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« Il est indispensable de reformuler une identité de gauche pour le XXIe siècle »

La revue Politique fête ses dix ans avec un numéro spécial consacré à l’avenir de la gauche. Après la défaite du PS aux dernières élections législatives, la question est plus que jamais d’actualité dans notre pays. Entretien avec son rédacteur en chef, Henri Goldman…

La défaite du PS aux législatives a rouvert le questionnement sur l’avenir de la gauche… Jusque-là, le couvercle était maintenu solidement sur la casserole. Il y avait bien une crise «morale», avec la multiplication des «affaires», mais cela a fortement occulté qu’il y avait aussi, voire surtout, une crise du projet socialiste, du projet de la gauche. Que nous propose-t-elle pour l’avenir, quelle est encore son utopie créatrice? Pour mobiliser les troupes, on a eu beaucoup trop recours à la technique du repoussoir, dans le genre: «Au secours, la droite revient!» La personnalité flamboyante de Di Rupo a longtemps masqué les carences. Il a réussi une synthèse tout à fait étonnante entre, d’une part, un côté hyperbranché sur le plan du style, de l’image, et, d’autre part, un discours social-démocrate très classique. Son talent a permis au PS de gagner plusieurs fois les élections sans avoir dû se refaire une santé dans l’opposition. Mais ça lui a épargné l’obligation de reformuler une identité de gauche pour le XXIe siècle. Le PS n’a jamais fait son «Bad Godesberg », du nom du fameux congrès où la social-démocratie allemande rompit avec le marxisme… En Belgique, les partis politiques n’ont jamais accordé d’attention à l’idéologie. Vous êtes au courant que le PS est marxiste, ou qu’il ne l’est pas? À ma connaissance, cela n’a jamais été acté. Cela devrait l’être? On n’en est plus là. Le PS belge a conservé un atout maître par rapport à d’autres partis socialistes : le fil ne s’est pas rompu entre lui et la «classe ouvrière». Le marxisme n’y est pour rien. En France, le PS est devenu un parti de cadres, très classe moyenne bourgeoise… Ici, le PS cultive l’obsession de rester près du peuple, des petits pensionnés, des gens qui ont du mal à nouer les deux bouts. Le discours de Di Rupo l’illustre tout le temps. Il a la conviction qu’il n’y a pas de gauche qui tienne sans maintenir ce fil. Si le PS n’est plus perçu comme le parti capable d’exprimer les besoins des plus démunis, alors on n’a plus besoin de lui. Avec leur succès aux élections législatives, les libéraux disent que ce lien du PS avec le peuple s’est rompu, et que ce parti est en déclin, structurellement… C’est un peu rapide. On devrait faire une analyse plus fine en termes de couches sociales et de générations. Mais c’est vrai que la gestion socialiste, qui s’est centrée sur la défense du système protectionnel, ne présente pas un bilan extraordinaire après vingt ans d’exercice ininterrompu du pouvoir: l’écart entre les riches et les pauvres s’accroît, le sort des chômeurs et des petits pensionnés n’est pas enviable, même si ça peut toujours être pire… Un bouclier, c’est indispensable, mais ça ne suffit pas. Outre le projet, il manque au PS et plus largement à la gauche belge une analyse à la Gramsci, qui reviendrait à se demander: quel est le bloc social capable de porter le projet d’une gauche moderne ? Dans ce «bloc», doivent évidemment se trouver les plus dominés, les plus exploités. Mais il est indispensable d’y associer des gens encore capables de porter des projets positifs, qu’il s’agisse des professions intellectuelles, des enseignants… bref de personnes qui disposent d’un certain capital social. Une certaine classe moyenne urbaine, avec la faculté d’entreprendre. La «gauche», c’est aussi les verts… L’idée de rapprocher verts et rouges fut un échec. Jusqu’à nouvel ordre. Les deux partis s’affichent de gauche, mais cette affirmation ne conduit à aucune conséquence proprement politique. Et pourtant, sur de nombreuses questions de société, les verts et les rouges sont ensemble sur la brèche. On les retrouve avec les sans-papiers, pour le droit des minorités et dans l’associatif en général ; et ils soignent leurs relations avec les deux grands syndicats. Bien que distincts, leurs publics se recouvrent, ce qui les contraint à une forme de complémentarité dialectique. C’est cette convergence de fait qui les positionne comme deux partis de gauche. Mais l’union est une chimère? Stratégiquement, ça reste un objectif utile. On ne peut pas se dire porteur d’un projet de société et ne pas réfléchir au type de majorité qui pourrait le mettre en œuvre. Prenez Écolo, qui affirme avec le plus de force un tel projet: qui peut croire que les idées vertes vont devenir majoritaires par le biais de la «contagion culturelle»? Il y a mille bonnes raisons pour les verts de vouloir s’affirmer en toute autonomie, mais cela ne peut les dispenser de mener une réflexion stratégique. Si on veut le développement durable, sans oublier la deuxième partie de la formule de Brundtland qui insiste sur les besoins essentiels des plus démunis (NDLR : Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, 1987), c’est quand même avec une social-démocratie rénovée que les convergences seront les plus fortes. D’ailleurs, tous les écologistes en conviennent dès qu’on les pousse un peu. Pour moi, le développement durable, que le PS appelle désormais l’écologie sociale pour se le réapproprier, est au cœur de la zone de convergence entre les deux mouvements politiques. Gauche, droite, c’est fini, non? Tout ça, ce sont de vieux schémas, dépassés… Il n’y a qu’en Belgique que l’on dit ça. Partout ailleurs en Europe, on n’est pas mal à l’aise face au clivage gauche-droite qui reste un facteur structurant indispensable du champ politique, même si les contenus évoluent. D’ailleurs, tant que les inégalités économiques et sociales restent aussi criantes, on ne voit pas pourquoi ça ne se traduirait pas sur le plan politique. Certains à gauche en Europe explorent une autre voie que celle de ces alliances «à gauche», ou entre verts et rouges: en Italie, sociaux-démocrates, démo-chrétiens, écolos, projettent tous un «parti démocrate» à l’américaine. Ils lorgnent les convergences avec le libéralisme… Ce n’est pas sans intérêt. Mais je suis perplexe. En Italie, Di Rupo et Milquet seraient dans le même parti, peut-être Louis Michel… En fait, en Italie, la droite de Berlusconi-Bossi incarne des choses tellement nauséabondes qu’il y a une sorte d’appel d’air de la gauche «responsable» vers le centre. Le risque classique, dans ce cas, c’est que toute une frange marginalisée de la société se retrouve hors du jeu. Mais notre scène politique francophone belge est plus équilibrée, avec notamment un parti libéral finalement assez classique, orienté vers les indépendants et le monde économique, qui interdit une évolution à l’italienne. Nous avons aussi les écolos proportionnellement les plus forts d’Europe. Le numéro spécial de la revue «Politique» s’intitule: «La gauche peut-elle encore changer la société?» On note le point d’interrogation… En effet. On ne peut plus considérer que la référence à la gauche assure à quiconque une rente de situation pour l’éternité. Peut-être que sa «force propulsive», comme disait Enrico Berlinguer à propos du communisme, est désormais épuisée et qu’elle n’aura bientôt plus rien à proposer d’un peu enthousiasmant aux nouvelles générations. Ce n’est pas l’option de notre revue, pour qui la gauche reste une hypothèse de travail féconde à condition de la traiter sérieusement et sans tabou. Mais c’est une vraie question. Ouverte.


Numéro spécial et conférence-débat

Sous la direction de Henri Goldman, rédacteur en chef, la revue Politique, un bimestriel, continue son exploration à gauche. Cet été, elle publie un numéro spécial pour ses dix ans: «La gauche peut-elle encore changer la société ? » Ébauche de réponse en 51 tableaux, et autant de contributions de la part d’intellectuels, journalistes, professeurs, militants sociaux et politiques, compagnons de route, tous penchés au chevet de leur objet du désir, et d’un formidable enjeu pour le XXIe siècle. Ce numéro spécial sera la base d’une grande conférence-débat à la rentrée, ainsi que de «processus de discussion» plus permanent. Henri Goldman s’en occupe. À suivre. En attendant, le numéro spécial de Politique est en librairie. (D.Ci) La gauche peut-elle encore changer la société ? POLITIQUE, REVUE DE DÉBATS no 50, 116 pages, 8 euros. royer.png