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Intellectuel

INTELLECTUEL: Depuis l’affaire Dreyfus, l’intellectuel est celui qui dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés. Pourtant, la méfiance «ouvriériste» à l’égard des intellectuels a toujours été grande. Dans Les socialistes belges, Marcel Liebman stigmatisait «le refus du Parti de poser rigoureusement, donc intellectuellement, donc politiquement les problèmes de stratégie». Il s’agit alors, au nom du pragmatisme, d’empêcher toute tentative de stimuler la réflexion et d’approfondir le débat. L’appel au sens pratique vise à museler la critique. «Le péril» qui guette tout intellectuel n’est cependant pas, insistait Liebman, de «trop réfléchir» et de «trop critiquer» : «il est de démissionner de sa fonction», de perdre «le goût de la théorie, de la réflexion et surtout de la critique» piégé par sa soif de considération, par des séductions multiples, des privilèges et des pressions. Ainsi, aux deux premiers cas de figure que distingue Gérard Noiriel G. Noiriel, Les fils maudits de la république, Fayard, Paris, 2005. Voir aussi la revue Contre-Temps, n°15, 2006, consacrée à l’engagement des intellectuels, avec des contributions de A. Badiou, D. Bensaïd, G. Mauger, G. Noiriel, E. Rudinesco, L. Sève.. , l’intellectuel révolutionnaire (Jean-Paul Sartre) et l’intellectuel spécifique (Pierre Bourdieu), peut succéder un troisième, l’intellectuel de gouvernement (François Furet). En fait, tout comme des jeunes dreyfusards ont pu devenir des vieux pétainistes, beaucoup de «soixante-huitards» ont aussi rejoint la droite pure et dure, ou la version libérale de la gauche. Ces intellectuels de gouvernement «se donnent pour mission, selon les termes de Gérard Noiriel, de dire aux gouvernants ce qu’ils devraient faire et aux citoyens ce qu’ils doivent penser». Pour exercer leur hégémonie, il leur faut non seulement être la raison des gouvernants, mais ils doivent aussi pouvoir faire entendre raison au peuple. C’est pourquoi la montée en force des intellectuels de gouvernement s’accompagne de l’accusation de populistes adressée par ceux-ci à leurs détracteurs. Cet usage politique du «populisme» vise à disqualifier toute expression ou mouvement social et devient l’expression des intellectuels de gouvernement. Tout en faisant aux autres la leçon de «l’objectivité», leur discours est entièrement structuré par les catégories du discours politique dominant. Leur parti pris, se confondant avec l’air du temps, devient pour eux comme une seconde nature. Seuls les autres leur paraissent «engagés». Les intellectuels de gouvernement font en permanence la leçon aux autres et découvrent avec horreur que la leçon n’est apprise par personne. Il en a été ainsi à propos du «pacte des générations». Alors qu’ils prêchaient l’inéluctable nécessité d’allonger les carrières et prônaient le renoncement aux prépensions, ils ont bien dû constater le succès des deux grèves générales. Personne apparemment, malgré les explications savantes nourries par les études et les commentaires éclairés de nos intellectuels, ne voulait croire que maintenir plus longtemps les vieux au travail allait permettre de créer des emplois pour les jeunes ! Si bien qu’une fois encore ils paraissaient surpris que les choses se passent autrement que leurs prédictions. Ils trébuchent cependant toujours face au même écueil : l’intellectuel ne peut pas prendre la parole pour dire la vérité au peuple au nom des gouvernants. Il gagne la considération et accède aux honneurs mais perd le statut d’intellectuel. À ceux qui lui disaient «vous autres intellectuels vous excellez à critiquer, mais que proposez-vous?» Marcel Liebman rétorquait : «la critique est difficile et la contestation aussi. C’est pour cela que les contestataires, infiniment moins nombreux que les conformistes, ne courent pas les rues. La critique est si peu commune, ajoutait-il, que lorsqu’elle n’est pas faite seulement de révolte mais aussi de réflexion, on la tiendra «presque nécessairement pour destructive, nihiliste et méchante».