de nouvelles activités économiques ; il faut réserver tous les espaces utiles. « La planète est en danger. Les enjeux environnementaux sont de toute première importance. Le territoire est une ressource limitée ». Poussé à sa limite, le paradigme interdirait d’encore toucher à quoi que ce soit. Plus raisonnablement, il évoquera « la gestion parcimonieuse du territoire », et des arbitrages à opérer entre emploi et environnement. « C’est moins la sauvegarde de la planète qui importe que celle des espèces qui y vivent, en particulier l’espèce humaine, dont il faut viser le bien-être ». On est dans le « développement durable », celui qui ajoute l’enjeu social à ceux de la croissance et de l’environnement. Les arbitrages à opérer en deviennent plus complexes. C’est néanmoins dans ce paradigme que nous nous situons, de manière volontariste.

« Au vu des réponses ahurissantes qu’ont faites certaines communes à la récente demande du ministre wallon de l’Aménagement visant à identifier les « noyaux d’habitat », il y a lieu de craindre qu’on ne soit pas sorti de l’auberge ! »

Ce qui se passe aujourd’hui est difficile à lire : les différents pouvoirs publics ne sont pas d’accord entre eux ; les trois paradigmes sont actionnés, évidemment pas par les mêmes acteurs. Cela crée souvent de réels blocages. 1. Le paradigme de la « croissance pure » ne nécessite pas un long commentaire : on voit bien que, lorsqu’il s’agit de trouver de nouvelles zones d’activités économiques, il finit toujours par y avoir une solution, quelles que soient les résistances. 2. Plus étonnant, le paradigme de gestion parcimonieuse du territoire est intégré de longue date : il figure explicitement dans le Schéma de développement de l’espace régional wallon (SDER) de 1999 « Schéma de développement de l’espace régional », adopté par le gouvernement wallon le 27 mai 1999. S’il y est aussi explicitement, c’est parce qu’il était déjà dans l’air, à l’occasion des différentes longues étapes antérieures Par exemple dans le projet de Plan régional d’aménagement du territoire (Prat), déposé en 1995. Pourtant, depuis le SDER, la dispersion de l’habitat s’accroît : entre 2001 et 2008, 73 000 logements ont été construits en Wallonie, sur 57 000 parcelles, dont 32% seulement ont pris place au sein d’un noyau d’habitats J. Charlier, I. Reginster, J. Juprelle, « Étude de la localisation résidentielle récente au regard du développement durable », Working paper Iweps, août 2011 ! Ce qui se passe concrètement est le contraire de ce que la Wallonie proclame être sa politique officielle. Au vu des réponses ahurissantes qu’ont faites certaines communes à la récente demande du ministre wallon de l’Aménagement visant à identifier les « noyaux d’habitat », il y a lieu de craindre qu’on ne soit pas sorti de l’auberge ! Et pas que libérales ou de droite lesdites communes ! Évoquant le sujet avec un mandataire, qui, certes, n’est pas du même parti politique que le ministre, j’ai moi-même été stupéfait de l’entendre me dérouler un argumentaire de guerre froide : vouloir baliser, ce ne serait rien d’autre que le pur et simple retour du soviétisme ! 3. Identiquement, nombre d’acteurs et de politiques visent officiellement à recréer de la mixité de fonction et donc de la mixité sociale dans les quartiers. Assez vainement, il faut bien dire : le séparatisme est la réalité des comportements ; les catégories de populations tendent à se mettre à distance les unes des autres H. Rey, « Banlieues, quels enjeux politiques ? », dans M. Wieviorka (dir.), La ville, Auxerre, éd. Sciences humaines, 2011. Rien de vraiment neuf dans ce constat, dressé jadis d’une autre manière par Henri Lefebvre et Manuel Castells : la ville (et donc plus largement le territoire) donne à voir la projection des rapports sociaux sur le sol. La notion de « ghetto » est exagérée, en tout cas pour désigner ce qui se passe dans certaines zones de notre territoire ; il n’en reste pas moins que la ségrégation spatiale est là, et bien là, forme d’un implicite « qui se ressemble s’assemble ». C’est à se demander s’il est seulement possible de mener une politique d’aménagement du territoire autrement que de manière déclarative ! Nous voulons faire la démonstration que oui, parce qu’il y a un enjeu profondément démocratique qui est en cause, mais il y a du rapport de force à établir. Ainsi le concept de nos travaux peut-il être dessiné. D’une part, le territoire et le développement durable par chacun de ses grands piliers : l’enjeu social, plus particulièrement de cohésion sociale par André Boulvin ; l’enjeu environnemental par Jean-Pascal van Ypersele ; l’enjeu de croissance économique à propos duquel Bernadette Mérenne- Schoumaker nous expliquera les fondamentaux contemporains. D’autre part, il importe de comprendre ce qui s’est passé sur nos territoires wallon et bruxellois, ainsi que les dynamiques en cours. Avec Bénédicte Grosjean, on s’explique sur les mouvements longs qui caractérisent nos territoires, en particulier ces espaces urbanisés sans urbanisme, qui ne sont pas des « villes » au sens classique, et plus non plus des « campagnes » : il faut décoder ce qui se trouve derrière les mots, et actualiser notre vision du présent : qu’est-ce que « l’urbain » aujourd’hui, le « rural », le « péri-urbain », la « ville diffuse » ? Quel est le « bassin » d’une métropole ? Comment tout cela a-t-il bougé ? Ensuite, Luc Maréchal inscrit nos réalités dans les réseaux, à multiples couches : du transfrontalier à l’Europe, voire au mondial. Où en est-on des connivences et concurrences entre villes et territoires ? Quelle est la résonance entre « l’extérieur » et les dynamiques qui nous sont propres ? En l’occurrence, l’enjeu qu’il souligne est celui des cartes : selon que la Wallonie et Bruxelles existent ou n’existent pas sur les cartes, selon leurs manières d’exister, des politiques favorables seront menées ou non. Il y a des rapports de force à établir au moment où se dessinent les cartes : derrière l’apparence abstraite, il y a des enjeux très concrets. Le cadre ainsi tracé, il est pertinent de s’informer sur la manière dont les choses se réfléchissent chez nos compatriotes de Flandre : Michel Debruyne nous y initie. On termine la séquence avec Nicolas Dendoncker, qui nous offre une perspective pour le monde rural, à partir d’une approche résolument « méta », le changement d’échelle, l’aventure de l’approche systémique d’un point de vue planétaire, pour dépasser les visions sectorielles et locales. Nous ne serions cependant pas le MOC si, complémentairement, nous ne nous posions pas deux autres questions impliquantes : la situation des plus fragiles dans l’espace public et l’état du mouvement social sur ces questions. L’espace public est-il vraiment pour tous ? On commence par une question difficile : l’urbanisme peut-il contribuer à l’égalité, vue sous l’angle des politiques d’égalité entre hommes et femmes (le gender mainstreaming). Lidewij Tummers identifie les contributions que l’aménagement du territoire peut avoir, qui permettent de gagner du terrain. Ensuite, on s’attache à la situation spécifique des personnes handicapées, avec Philippe Bodart, puis celle des jeunes, dont on ne peut soutenir qu’ils soient toujours très systématiquement bienvenus dans l’espace public, surtout s’ils sont en groupes : contrôles, installation de caméras, réglementations d’heures d’ouverture des bistrots… Sans nier qu’il faille gérer des situations conflictuelles ou d’incivilités, les mesures prises ne relèvent-elles pas le plus souvent du simplisme, ou du « bazooka pour tuer une mouche » ? Quel est le vécu des jeunes ? Quelles politiques mener qui soient réellement équilibrées ? Ce sont les questions auxquelles tentent de répondre Jalil Bouridhane et Bernard De Vos. Finalement, l’aménagement du territoire est-il un outil du capitalisme ou une arme contre lui ? Hélène Ancion retrace l’histoire des conceptions, des luttes et des politiques, de l’après-guerre à aujourd’hui : il n’y a jamais eu vision unique, mais lutte entre visions dominante et dominée. Des idées ont évolué, d’autres subsistent avec une remarquable permanence. Mais en quoi les luttes des porteurs des visions dominées ont-elles pu réellement influencer les situations ? Claire Scohier, Mathieu Sonck et Nicolas Prignot, pour leur part, interrogent le mouvement social proprement dit. Vues de l’angle « ouvrier », les luttes urbaines ont souvent été perçues comme « une affaire de petits-bourgeois ». Les enjeux ne se limitent pourtant pas à cela : quelles alliances peuvent être construites, qui mettent le social au cœur de la question urbaine ? Enfin, Thierry Jacques tire les conclusions, et commente les actualités politiques les plus récentes.