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La belle jambe d’Armstrong

On a tout lu et tout entendu sur l’affaire Armstrong, que tel est pris qui croyait prendre, que « le Texan » était un parrain et l’UCI[1.Union cycliste internationale.] une mafia, que le palmarès du Tour de France s’effeuille comme arbre à l’automne, qu’il sera bientôt tout dénudé, que le dopage est une gangrène incurable, que l’argent pourrit le sport, que la morale n’y est qu’un leurre, que pas vu pas pris, que pour un champion déchu mille restent intouchables, que, dopés ou non, ce sont toujours les meilleurs qui gagnent… On a tout dit sur l’exterminateur des pelotons, l’homme qui tutoyait les présidents (Bush et Sarkozy), qui exhibait sa guérison du cancer comme un droit à la toute-puissance. On a dit surtout qu’à l’époque « on » savait, que des preuves existaient, que des contrôles positifs étaient connus, qu’il fallait être aveugle pour ne pas voir ce dopage organisé, médicalement assisté, supervisé par le manager Bruyneel, qui a permis à Armstrong de gagner sept Tours d’affilée, de 1999 à 2005. On a tout dit, sauf une chose, qui a peu à voir avec l’enjeu sportif lui-même, mais tout à voir avec l’époque et le monde. On vit à l’heure de la transparence, dit-on, les moyens d’investigation se perfectionnent, plus personne aujourd’hui ne peut échapper à la vérité et à la justice. Oui, sans doute, et pourtant… On s’aperçoit que cet acharnement à révéler, à dire le vrai, à confondre les tricheurs, ne fonctionne jamais qu’à retardement. C’est aujourd’hui qu’on démasque et qu’on condamne Armstrong. Quand il triomphait chaque été en France, il faisait vendre du papier et occupait les antennes des plus vénérables télévisions. En somme, « on » savait, mais « on » ne disait rien. Et quand il est revenu courir le Tour en 2008, on ne voulait toujours rien savoir, juste s’enthousiasmer de son duel fratricide avec Contador[2.Voir « Ben & Bolt », Politique, n°61, octobre 2009.]. Alors pourquoi maintenant, soudain ? Parce que c’est ainsi partout, parce que l’affaire Armstrong n’est jamais que le symptôme d’un mal général, où les médias tiennent un rôle aussi important qu’ambigu. Les crimes, les trahisons, les mensonges d’hier, rien n’échappe à la vigilance des justiciers d’aujourd’hui, leurs jugements a posteriori sont impitoyables, et dans leur élan vengeur ils poussent chaque fois le zèle jusqu’à prétendre que tout le monde savait. Il y a quelque chose de pervers dans ce système de récit social : d’une part, il dilue les responsabilités, culpabilisant le plus grand nombre pour mieux disculper les initiés ; d’autre part, il nous maintient dans l’impossibilité de savoir ce qu’il faut penser, ce qu’il faut faire à présent pour ne pas devoir demain déplorer nos erreurs d’aujourd’hui… Ce système est d’autant plus pesant que les récitants nous redonnent à chaque fois l’illusion que l’on peut tout connaître, que l’on peut lire l’avenir comme on tourne les pages d’un scénario. Or tout concourt à empêcher ce savoir : la complexité des choses, les intérêts en jeu, commerciaux, nationaux, idéologiques, et une forme de panurgisme communicationnel. Parfois pourtant, quelques personnes font la bonne analyse. Ainsi Antoine Vayer[3.Ancien entraîneur cycliste, a signé des chroniques dans Le Monde, Libération, L’Humanité et Le Cycle.] qui algébrise le dopage au Tour de France depuis dix ans en calculant les rapports déclivité/ vitesse/oxygène et démontre l’impossibilité de certaines performances sans recours à l’EPO ou à des transfusions. Mais la voix de ces gens est étouffée par le discours ambiant, leur lucidité noyée dans l’aveuglement général. Et quand la vérité éclate, on ne les écoute pas davantage. L’infaillibilité appartient à ceux qui crient le plus fort, sans pudeur ni cohérence : hier ils brandissaient les 500 contrôles négatifs d’Armstrong, à présent ils l’accablent des pires ignominies, avec une égale véhémence. Mais lequel peut nous dire, aujourd’hui, si le vainqueur du Tour 2013 ne sera pas déchu dans dix ans ? Lequel va analyser sa vitesse quand il grimpera deux fois l’Alpe-Duez lors de la 18e étape ? Aucun, mais n’ayez crainte pour eux : un jour la lumière jaillira, les aveugles retrouveront la vue, hurleront au scandale et nous feront une fort belle jambe.