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Identités nationales

France et Belgique: deux pays voisins et totalement dissemblables, et pourtant travaillés par une même interrogation existentielle autour de l’identité nationale. Sarkozy-Leterme, même combat ? Oui, dans un certain sens…

Quand, au cours de la campagne présidentielle, le candidat Sarkozy eut annoncé son intention de mettre en place un ministère «de l’immigration et de l’identité nationale», la protestation fut à son comble. Le choix des mots et leur association n’étant jamais innocents, il fut soupçonné de faire fond sur un vieux substrat xénophobe, avec pour objectif de capter l’électorat du Front national. C’était bien vu, puisque les résultats ont suivi. Mais la question, réputée ringarde, de l’identité nationale, ne renvoie pas principalement à l’immigration. Face à la mondialisation, face à une construction européenne qui paraît lointaine et qui s’identifie dans l’imaginaire collectif aux «technocrates de Bruxelles», il n’est pas très productif, pour un homme politique qui veut soigner sa popularité, de se laisser assimiler à ce qu’on appelle, à l’extrême droite, les «élites mondialisées». Comme le martèle depuis des années, avec une rhétorique de gauche, le polémiste Alain Soral devenu entre-temps le penseur de chevet des Le Pen père et fille, l’identité nationale n’est pas principalement un rempart contre l’«islamisation de l’Europe». Elle est d’abord une arme à mobiliser pour résister à l’«empire» états-unien et au matérialisme sans âme et sans honneur qu’il promeut de manière universelle. Qui se gausse de l’identité nationale? À droite, le gratin des conseils d’administration du CAC 40 habitués à fonctionner en anglais et pour qui, très logiquement, le capital n’a aucune odeur. À gauche, ceux qui ont intégré, y compris sur le plan émotionnel, les dimensions interculturelles et post-nationales de la démocratie au XXIe siècle. N’en doutons pas: il s’agit de deux minorités. En talentueux manipulateur des angoisses populaires, Sarkozy vise la majorité. Ceux qui ont voté «non» à la Constitution européenne. Ceux qui, sans forcément réfléchir très loin, ne veulent pas de la Turquie dans l’Europe. Ceux qui descendent sur les Champs-Élysées quand l’équipe de France de rugby gagne et qui se massent sur la route de l’Alpe d’Huez pour voir passer Richard Virenque. Bref, ceux pour qui la fierté d’appartenir au plus noble des peuples fait oublier les lendemains qui déchantent et l’impuissance à les transformer. On ajoutera : ceux dont une certaine gauche de gouvernement (dite «caviar») n’arrive plus à se faire l’expression. En récupérant l’identité nationale, Sarkozy travaille sa légitimité populaire en temps de crise. Et en sponsorisant Dominique Strauss-Kahn à la tête du Fonds monétaire international, il pousse un peu plus les socialistes — soit la force dominante de la gauche — dans le camp du cosmopolitisme financier. Pourtant, qui peut en douter, le nouveau président est bien l’homme du libéralisme triomphant, occupé à liquider les derniers carats de l’héritage gaulliste, notamment en réalignant par petites touches la France sur la diplomatie américaine. Tous les politologues en conviennent: les sociétés européennes virent lentement mais sûrement à droite. Mais ce n’est pas la droite du capitalisme populaire et de la prospérité pour tous. C’est la droite de la peur de l’inconnu et du besoin éperdu d’être rassuré. L’insécurité matérielle se double d’une insécurité symbolique. Les succès de la droite européenne sont basés sur une alliance paradoxale entre, d’une part, un patronat éclairé et moderne et, d’autre part, des couches populaires — ouvriers des industries en déclin et de PME paternalistes, habitants des villes moyennes abandonnées par les élites culturelles, classes moyennes traditionnelles en retard d’une guerre — qui pensent avoir tout à perdre de l’ouverture au monde. Tout l’art d’un Sarkozy est de concilier les deux sans même qu’on s’avise à quel point cet exercice relève du grand écart. En pleine crise politique, la Belgique voit donc s’affronter deux identités nationales concurrentes: la flamande et la belge. Dans un style nettement moins flamboyant que le président français, Yves Leterme a fini par incarner un même type d’alliance, entre le gratin aristocratique, universitaire et patronal du club In de Warande et un électorat populaire qui cultive depuis des générations la fierté d’être flamand comme son bien le plus cher. Rien de pareil du côté francophone, où aucun affect concurrent n’est mobilisable. Malgré toutes les tentatives de reconstruction anachronique, l’identité wallonne n’a jamais eu de consistance que lorsqu’elle était portée par un mouvement ouvrier à l’offensive. Quant aux francophones de Bruxelles, ils n’existent plus que dans la périphérie résidentielle où l’exode urbain les a poussés tandis que le cœur de la ville, s’il parle bien français, éprouve et ressent dans une mosaïque de langues et de cultures. C’est sur fond d’une profonde dissymétrie que les francophones se redécouvrent une âme belge. Mais ils s’illusionnent eux-mêmes. L’identité nationale a besoin d’un creuset historique pour se constituer. Entre Bruxelles, ville refaçonnée à vue d’œil par l’immigration, et la Wallonie, ce creuset n’a jamais complètement existé, malgré la langue française partagée qui ne suffit décidément pas à fonder une identité commune. Et, bien évidemment, il n’existe plus avec la Flandre depuis qu’elle a conquis son autonomie culturelle. On s’étonne toujours que des francophones puissent s’affirmer belges par-dessus tout en ignorant la langue de la majorité de leurs concitoyens sans que ça les interpelle… Est-ce à dire que tout projet «belge» est voué définitivement à l’échec, faute de fondements identitaires suffisants ? On voudrait croire que non. Car il y a mille raisons d’être attaché à une démocratie non ethnique, où de multiples appartenances ethno-culturelles (les Flamands, les Wallons, mais aussi les Marocains, les Turcs…) peuvent se rejoindre dans ce qu’Habermas appelait un «patriotisme constitutionnel» en le rêvant pour l’Europe : une communauté politique transcendant les identités nationales et les liens subjectifs qu’elles fondent et s’organisant autour de l’adhésion à des valeurs communes, et notamment aux droits de l’Homme. Ce «patriotisme constitutionnel» ne dissout pas les nations, mais n’en fait pas le cadre indépassable de la démocratie S’il y a un objectif spécifique pour la gauche dans la crise communautaire actuelle, c’est bien de pratiquer la désescalade systématique et de renouer tous les fils possibles avec les progressistes des autres régions, liens qu’il est criminel d’avoir laissé se rompre à ce point, avec l’exception salutaire du mouvement syndical. La surenchère est tentante pour qui veut reconquérir le leadership dans sa propre communauté. Mais elle compromet gravement tout avenir commun. Il est temps de cesser de se demander ce qui est «bon pour la Flandre» ou «bon pour les francophones», et de jauger, y compris sur le terrain des réformes institutionnelles, ce qui est bon pour les plus démunis, pour les salariés et les allocataires sociaux, pour le développement durable et pour les droits fondamentaux des personnes. 26 novembre 2007