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Jean Baubérot, la laïcité au pluriel

Professeur émérite (et président d’honneur) de l’École Pratique des Hautes Etudes de Paris, Jean Baubérot (1941) est considéré comme le fondateur de la sociologie de la laïcité, sujet auquel il a dédié toute sa vie d’enseignant et de chercheur. Il occupa longtemps la seule chaire française sur le sujet et fut fondateur en 1995 du groupe de sociologie des religions et de la laïcité du CNRS. Il a écrit vingt-cinq ouvrages et une quantité impressionnante d’articles où il questionne, à la fois au plan historique, sociologique, mais aussi conceptuel, le récit dominant sur la laïcité française, qu’il estime contaminé par ce qu’il appelle l’« intégrisme républicain ». Il est aussi président d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité.

Depuis quarante cinq ans, Jean Baubérot arpente les territoires de la sociologie des religions et de la laïcité avec une focalisation de plus en plus marquée sur cette dernière depuis la fin des années 70. Il a publié vingt-cinq ouvrages et une quantité d’articles difficiles à recenser. Il a discuté, directement ou par textes interposés, avec à peu près tous les spécialistes du monde. Et il n’arrête pas de donner des conférences, de participer à des consultations ou des commissions. On pourrait donc dire que la sociologie de la laïcité, qui ne s’est dégagée qu’assez récemment de la sociologie des religions, a trouvé avec Jean Baubérot son « père fondateur ».

La France n’a rien d’exceptionnel : la laïcité française s’inscrit dans le vaste panorama des configurations de laïcité dans le monde.

En dépit de cela, il reste probablement perçu comme « atypique » dans le vaste débat public qui agite aujourd’hui le monde francophone sur la laïcité. C’est que, s’il est engagé (et parfois vivement) dans ce débat, Baubérot s’y inscrit à partir précisément de son background historique et sociologique et pas uniquement, comme presque tous les « penseurs » de la laïcité à la française, à partir de positions théoriques abstraites ou de jugements à l’emporte-pièce. Il prend toujours soin de préciser que les pratiques laïques (en particulier en France) se distinguent souvent de ces positions théoriques. Dans chacun de ses textes, ce que critique Baubérot, c’est moins la laïcité réelle, telle qu’inscrite dans les dispositifs juridiques, que la laïcité narrative, c’est-à-dire les reconstructions plus ou moins fantasmatiques élaborées par les médias avec l’appui d’un certain nombre d’idéologues du républicanisme français, récits au sein desquels le principe de laïcité finit toujours asservi à une vision identitaire.

Exceptionnalité française ?

Il y a donc bien, dans les textes de Baubérot, une double démarche, qu’il prend soin de distinguer, mais qui s’articulent l’une sur l’autre. Il y a, d’un côté, le citoyen engagé, qui dénonce les dérives de la laïcité républicaine « à la française ». C’est celui que l’on retrouve dans des livres comme L’intégrisme républicain contre la laïcité (2006), La laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (2008) ou, tout récemment La laïcité falsifiée (2012). Mais toujours aux côtés du citoyen engagé, il y a l’enquêteur historique et sociologique, celui qui tente de ramener aux éléments factuels et au contexte. C’est la démarche qui est au cœur de livres comme Les laïcités dans le monde (2007), Une laïcité interculturelle : le Québec, avenir de la France ? (2008) et la somme coécrite avec Micheline Milot, Laïcités sans frontières (2011). Dans le cadre de ce travail savant, au sens plein du terme, deux idées reviennent sans cesse et on peut comprendre qu’elles n’aient pas de quoi plaire aux idéologues de la laïcité « à la française ». La première de ces idées est précisément que la France n’a rien d’exceptionnel : la laïcité française s’inscrit dans le vaste panorama des configurations de laïcité dans le monde. On a besoin, pour décrire la laïcité française, de la situer dans le cadre englobant des laïcités dont elle est une illustration spécifique et finalement assez composite, empruntant à différents modèles. La deuxième idée qui revient sans cesse sous la plume de Baubérot est que les « idéologues » de la laïcité, ceux qui l’utilisent comme étendard dans les débats médiatiques, connaissent souvent bien mal la réalité de la laïcité française : la laïcité narrative ignore la laïcité « réelle ». Dans la laïcité narrative, l’importance des exceptions (par exemple le concordat qui fait échapper les trois départements d’Alsace-Moselle au régime commun de séparation) est ignorée ou minimisée tout comme l’ampleur des aides financières de l’État à l’enseignement privé sur l’ensemble du territoire français et bien d’autres dispositifs, plus mineurs où l’État se « compromet » avec la religion.

Les finalités de toute forme de laïcité visent les droits des citoyens : la liberté de conscience et l’égalité entre tous les membres de la société.

La laïcité narrative est aussi, très souvent, un « révisionnisme historique » (l’expression est de nous) : la loi de 1905, organisant la séparation des religions et de l’État est considérée comme une loi anticléricale alors qu’elle fut avant tout, Baubérot prend beaucoup d’énergie à le démontrer, une loi d’extension des libertés civiles, garantissant aux pratiquants de tous les cultes une égale liberté d’expression. Il y avait bien, nous dit l’auteur, une tendance anticléricale « rabique » à l’Assemblée nationale, mais ce courant fut battu. C’est à tort également que l’on fait de cette loi la source du concept de « République laïque » alors que la loi de 1905 ne fait aucune référence à la laïcité : celle-ci n’apparaîtra que bien plus tard, dans la Constitution de 1946. À ce stade de la présentation, on voit que le travail de Jean Baubérot est difficile à résumer. C’est que l’essentiel de la logique est une démarche de pluralisation et de concrétisation. Même s’il s’appuie sur des convictions fortes, cette démarche aura souvent pour objectif de « remettre du réel » dans des discours sur-saturés d’imaginaire et de représentations totalisantes. On trahirait donc tant le sociologue que le citoyen engagé en essayant de décrire un « système » de sa pensée. Il semble plus utile d’en proposer quelques grands points d’articulation et d’inviter le lecteur à combler les (inévitables) vides en allant lire l’auteur lui-même.

La combinatoire des laïcités

Dans le débat public, la laïcité est souvent ramenée à une idée simple : la séparation des religions et de l’État[1.Quand il ne s’agit pas tout simplement de l’hostilité à la religion. Séparation et hostilité sont aujourd’hui souvent confondues.]. Baubérot et Milot relativisent fortement cette définition : « Au fil des processus d’émancipation des États par rapport à la puissance religieuse, la séparation ne représente jamais la visée première de l’organisation politique » (Laïcités sans frontières, p. 75). Mais alors qu’est-ce qui définit fondamentalement la laïcité ? Essentiellement, deux finalités et deux moyens pour les réaliser. Les finalités de toute forme de laïcité visent les droits des citoyens : la liberté de conscience (le droit de choisir la croyance que l’on veut ou de n’en choisir aucune) et l’égalité entre tous les membres de la société (la garantie de ne pas être traité différemment par la puissance publique en fonction des croyances auxquelles chacun souscrit). Ces deux principes fondamentaux sont issus de (et légitimités par) l’émergence progressive la tolérance aux XVIIe et XVIIIe siècles : le travail récent de Baubérot fait la part belle à John Locke, Pierre Bayle et Voltaire, qui tous, mais avec des accents différents, ont défendu la tolérance dans un monde de pluralisation religieuse. La séparation des religions et de l’État, d’une part, et la neutralité de la puissance publique, de l’autre, sont les dispositifs institutionnels qui ont émergé de l’histoire pour traduire dans l’ordre juridique ces deux finalités essentielles. Toutes les formes de laïcité peuvent se définir alors par une articulation spécifique de ces quatre éléments : « Les deux principes relatifs à la tolérance qui ont graduellement été traduits dans le droit, la liberté de conscience et de religion et son prolongement nécessaire dans l’égalité, puis les deux principes d’aménagement politique qui favorisent leur concrétisation, la séparation et la neutralité » (Laïcités sans frontières, p. 80). À partir de cette définition, si on excepte les théocraties explicites, la plupart des pays du monde pratiquent l’une ou l’autre forme de laïcité et la France n’a en cela rien d’exceptionnel. Mais les quatre éléments ne s’articulent pas de la même façon partout. Baubérot et Milot distinguent ainsi six « modèles »[2.Que, pour des raisons sociologiques ils appellent « idéaltypes », outil sociologique élaboré par Max Weber : un «idéaltype » est une représentation abstraite d’une situation concrète, qui rend certains aspects spécifiques plus saillants que d’autres et facilite ainsi l’analyse mais en simplifiant la situation en question.] de laïcité, qui vont de la laïcité « autoritaire » à la manière d’Atatürk à la laïcité « de collaboration » où les Églises se voient reconnaître un rôle comme « associations de la société civile » en quelque sorte. Mais il est rare qu’une société soit toute entière inscrite dans un modèle. Ainsi, la laïcité française concrète, si elle comporte des éléments d’anticléricalisme, voire d’autoritarisme, pratique aussi, plus qu’occasionnellement, la collaboration. Il est intéressant de noter que, dans ce travail d’enquête et de « mise en ordre » socio-historique, Baubérot et sa co-autrice ne prennent pas parti. Ils décrivent les effets laïcisateurs de chacun des modèles mais aussi leurs dérives possibles. Chacun de ces modèles établit une « alchimie » différente entre ces principes et si certains sont renforcés, d’autres sont affaiblis. La laïcité peut donc se définir comme un « cadre de référence » général qui décrit les formes de l’émancipation du politique par rapport au religieux. Ces formes, correspondant à des sociétés et situations historiques différentes, ne peuvent en aucune façon se résumer à un modèle unique : « Ainsi, il n’existe pas une laïcité “substantielle”, intemporelle, pur produit du ciel des idées mais des enjeux politiques et sociétaux qui interpellent continûment les aménagements des régimes de laïcité » (Laïcité sans frontières, p. 120). Celui qui cherche ses repères dans les débats d’aujourd’hui sur la laïcité peut être déconcerté par une définition aussi générale. Ne dissout-on pas finalement le concept de laïcité en adoptant une focale aussi large ? Baubérot répondrait certainement qu’au contraire, cela permet d’universaliser le concept en le détachant de l’imaginaire « franco- français ». Le cadre analytique (deux principes et deux dispositifs institutionnels pour concrétiser les principes) « provincialise » la laïcité narrative française (et la belge, lorsqu’elle s’en inspire) en montrant qu’elle véhicule une conception non seulement très située de la laïcité, mais en plus mythique : elle ne correspond pas aux pratiques concrètes.

« Il n’existe pas une laïcité “substantielle”, intemporelle, pur produit du ciel des idées mais des enjeux politiques et sociétaux qui interpellent continûment les aménagements des régimes de laïcité. »

Mais ce cadre analytique donne aussi les premiers outils pour amorcer une prise de position normative. S’il n’est pas possible d’évaluer une laïcité hors contexte, on peut cependant anticiper quelles dérives les différents « modèles » sont susceptibles d’engendrer. Pour le dire très schématiquement, les modèles qui hypostasient les dispositifs (la séparation et la neutralité) et les modèles qui mettent avant tout l’accent sur les finalités (la liberté de conscience et l’égalité) ne produisent pas les mêmes types de dangers. La focalisation sur les dispositifs tend à hypertrophier le poids des contraintes publiques sur les individus et donc à menacer leur liberté de conscience : toute forme d’expression religieuse peut y devenir suspecte, voire finir par être réprimée. On pourrait parler du risque de « dérive totalitaire ». À l’inverse, les modèles qui mettent le poids sur les finalités au détriment des dispositifs sont tentés de réintroduire le religieux comme interlocuteur privilégié du pouvoir politique[3.Ou, plus exactement, les communautés convictionnelles : des philosophes comme Veit Bader ou Jürgen Habermas reconnaissent évidemment le droit des athées de s’organiser aussi en interlocuteurs de l’État.]. Dans ce cas, comme le politique est bien obligé de sélectionner les convictions qu’il « reconnaît » comme partenaires, c’est l’égalité entre les citoyens qui est fragilisée : toutes les convictions ne sont plus sur le même pied. On pourrait alors parler (l’expression est de nous), de « dérive théologique ». Un lecteur un peu au fait des débats français et belges sur la laïcité verra tout de suite que cette tension y est omniprésente, même si elle est aujourd’hui fortement parasitée par les fantasmes autour de l’islam.

« Désenchanter » la laïcité

Le citoyen engagé, qui a plaidé dans le cadre de la commission Stasi, contre l’interdiction du foulard musulman à l’école et qui critique l’instrumentalisation d’une certaine laïcité par la xénophobie, s’appuie évidemment sur les travaux du sociologue. C’est ce qui fait sans doute la force de ses démonstrations : l’indignation morale s’appuie toujours sur la volonté de comprendre ce qui peut expliquer les dérapages et de les remettre dans leurs contextes. Dans L’intégrisme républicain contre la laïcité, l’hypothèse fondamentale est que « la laïcité française n’a pu s’effectuer sans enchanter le processus de sécularisation (ce qui, en fait, le limite) et les instances séculières de sécularisation » (L’intégrisme républicain…, p. 73). En clair, la laïcité française, moins dans ses pratiques que dans sa dimension « narrative », est elle-même tentée de reprendre la place de « fournisseur de sens » qu’avait occupée la religion sous l’Ancien Régime. Elle se comporte comme une sorte de « religion civile », un ensemble de croyances auxquelles le citoyen est contraint d’adhérer pour être un bon citoyen. Bien sûr, cette tentation s’exprime dans un contexte particulier, marqué par la visibilité accrue de l’islam et par la construction imaginaire du « choc des civilisations ». Mais, et c’est là évidemment un point essentiel, ce mouvement est endogène à l’évolution d’une société déjà profondément sécularisée. Le vrai problème, c’est que, avec la fin de la guerre froide et l’affaiblissement probablement définitif du mouvement ouvrier euro-américain, avec le recul majeur des idéaux égalitaires, l’écroulement de l’idéologie coloniale et la provincialisation de l’Europe, s’effritent les grands récits qui avaient pris, le temps du XXe siècle, le relais du récit religieux. S’inscrivant dans une réflexion sur la modernité tardive inspirée partiellement de sociologues comme Ulrich Beck, Anthony Giddens ou, en France, François Dubet, Baubérot fait le constat de la difficulté de nos sociétés à vivre la fragilisation de ces grands schémas narratifs qui lui donnaient un horizon de sens. Le XXe siècle avait été structuré par le conflit capital/travail et sa traduction (plus qu’ambiguë) dans l’opposition entre monde capitaliste et monde communiste. Dans cette représentation du monde, les deux idéologies opposées partageaient une même idée fondamentale : un monde meilleur allait advenir. Ce n’est pas simple coïncidence si les premières « affaires du foulard » naissent en France au moment de la chute du mur de Berlin : « Pour certains, un transfert se produit et évite de se mettre en question : on va passer de l’imaginaire d’un communisme idéal à celui d’une République idéale » (L’intégrisme républicain…, p. 76).

Baubérot prend le discours « laïque-républicain » à rebours : le besoin de réassurance, d’un monde plus lisible, plus prévisible, et donc plus conservateur, n’est pas seulement l’apanage d’une partie des musulmans de France.

Le point central de l’analyse est là. Certes, le nouveau discours « laïque-républicain » se développe dans un contexte où, effectivement, l’islam de France se fait plus visible. Et c’est bien là l’ironie de la chose, à savoir que la demande d’islam et la demande de laïcité, dans leurs versions intransigeantes, ne sont pas, pour Baubérot, des mouvements opposés mais le même mouvement porté par des groupes différents : « L’opposition foulard/anti-foulard va engendrer un conflit entre deux mouvements de contre-sécularisation, de réenchantement, pourtant acculturés à une société sécularisée » (idem). En somme, Baubérot prend le discours « laïque-républicain » à rebours : le besoin de réassurance, d’un monde plus lisible, plus prévisible, et donc plus conservateur, n’est pas seulement l’apanage d’une partie des musulmans de France. Il est aussi, et même sans doute, d’abord, au cœur de l’anti-islamisme laïque. Dans un rapport d’enquête de L’international Crisis Group, organisation euro-américaine de repérage des menaces stratégiques[4.Pour le vérifier, consulter le site : www.crisisgroup.org/fr.], fort peu suspecte de sympathie « islamophile », cette inversion ironique est explicitement notée : « Les musulmans de France s’avèrent finalement bien plus individualistes que prévu. À l’inverse, il y a bien un communautarisme républicain qui s’inscrit dans la tradition française de ghettoïsation sociale et d’instrumentalisation clientéliste des élites religieuses » (L’intégrisme républicain…, p. 86). On conçoit que ces analyses puissent ne pas plaire aux « stars » médiatiques de la « laïcité républicaine à la française ». Mais, ajoute tout de suite l’auteur, ces personnages ne représentent que la « laïcité narrative » : ils ne rendent pas compte des pratiques réelles de la laïcité française, souvent plus accommodantes que le récit qui en est fait (et, par ailleurs, surtout accommodantes à l’égard du catholicisme). On comprend aussi pourquoi, lors de la fameuse commission Stasi sur la question du voile à l’école, Jean Baubérot se soit retrouvé seul à voter contre l’interdiction. C’est que la « laïcité narrative à la française » emporte une puissance de conviction extrêmement forte dans un contexte de « désenchantement » radical du monde. Elle s’oppose à la religion, mais en se modelant sur elle, et comme l’auteur y insiste souvent, en se modelant précisément sur la religion contre laquelle la laïcisation a dû être conquise en France : le catholicisme. À l’appui de cette analyse, on pourrait sans doute ajouter que ce n’est pas un hasard si la laïcité anti-religieuse et l’institution vaticane (en particulier l’ex-Benoît XVI) partagent, parfois presque au mot près, la même dénonciation du relativisme. C’est que le monde de la modernité tardive, toujours plus capitaliste et toujours plus globalisé, ne fournit plus de repères collectifs et que la tentation de retrouver des certitudes, une « transcendance », qu’elle se dise laïque, républicaine, nationale, catholique, musulmane ou communiste, relève toujours, d’une certaine façon, d’une forme de pensée religieuse. Toutes ces visions ont en commun une nostalgie de la certitude et un fort désir de « normalisation » des comportements.

La critique du « monstre doux »

Pour autant, il ne faudrait pas imaginer Baubérot en « libéral inconditionnel », se satisfaisant d’une société où règnent l’individualisme et du consumérisme débridés. Bien au contraire : dans La laïcité falsifiée, il se livre à une critique sans concession de ce qu’il appelle (à la suite du philosophe italien Raffaele Simone), le « monstre doux », avec des accents parfois inspirés du Meilleur des mondes. Il stigmatise par cette expression la construction d’un univers médiatique qui fait de la télé-réalité le paradigme et le critère d’évaluation de l’expérience ordinaire : « Parfois, comme dans l’affaire DSK, la réalité se met franchement à ressembler à une série télévisée à rebondissements qui passerait en même temps sur toutes les chaînes » (La laïcité falsifiée, p. 108). Il y a donc de bonnes raisons de craindre une société où le spectacle l’emporte sur la réalité, où l’information est remplacée par la communication, où la philosophie du « vivez comme voulez » est proposée à une population qui se préoccupe surtout de vivre comme elle peut. Il y a de bonnes raisons à rechercher à construire du sens collectif dans un monde de plus en plus illisible. Mais ce n’est tout simplement pas là le rôle de la laïcité, dont la vocation n’est pas de servir de « philosophie politique tout terrain » ou de dispositif de « réenchantement du monde », surtout si ce « réenchantement » passe par la construction d’un imaginaire national- identitaire et avant tout anti-musulman. La laïcité n’est pas là pour pallier à l’effritement des certitudes religieuses ou séculières, mais pour tracer le cadre dans lequel les différentes convictions peuvent, pacifiquement, entrer en concurrence pour la redéfinition de finalités collectives partagées. Tout le travail de Jean Baubérot est au fond d’inviter la laïcité française à se reprendre et, si on nous passe l’expression, à se remettre « les yeux en face des trous ». C’est pourquoi, on ne peut résister à conclure cet article par une phrase qui n’est pas de Baubérot lui-même[5.Cette phrase est du philosophe français Joël Roman.], mais qui exprime particulièrement bien sa pensée, y compris dans sa tonalité souvent teintée d’un peu d’ironie : « À l’heure du triomphe des marques, de la télé-réalité, des jeux de hasard, des menaces virtuelles, de l’horoscope et des extraterrestres, il faut être atteint d’une certaine myopie ou d’un certain strabisme pour ne voir que des foulards ».