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La fragilité de l’éditeur

Quand vous avez pris vos fonctions au Service de la Promotion des Lettres, l’édition belge francophone se portait-elle bien ? Début des années quatre-vingt, le secteur de l’édition littéraire et des sciences sociales était plutôt diversifié. La bande dessinée était florissante avec Casterman, Dupuis, le Lombard. Des maisons comme De Boeck ou Duculot étaient performantes dans le livre universitaire et les sciences humaines. Il y avait de petits éditeurs littéraires comme les Éperonniers, des éditeurs moyens comme Complexe et Labor avec un chiffre d’affaires honorable et un certain nombre d’employés. Complexe réussissait à occuper le terrain du livre historique avec une forte exportation vers la France, tandis que Labor travaillait le livre scolaire et patrimonial. Au fil du temps, par le jeu des concentrations et absorptions, d’imposantes maisons d’édition ont fini par concentrer 90% du chiffre d’affaires de l’édition belge francophone tout en étant rachetées par des groupes étrangers, Casterman par Flammarion, De Boeck par Editis (avant d’être racheté par un groupe… belge). Avec quelles conséquences pour le secteur ? Ces grosses maisons d’édition exportent environ 60% de leur production, condition de leur survie et de leur développement. Elles n’ont plus qu’un faible ancrage en Belgique, les décisions se prenant hors du pays. Ce phénomène s’est couplé avec la disparition d’éditeurs de taille moyenne tandis que des structures artisanales ont réussi à se maintenir souvent dans des niches assez marginales. Mais cette « petite » édition souffre terriblement. Si en France l’édition littéraire vit surtout grâce à son patrimoine (Beckett, Duras, Camus), et ses bestsellers (Nothomb, Millenium), ce phénomène est inexistant chez nous.

« ….. D’imposantes maisons d’édition ont fini par concentrer 90% du chiffre d’affaires de l’édition belge francophone tout en étant rachetées par des groupes étrangers …… »

Il faut constamment jouer des coudes sur les tables des libraires et au-delà des frontières, la survie de l’éditeur belge dépend de l’accès au marché français. Or y obtenir une couverture dans la critique est terriblement compliqué, surtout en littérature. La rentrée en France représente 700 livres. Les libraires sont saturés. Alors, pourquoi faire un effort pour des livres suisses, belges ou québécois très peu médiatisés, mononationaux ? Les éditeurs belges vacillent face à ce réseau inexpugnable. Un rapport de l’Observatoire des politiques culturelles a démontré la fragilité du secteur : 60% des maisons littéraires sont dans le rouge ! Leur chiffre d’affaires moyen en 2009 pour la littérature générale est de 150 000 euros avec un pourcentage moyen de 70% de recettes propres. Pour la poésie, ces chiffres tombent à 18 000 euros avec un pourcentage moyen de 25% de recettes propres. Sans la France, point de salut ? Le dynamisme des éditeurs n’est pas en cause et à cet égard, on peut saluer certaines maisons dont les ventes progressent chaque année. Cette situation est liée au tassement du marché du livre ces deux dernières années tant en Belgique qu’en France, à l’érosion du lectorat face à la multiplication des offres, notamment dans le domaine numérique, à la surproduction de titres et à la rotation accrue des ouvrages en librairie. Ces différents facteurs expliquent que les éditeurs français de taille comparable éprouvent les mêmes difficultés entraînant la fin de certaines collections jugées peu rentables ou la cessation d’activités pure et simple.

Un rapport de l’Observatoire des politiques culturelles a démontré la fragilité du secteur : 60% des maisons littéraires sont dans le rouge !

À ce contexte général, s’ajoute, pour les éditeurs belges, le problème endémique de la distribution de leurs ouvrages en France qui constitue, on le sait, le principal marché du livre de langue française et un centre de légitimation essentiel. Il n’y a cependant pas de fatalité à ce phénomène. Le Québec, par exemple, a un marché local consistant avec un puissant phénomène identitaire. Là-bas, au Salon du livre, j’ai été frappé de voir des files de signatures d’écrivains dont je n’avais jamais entendu parler. Mais les Québécois s’exportent très peu. Contrairement au Québec ou en Flandre, il n’y a chez nous aucun sentiment « identitaire » par rapport à la littérature belge, comme c’est le cas également pour les autres arts, le cinéma notamment qui souffre d’un manque de public malgré des prix prestigieux récoltés à l’étranger. La plupart des auteurs belges consacrés publient leurs livres en France. À quoi bon dès lors maintenir à bout de bras un secteur éditorial en Communauté française ? D’abord parce que des écrivains importants y ont publié la plupart de leurs livres : Marcel Thiry, Gaston Compère, Guy Vaes, Liliane Wouters, Corine Hoex, par exemple. Ensuite parce qu’il s’y publie chaque année des livres remarquables dans des domaines souvent peu médiatisés : poésie, théâtre, ouvrages associant écrivains et plasticiens… Le premier éditeur de théâtre en francophonie est Émile Lansman Que nous avons rencontré. Voir pages 44-45 , basé à Morlanwelz. Enfin, dans le domaine patrimonial, l’éditeur a un rôle capital. La collection Espace Nord qui regorge de « classiques » belges met ainsi le patrimoine littéraire à disposition du monde scolaire. Au-delà des auteurs reconnus, le rôle de l’éditeur n’est-il pas aussi, avant tout, d’être un dénicheur de talents ? Oui. Et il semble impensable qu’une littérature se développe en Belgique francophone sans maisons d’édition sur son territoire. La proximité auteur-éditeur est primordiale pour créer les conditions d’un échange, d’un dialogue sur le livre. À cet égard, l’éditeur belge joue souvent un rôle de défricheur. François Emmanuel a publié son premier roman aux Éperonniers, Véronique Bergen et Kenan Gorgün ont fait pareil chez Luce Wilquin. Ces dernières années, de nouveaux venus sont apparus dans le monde de l’édition avec une réelle compréhension du métier d’éditeur. Ils développent une vision originale. Les Impressions Nouvelles ou Aden Que nous avons également rencontré. Voir pages 42-44 , par exemple, ont pensé ce qu’était un livre, ils ont soigné l’objet. Avec un catalogue diversifié et une bonne distribution en France, ils s’en tirent, dans la douleur, mais ils s’en tirent. Ils ont compris ce qu’est éditer et diffuser un livre.

« La proximité auteur-éditeur est primordiale pour créer les conditions d’un échange, d’un dialogue sur le livre. »

Malheureusement, tous n’ont pas ce profil chez nous et certains ne lisent que les chèques alors qu’un éditeur lit l’œuvre, dialogue avec l’auteur avant de publier son texte. C’est ce dialogue qui hélas fait souvent défaut chez nous. Mais l’éditeur doit-il être avant tout un homme de lettres ? Ou un commerçant ? L’éditeur constitue la porte d’accès au libraire parce que son nom constitue un label, une marque qui, à travers son catalogue et son savoir-faire, garantit au lecteur un engagement dans le choix et la publication de l’ouvrage. Il est le passeur entre l’auteur et le lecteur auquel, en quelque sorte, il souffle dans le creux de l’oreille : « j’ai aimé ce manuscrit au point de vous le confier pour que vous le découvriez à votre tour. » À condition que l’éditeur soit lui-même un lecteur mu par la passion de découvrir et de transmettre. Hubert Nyssen (Actes Sud Maison d’édition de Jean-Luc Outers. (NDLR)..), Gallimard ou Jérôme Lindon (Éditions de Minuit) sont avant tout des amoureux du livre. Hubert Nyssen, par exemple, a publié les livres qu’il voulait lire et ensuite a ajouté à sa passion un réel sens de la gestion, ce qui est plutôt rare. Chez nous, Didier Platteau, ancien directeur de Casterman, avait aussi ce profil pour la BD. Malgré leur dynamisme, beaucoup d’éditeurs pourraient-ils s’en sortir sans subsides ? Le rôle culturel ou symbolique de ces acteurs du livre doit peser plus lourd dans la politique culturelle de la Communauté française que leur poids économique. Et si les maisons d’éditions belges paraissent condamnées à vivre sous perfusion, il n’y a pas de honte à subsidier un secteur. C’est en raison de leur rôle culturel que la Communauté française fournit à la plupart de ces éditeurs, dix-neuf en 2010, un soutien régulier le plus souvent dans le cadre de conventions (avec la proposition de sortir autant de titres par an, d’avoir un chiffre d’affaires minimum, l’obligation d’être distribué en Belgique et en France…).

« Le rôle culturel ou symbolique de ces acteurs du livre doit peser plus lourd dans la politique culturelle de la Communauté française que leur poids économique. »

Certes ces aides apparaissent insuffisantes au regard des besoins puisque leur montant total est d’environ 700 000 euros, soit la moitié de la subvention accordée à un théâtre comme le Varia ou le Rideau de Bruxelles, par exemple La Communauté française consacre au Livre 3,78 euros par habitant (chiffre de 2005). Le « poids » financier du livre parmi les autres dépenses de ce qui est appelé le « noyau dur » de la culture est de 3,84%. Plus que les arts plastiques (2,85%) mais bien moins que les arts de la scène (16,91%), la Jeunesse/Éducation permanente (11,56%) ou l’audiovisuel/ multimédias (52,55%). Cette insuffisance de moyens se renforce par l’absence d’une politique d’achats d’ouvrages (pas seulement des manuels scolaires) à destination de l’enseignement, par l’insuffisance du soutien à l’exportation et par les carences endémiques de l’Association des éditeurs belges (Adeb), qui ne joue aucun rôle par rapport au secteur littéraire. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous réjouir du regroupement d’une cinquantaine d’éditeurs littéraires au sein de la structure Espace Poésie qui va mutualiser les ressources des petits éditeurs en vue de promouvoir leurs ouvrages en Belgique et en France. Reste à parler du défi de l’édition du XXIe siècle : la numérisation. La révolution numérique touche évidemment l’édition littéraire. Si la vente de contenus numériques reste aujourd’hui marginale (1% en France, 6% aux États-Unis), sa croissance est vertigineuse à tel point qu’on annonce que d’ici cinq ans elle représentera de 15 à 25% des ventes de livres. Les contenus professionnels, scientifiques et techniques ont ouvert la voie, mais la littérature générale n’a pas tardé à suivre le mouvement. Certes l’offre numérique entraîne l’érosion de la vente de livres imprimés, mais dans une proportion limitée, les lecteurs numériques déclarant « consommer » plus de livres qu’avant. Le marché du livre numérique, qui, pour l’essentiel, demeure une transposition du livre papier (livre homothétique), compense le déclin de ce dernier. Bref, contrairement au séisme qui a ébranlé l’industrie du disque et de la vidéo, on assiste ici à une évolution en douceur. Cependant, cette mutation radicale va obliger les acteurs de la chaîne du livre, auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, à redéfinir leur rôle et leurs relations. Pourra-t-on un jour imaginer un livre sans éditeur ? Sans doute. Avec la technologie actuelle, tout le monde peut publier un livre sur papier ou sur la toile. Mais sera-t-il lu ? De nombreux auteurs, lassés des refus en cascades de leur manuscrit par les éditeurs, se lancent dans l’aventure. Les libraires sont familiers de ces visites d’écrivains auto-édités tentant de placer leur opus forts de cette annonce : « Voilà, j’ai écrit un livre ». Au lieu de cris d’enthousiasme, ils ne recueillent au mieux que la moue du libraire absorbé par l’ouverture des caisses contenant les sept cents titres de la rentrée littéraire et le casse-tête de leur présentation sur des tables déjà saturées d’ouvrages. Et voilà notre auteur désenchanté par le douloureux constat que le livre est un marché et que sa diffusion est combien plus ardue que sa production même. L’éditeur restera un maillon essentiel de la création littéraire, l’aiguillon. Plutôt que de prédire la mort de l’éditeur, il s’agira de repenser les métiers et l’organisation du travail dans les librairies, les maisons d’édition. Il s’agira de protéger les droits des auteurs et de mutualiser les services à partir de structures communes, comme cela se pratique déjà en Flandre à travers Boek.be… Il est grand temps mais il n’est pas trop tard que les éditeurs littéraires prennent ce train en marche. Ils en sont conscients mais en Belgique francophone, nous ne sommes pas encore très loin dans la pratique. Les « Journées numériques » organisées par la Promotion des Lettres attirent à chaque fois une centaine de personnes, car tout le secteur le sait : il va être bouleversé, ce sera une mutation comparable à l’apparition de l’imprimerie. Propos recueillis par Olivier Bailly.