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L’histoire n’est pas un objet juridique

L’attention légitime accordée par le monde politique aux diasporas recèle aussi, comme le fait remarquer J.-P. Marthoz dans sa chronique, le danger de «défendre les intérêts communautaires particuliers et non l’intérêt de la nation». En prenant cependant l’exemple du génocide arménien, il tombe dans le travers qu’il dénonce. Il déplore en effet, malgré la reconnaissance du génocide arménien par le Sénat, l’absence d’une loi pénalisant la négation de ce génocide. Pour que la mémoire ne soit pas instrumentalisée par la surenchère politique, ne faut-il pas justement distinguer la réalité historique des génocides et la lutte contre leur négation d’une part, de la pénalisation des négationnistes d’autre part? En ce qui concerne la Shoah, il aura fallu du temps et des événements, comme le procès Eichmann, pour dissiper la confusion. Il aura aussi fallu le travail historique, la lutte menée pied à pied contre les négationnistes, «assassins de la mémoire» selon l’expression de Pierre Vidal-Naquet, pour que l’on n’escamote pas une fois de plus les crimes du nazisme. Déjà cependant, au moment du vote de la loi Gayssot qui pénalisait en France la négation du génocide des juifs, Pierre Vidal-Naquet avait mis en garde sur les dangers de cette loi. L’historienne Madeleine Rebérioux écrivait que ce n’était pas à la loi ni au juge chargé de son application de dire la vérité en histoire «alors que la vérité historique récuse toute autorité officielle. De plus, ajoutait-elle, cette loi permet aux négationnistes de se présenter comme des martyrs». Et l’historienne de conclure: «Imagine-t-on le doute rampant qui va s’emparer d’esprits hésitants? On nous cache quelque chose, on ne nous dit pas tout, le débat est interdit. Imagine-t-on le parti que peuvent en tirer les antisémites larvés, qui n’ont pas disparu?» Le Monde, 21 mai 1996 A propos du génocide arménien, J.-P. Marthoz souligne le courage d’intellectuels et d’historiens turcs qui sont effectivement désignés comme traîtres à la patrie, calomniés et traînés devant les tribunaux. Elif Chafak et Hrant Drink, qu’il cite en exemple, ont été, avec Murat Belge, Halil Berktay, Muge Gocek, Ahmet Insel Etyen Mahcupyan, Baskin Oran et Ragip Zarakolu, les initiateurs, il y a un an, de la conférence d’Istanbul qui visait «à déchirer le voile épais d’ignorance dans lequel l’opinion publique turque a été maintenue». Mais ces mêmes intellectuels, tout en dénonçant qu’en Turquie «l’Etat a commencé ces dernières années à exprimer sa politique négationniste au-delà de ses frontières», estiment que l’adoption de lois pénalisant le génocide arménien «serait contre-productive» et aurait pour effet de bloquer le travail sur l’histoire. «Nous sommes gravement inquiets, écrivent-ils dans un texte commun, face à des initiatives comme la proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien» présentée en France. «Une telle loi, ajoutent-ils, ne pourrait que nuire à l’avancée du travail de mémoire et de réflexion sur l’histoire entamé aujourd’hui.» «Le travail sur l’histoire sera bloqué en Turquie», Libération, 10 mai 2006 En décembre dernier, peu avant sa mort, Pierre Vidal-Naquet prenait, avec 19 de ses collègues Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock , l’initiative d’un appel pour «la liberté de l’histoire» signé par plus de 600 historiens. Ce manifeste soutient que «l’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire». En conséquence, ces historiens demandaient l’abrogation des articles des lois pénalisant en France la négation du génocide des Juifs (loi Gayssot 1990), des Arméniens (loi de 2001), de la traite de l’esclavage (loi Taubira 2001) et celle de la loi réhabilitant la colonisation française dans les programmes scolaires (2005, à présent retirée). Ces lois, suivant les signataires, «ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites». Elles sont, affirment-ils, «indignes d’un régime démocratique». Dans un livre récent, Emmanuel Terray fait un bilan accablant des risques qu’il y a à confier aux tribunaux la tâche de dire la vérité historique. «La justice est une affaire de normes qu’une société se donne, écrit-il; le but de l’histoire est la recherche de la vérité.» E. Terray, Face aux abus de mémoire, Actes Sud, 2006 Plutôt que de militer pour l’établissement des vérités d’Etat, le travail des historiens ne doit-il pas tenter d’établir des faits de manière à dévoiler les mensonges d’Etat?