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La droite a-t-elle du cœur ?

Du cœur, la droite? Évidemment qu’elle en a. Elle en déborde, elle en dégouline. Voyez Chirac, qui le porte en bandoulière, ou le fils Bush. Pas de cœur, lui? Évidemment, toutes ces exécutions de condamnés à mort, ça fait mauvais genre. Mais n’a-t-il pas démontré au cours de sa campagne à quel point il est un compassionate conservative, un «conservateur compatissant»? Et qu’est-ce que la compassion sinon l’ostensible manifestation d’un cœur bien tendre? Enfin, les quadras se souviendront de la réplique cinglante de Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand, son challenger d’alors: «Vous n’avez pas le monopole du cœur». Il avait raison. La question ne serait-elle pas plutôt: la gauche a-t-elle du cœur? C’est vrai, depuis vingt ans, elle en fait étalage à profusion. Les mauvaises langues diront que ça lui prend chaque fois qu’elle perd un peu de son identité, de Guy Spitaels avec son «retour du cœur» à Tony Blair et sa guimauve évangélique. Je doute pourtant que ce cœur appartienne au patrimoine génétique de la gauche, en tout cas selon l’idée que je me fais de la gauche. Ma conviction, c’est qu’en politique, le cœur est de droite. Ce n’est pas une question de conception, c’est une question de position. Seul peut avoir du cœur celui qui se trouve en position dominante. Le riche qui a du cœur aura un geste pour le pauvre. Le propriétaire donnera un rabiot d’un mois à son locataire en retard de loyer. Le patron dotera généreusement la Saint-Nicolas du personnel. Autrefois le chevalier défendait la veuve et l’orphelin. La dame patronnesse avait ses œuvres. Ce cœur-là n’est qu’un baume pour atténuer la brutalité des rapports sociaux, tout en soulageant à peu de frais quelques consciences malheureuses. Je ne m’en plains pas. Faute de pouvoir — de vouloir? — s’en prendre aux causes, c’est sans doute la moindre des choses de s’employer à adoucir les effets. Tous, à droite, n’ont pas de telles préoccupations. La chronique sociale est pleine de vaillants capitaines qui ne tremblent pas au moment de «couper les branches pourries», de licencier, de délocaliser. Ils sont payés pour avoir un minimum de cœur, même si, après leurs heures, ils sont sûrement très gentils avec les enfants, leur chien et leur femme de ménage. Mais alors, il faut qu’ils renoncent à faire carrière en politique. En politique, le cynisme ne paie pas. Les électeurs ne sont pas tous des actionnaires. La droite, d’accord, mais à condition qu’elle ait du cœur. Qu’elle soit sociale, comme on dit aujourd’hui. Point de chute privilégié chez nous pour les ambitieux de cette espèce, notre «libéralisme social» regorge de chefs d’entreprise, de curateurs et d’avocats d’affaire, de dirigeants patronaux et d’aristocrates à particule qui doivent, pour se gagner une clientèle populaire, enduire la défense crue de leurs privilèges d’une épaisse couche de cœur. Les rôles peuvent-ils s’inverser? Le travailleur peut-il avoir du cœur à l’égard de son patron? Le locataire de son propriétaire? Manifestement, le cœur, ça ne peut fonctionner que du «haut» vers le «bas». Revenons à la gauche et à la droite. Ce binôme est souvent illustré par un axe conceptuel (l’axe gauche-droite) sur lequel on fait coulisser en sens divers des couples de valeurs supposées antinomiques: tradition/mouvement, liberté/égalité, État/marché, etc. Après quoi on disserte généralement sur la pertinence actuelle du clivage ainsi dessiné, qu’on jugera plus ou moins «obsolète» (c’est le qualificatif convenu), plus ou moins capable d’intégrer de nouvelles questions (notamment les «éthiques»). Tandis que selon l’idée que je m’en fais, la gauche et la droite ne sont pas d’abord des catégories idéologiques. Avant toute chose, ces termes renvoient à des «camps sociaux» qui offrent des points de vue particuliers pour envisager la société. Celle-ci n’a pas la même apparence selon qu’on l’observe de Lasne ou de Saint-Josse-ten-Noode, du «clos des milliardaires» de l’avenue Louise ou des HLM de Droixhe. Simplisme? D’accord, la société ne se divise pas entre deux camps aussi tranchés. Mais je préfère ce «simplisme»-là à la fiction d’une population de classes moyennes nivelée par le centre devant laquelle des programmes politiques qui se ressemblent tous entreraient en compétition pour la conquête de l’audimat électoral. Le clivage gauche-droite, je l’admets volontiers, est une construction permanente, une hypothèse de travail avec sa part d’arbitraire, mais il a l’immense mérite de rendre les phénomènes sociaux plus intelligibles en suggérant un cadre interprétatif, de baliser l’espace pour un débat qui ait du sens et de proposer des coalitions d’acteurs sociaux capables d’agir. Sous cet angle, est de gauche qui porte un regard sur la société en se plaçant du point de vue des dominés. Est de gauche qui se donne pour objectif, à la place d’un hypocrite «bien commun», voire d’un ambigu «intérêt général», la poursuite inlassable de l’émancipation humaine, de l’égalité en droit, en condition et en dignité pour tous. Les autres sont de droite. Et le «cœur» n’est vraiment pour rien dans cette distinction. Henri Goldman coordinateur des Assises pour l’égalité codirecteur de «Politique, revue de débats»