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La démocratie entre légitime défense et paranoïa sécuritaire [introduction]

Si le présent dossier ne devait avoir qu’un seul objectif, ce serait celui de tenter de recommencer à penser à partir d’un concept – le terrorisme – dont l’énoncé même, la charge affective qu’il charrie, et la stupeur qu’il provoque, ne favorisent guère le recul analytique, bien au contraire. Pour ce faire, il tentera d’offrir des outils d’analyse à la fois historiques, sociologiques, politiques et juridiques pour penser l’avènement de ce concept dans le champ des politiques pénales, et la signification même de son introduction dans le droit. Au cœur de cette démarche se situent des questions ouvertes, mais trop rarement posées : quels sont le sens et les effets de la création d’une infraction pénale nouvelle, celle de «terrorisme», mise en place par le législateur belge sous l’impulsion européenne? En quoi l’introduction dans le droit pénal de ce concept subjectif, foncièrement socio-historique et profondément politique, permet-il de lutter contre ceux qui sont désignés comme ses auteurs ? Quel est ce supplément d’âme – et de peine – désormais accordé aux terroristes qui font d’eux plus que de simples meurtriers, assassins, preneurs d’otage ou «grands bandits» ? Dans l’histoire européenne, et au-delà, la lutte contre le terrorisme a pu prendre des colorations de répression désordonnée, peu efficace et marquée par des «dommages collatéraux» parfois dramatiques. De tous temps le mot «terrorisme» a été utilisé dans des contextes éminemment politiques, pour décrédibiliser l’ennemi et justifier des actions «musclées» à son égard. Il paraît donc légitime de s’interroger sur les dérives potentielles dont est porteuse cette incrimination nouvelle, tant en matière de criminalisation des mouvements sociaux et d’accentuation des surveillances que d’extension des méthodes d’enquête intrusives. Si elle n’était que théorique, cette interrogation ne trouverait d’autres lieux pour s’exprimer que quelques revues spécialisées ou d’obscurs colloques de droit pénal. Reste que plusieurs dérapages avérés – à moins qu’il ne s’agisse de mises en œuvre zélées de procédés induits par les nouvelles législations (Affaire Bahar Kimyongür et DHKP-C, arrestation hypermédiatisée d’anciens membres des CCC soupçonnés de «rechute» en compagnie d’une journaliste de la RTBF) – sont venus alimenter les craintes de ceux, initialement minoritaires, qui s’inquiétaient de l’érosion des libertés publiques par la dilatation progressive du concept de terrorisme et de son champ d’application. Cette dilatation apparaît d’autant plus inquiétante que la qualification de terroriste active automatiquement depuis l’amont du procès jusqu’à son aval, une série de dispositifs d’exception : méthodes particulières d’enquête, possibilité de constitution d’un dossier secret non accessible à la défense, conditions de détention exceptionnelles… Or, l’histoire pénale est riche de ces innovations par la marge et de ces exceptions progressivement érigées en norme. En Belgique, l’application concrète de la loi sur les infractions terroristes, et en particulier la notion d’appartenance à un groupe terroriste permettrait théoriquement d’étendre le filet pénal à ceux qui soutiennent ou défendent des idées dérangeantes, contestataires, peut-être choquantes. Pourtant, l’Histoire nous apprend qu’en démocratie, les idées dérangeantes à une époque déterminée ne le sont plus nécessairement quelques années plus tard. Les limites des libertés publiques se fondent et se confondent, et le flou règne entre les actes relevant de la participation à un groupe terroriste ou de la liberté d’association, d’expression ou de religion. Dans une première partie historique et philosophique, Emmanuel Berger trace un saisissant parallèle entre notre actualité antiterroriste et la répression du brigandage à l’époque révolutionnaire. Au centre de ce parallèle : la reconfiguration des rapports entre exécutif, législatif et judiciaire. Julien Pieret se propose ensuite de dévoiler quelques impensés de la métaphore de la «balance» qu’il y aurait à trouver entre liberté et sécurité. C’est ensuite à l’évocation d’une de ces figures dont le radicalisme politique a justifié la caractérisation de «terroriste» que procède Véronique van der Plancke. Se fondant sur des analyses et descriptions juridiques, la deuxième partie du dossier présente les législations antiterroristes et les points d’attention qu’elles suscitent en matière de libertés fondamentales. Sur le plan belge, Manuel Lambert traite ainsi de la loi relative aux infractions terroristes et de la question des méthodes particulières de recherche ; Damien Vandermeersch défend quant à lui la nécessité d’une incrimination terroriste pour contrer ce phénomène spécifique tout en insistant sur les balises qui doivent l’encadrer pour préserver les valeurs démocratiques. Gaëlle Dusépulchre présente l’abondante production législative européenne et notamment la question de l’incrimination de «provocation au terrorisme» tandis qu’Eric David et Claude Debrulle traitent les aspects internationaux de la question, dans une perspective historique pour le premier, sous l’angle des extraditions pour le second. Enfin, des parlementaires des quatre grands partis francophones (Jean Cornil, Christine Defraigne, Francis Delpérée, Fouad Lahssaini et Marie-Christine Marghem) expriment doutes et convictions quant à la manière dont est mené le combat antiterroriste dans notre pays. La troisième partie offre l’occasion d’analyser un cas précis – celui du DHKP et de Bahar Kimyongür. L’aspect juridique est traité par Mathieu Beys, qui s’attache à montrer le caractère imprécis, donc insécurisant, des incriminations terroristes. Marc Metdepenningen restitue quelques vérités essentielles, à charge et à décharge, que le traitement médiatique de la saga a trop rapidement occultées. Les «noces barbares» unissant terrorisme et médias sont ensuite analysés par José-Manuel Nobre-Correia à travers l’évocation de quelques moments-clés. Dans une conclusion programmatique, Claude Debrulle, qui fut directeur général de l’Administration de la Justice, dresse l’inventaire des mesures à prendre aux niveaux international, européen et belge pour garantir une série de libertés fragilisées par la lame de fond des «avancées» antiterroristes. Ce Thème a été coordonné par Manuel Lambert, Edgar Szoc et Olivia Venet pour la Ligue des droits de l’Homme. Née en 1901, la Ligue des droits de l’Homme est une association reconnue d’éducation permanente, indépendante, pluraliste et interdisciplinaire. Son action s’articule autour de commissions thématiques (jeunesse, prisons, justice, droits économiques et sociaux…). www.liguedh.be.