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La Kanaky-Nouvelle-Calédonie sur le chemin de l’indépendance

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En France et plus généralement en Europe, les principaux médias, l’opinion publique et même la gauche radicale anti-impérialiste s’est au fil du temps désintéressée de la situation en Nouvelle-Calédonie. La proximité du référendum d’autodétermination qui se tiendra le 4 novembre prochain remet la Kanaky-Nouvelle-Calédonie sous les feux de l’actualité politique et médiatique.

On garde en mémoire le massacre d’Ouvéa qui, en mai 1988 sous la présidence de François Mitterrand avec Jacques Chirac comme Premier ministre et Bernard Pons à l’Outre-mer, a coûté la vie à 19 militants indépendantistes kanak dont certains tués ou achevés après s’être rendus.
A cette période de violences des années 1984-1988 a succédé une phase de négociation qui dure encore et dont la première pierre a été la signature de l’Accord de Matignon en juin 1988, essentiellement destiné à rétablir la paix civile et qui a été symbolisée par la poignée de main historique entre Jacques Lafleur, le monarque tout puissant du Rassemblement pour la Calédonie dans la république (RPCR), et Jean-Marie Tjibaou, leader du Front de libération nationale kanak socialiste (FLNKS). Complété en août 1988 à Oudinot, l’accord de Matignon se décline depuis au pluriel sous l’appellation «Accords de Matignon-Oudinot» qui consacrent le rééquilibrage économique en faveur du peuple kanak marginalisé dans son propre pays. Un an plus tard, Jean-Marie Tjibaou paiera de sa vie la signature de ce compromis politique, assassiné par le pasteur Djubelly Wéa, militant indépendantiste de la tribu de Gossanah à Ouvéa.

Congrès du FLNKS, levée de drapeau

La lutte du peuple kanak pour recouvrer sa dignité et accéder à l’indépendance ne s’est pas arrêtée à la fin des années 80.
En mai 1998, le FLNKS, le RPCR et l’État français, sous l’égide de Lionel Jospin alors Premier ministre de Jacques Chirac, signent un nouvel accord, l’Accord de Nouméa, dont la portée dépasse largement celle des Accords de Matignon-Oudinot puisqu’ils ouvrent une période de décolonisation jalonnée par «la pleine reconnaissance de l’identité kanak», la création d’une «citoyenneté calédonienne» et le «transfert irréversible des compétences de l’État vers la Nouvelle-Calédonie» jusqu’à la pleine souveraineté qui fera l’objet d’une consultation électorale, réservée aux populations intéressées, en 2018.

Une histoire unique

Cet accord de Nouméa est unique dans l’histoire des décolonisations. Il reconnaît que la prise de possession de l’archipel en 1853 fut un acte unilatéral, que le peuple kanak a été spolié de ses terres et, par conséquent de son identité, déplacé de ses tertres d’origine, relégué dans des réserves et poussé à des révoltes légitimes qui entraîneront des répressions sanglantes.
En 1868, à Ouvanu, dans le nord de la Grande Terre[1.Île principale de la Nouvelle-Calédonie] dix révoltés kanak seront guillotinés devant toute la population forcée à assister à l’exécution. Cent cinquante ans après la blessure est encore vive, elle a donné lieu cette année à une émouvante commémoration.
Dix ans plus tard, en 1878, une révolte de plus grande envergure conduite par le chef Ataï embrase le pays. Décapité, le crâne d’Ataï sera emmené en France dans une solution de formol puis étudiée par le préparateur du Docteur Broca, Théophile Chudzinski : la boîte crânienne, après moulage, sera ouverte et le cerveau examiné. Noyée dans les collections du Musée de l’Homme lors du transfert de la collection Broca, considérée comme disparue, la tête d’Ataï sera redécouverte – ironie de l’histoire – par l’écrivain Didier Daeninckx, auteur d’un roman publié quelques années plus tôt, intitulé Le Retour d’Ataï [2.Éditions Verdier, 2002, réédité chez Folio-Gallimard en 2006], puis restituée par l’État français au clan concerné. Le dernier soulèvement kanak d’envergure, avant les «évènements» des années 1984-1988, a commencé en 1917 dans la région de Koné : plus qu’une révolte, ce fut une véritable guerre menée par le Chef Noël dont la mémoire court encore dans les chants et les poèmes transmis de génération en génération jusqu’à aujourd’hui et recueillis par l’ethnologue Alban Bensa et le coutumier Kacué Goromoedo dans l’ouvrage Les Sanglots de l’aigle pêcheur [3.Éditions Anacharsis, 2015] écrit en collaboration avec l’historien Adrian Muckle.

Congrès du FLNKS

L’histoire du peuple kanak colonisé, soumis au code de l’Indigénat, est émaillée de violences, de vexations, de spoliations, de limitations de déplacement, de travaux forcés chez les colons pour la cueillette du café. Repentance ou simple reconnaissance, l’Accord de Nouméa qui porte le paraphe de l’État français est sans ambiguïté : «La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. Et de conclure : La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, en permet tant au peuple kanak d’établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps

Le peuple kanak devenu minoritaire dans son propre pays par l’artifice d’une colonisation de peuplement minutieusement organisée en son
temps par Pierre Messmer, a décidé d’ouvrir son droit à l’autodétermination, d’abord aux «victimes de l’histoire» c’est-à-dire aux descendants des bagnards, transportés ou déportés issue de France ou d’Algérie installés depuis le XIXe siècle, aux descendants des travailleurs javanais ou vietnamiens venus travailler sur les mines de nickel avec des contrats de quasi esclavage, eux aussi victimes des politiques coloniales des Pays-Bas et de la France, et qui les uns comme les autres n’ont désormais plus d’autre pays que la Nouvelle-Calédonie. Enfin les indépendantistes kanaks ont ouvert ce droit à l’autodétermination aux citoyens qui ont un lien durable avec le pays et y détiennent «leurs intérêts matériels et moraux». Une démarche originale et négociée avec les loyalistes et l’État français qui ouvre la voie à une indépendance à construire entre tous, au-delà des
barrières ethniques trop souvent utilisées par la droite coloniale pour diviser la population.
C’est ainsi qu’un corps électoral restreint et «gelé» a été négocié entre les trois parties, l’État français, les loyalistes, le FLNKS, qui n’ouvre le droit de vote au référendum du 4 novembre 2018 qu’à ceux qui remplissent les conditions pour être citoyens, c’est-à-dire l’ensemble des Kanak de droit civil coutumier et ceux qui justifient d’un lien durable avec le pays. En gros, les non-natifs arrivés après 1994 ne pourront pas participer au scrutin. Cette restriction du corps électoral a été obtenue par le FLNKS afin de contrebalancer l’immigration massive de populations venues de France dont la participation à ce référendum fausserait le processus de décolonisation en entérinant la mise en minorité démographique du peuple kanak.

2018 : les forces en présence…

A quelques semaines du référendum, comment se présente le paysage politique de la Nouvelle-Calédonie ?
La consultation prévue le 4 novembre 2018 posera à chaque électeur admis à participer la question suivante : «Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ?»
Les loyalistes appellent évidemment à voter NON. Du vieux RPCR de Jacques Lafleur, il ne reste qu’une constellation de partis loyalistes qui se livrent une guerre sans merci, se rabibochent face aux indépendantistes, puis se déchirent à nouveau régulièrement.
D’un côté, le Rassemblement-Les Républicains, navire héritier à la dérive du RPCR et Les Républicains calédoniens, formation dissidente, forment le gros des troupes loyalistes les plus réactionnaires, arc-boutés sur les privilèges coloniaux et l’économie de comptoir. Ils prônent un NON massif au référendum et entendent ainsi – doux rêve – «purger» la question de l’indépendance et tourner définitivement la page de la pleine souveraineté.
De l’autre côté, Calédonie Ensemble, également issue du vieux RPCR, développe une stratégie d’autonomie renforcée, aux confins de l’indépendance, au nom de cette «petite nation dans la grande nation» que constitue à ses yeux le peuple calédonien. Cette formation politique a pulvérisé électoralement ses concurrents loyalistes et détient la présidence du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, de la Province sud, un poste de sénateur et les deux sièges de députés à l’Assemblée nationale.
Les premiers représentent la bonne bourgeoisie coloniale de Nouméa liés aux milieux d’affaires de l’import dont les profits sont souvent réinvestis hors du pays sur la Gold Coast australienne jusque dans les pays du Golfe. Les seconds, représentent une partie du patronat calédonien qui investit et travaille à la création d’un tissu industriel local dont les intérêts économiques entrent souvent en contradiction sur certains segments du marché avec les importateurs.

Paul Néaoutyine, leader du Palika, président de la Province nord

Côté indépendantiste, le FLNKS fait campagne pour le OUI. Le FLNKS est un front composé de quatre partis, l’Union calédonienne (UC), le plus ancien parti calédonien dont Jean-Marie Tjibaou a été le leader, le Parti de libération kanak (Palika), d’inspiration marxiste-léniniste à ses origines dont la figure de proue est Paul Néaoutyine, président de la Province Nord, l’Union progressiste en Mélanésie (UPM) d’implantation inégale et le Rassemblement démocratique océanien (RDO) composé de Wallisiens et de Futuniens ayant rallié la cause indépendantiste. La coalition est dominée par l’UC et le Palika dont les postulats idéologiques et les stratégies diffèrent.
L’Union calédonienne est issue de la fusion de deux associations chrétiennes, catholique et protestante, l’Uicalo (Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre) et l’AICLF (Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français) dont le but était à l’origine de contrecarrer l’influence grandissante, après-guerre, du Parti communiste calédonien disparu depuis. L’UC développe une stratégie parfois brouillée par ses dissensions internes. Le Palika développe une stratégie d’accession à l’indépendance fondée sur une analyse de classe qui considère que tous les non-Kanaks ne sont pas des colons ni des capitalistes mais majoritairement des travailleurs qu’il faut rallier à la cause indépendantiste pour pouvoir l’emporter. Cette démarche s’incarne dans l’Union nationale pour l’indépendance (Uni) qui regroupe bien évidemment le Palika mais aussi l’UPM, des personnes de la société civile et toutes celles et tous ceux qui peuvent trouver intérêt à bâtir ensemble une société souveraine.

Quelle que soient les divergences et spécificités des différents partis composant le Front, ils se retrouvent unis pour le OUI à l’indépendance le 4 novembre prochain.

… et leurs arguments de campagne

Tel n’est pas le cas du Parti travailliste (PT) dirigé par Louis Kotra Uregueï, ancien leader et désormais Président d’honneur de l’Union syndicale des travailleurs kanak et exploités (USTKE), reconverti aujourd’hui dans les affaires, patron d’une société d’acconage sur le port et de commerces aux îles Loyauté, condamné récemment pour entrave au droit syndical… Le PT préconise une «non-participation massive» et accuse les dirigeants du Front de trahir la «cause kanak».
Il reproche aux dirigeants du Front d’avoir ouvert trop largement le droit à l’autodétermination du peuple colonisé aux populations non kanak.
Cette position sectaire, teintée de mauvaise foi, conduit à isoler le mouvement indépendantiste et à le contenir dans une dimension purement ethnique et politiquement suicidaire. Le mot d’ordre de non-participation et le discours intransigeant qui l’accompagne cachent mal les intérêts de classe des dirigeants de ce parti qui désertent le combat au moment décisif pour le seul bénéfice de la droite coloniale.

A l’heure où la campagne bat son plein, les partis loyalistes annoncent l’apocalypse en cas de victoire du OUI. A en croire les hérauts du NON, sans la France, les allocations familiales, les retraites, la sécurité sociale, les bourses, l’aide médicale gratuite seraient supprimées et le pays plongerait dans l’inconnu et le chaos. A les écouter, même le soleil ne se lèverait plus, ironisent les indépendantistes. Fait caractéristique, les tenants du NON n’ont aucun projet d’avenir. Leur seul horizon c’est le statut quo.

A ces catastrophes promises, les indépendantistes répondent avec une certaine tranquillité que l’ensemble de ces besoins sociaux, retraites, sécurité sociale, bourses… ne doivent déjà rien à la France puisqu’ils sont entièrement financés par les cotisations patronales et salariales ou par les provinces et que la France n’y contribue en rien. Ils dénoncent la désinformation systématique des loyalistes dont la seule stratégie est de susciter la peur pour maintenir l’ordre colonial existant et les privilèges d’une bourgeoisie nouméenne, petite minorité, qui, au lieu d’investir localement, pratique l’évasion fiscale et les placements, en bonne rentière, dans l’immobilier hors de nos récifs.
En réponse aux arguments de leurs adversaires qui prédisent la fuite des investisseurs en cas d’indépendance, les indépendantistes rétorquent que les sociétés multinationales qui ont investi dans la métallurgie du nickel (Vale, Glencore, Eramet) ont intégré dans leurs scénarios dès le départ l’option d’une possible indépendance de la Nouvelle-Calédonie. A la veille du scrutin aucun investisseur n’a annoncé son retrait. Quant aux investisseurs plus petits, au nom de quoi, cesseraient-ils brutalement leurs activités dans le pays et se saborderaient-ils eux-mêmes alors qu’ils peuvent encore faire des affaires ? Ils mettent en avant que ce sont les indépendantistes qui travaillent à développer l’économie locale, pas les loyalistes. Avec l’usine métallurgique que les indépendantistes ont créé dans le nord, Koniambo Nickel SAS, dont la collectivité provinciale détient 51% des parts, ils apportent la démonstration que l’on peut créer la valeur ajoutée sur place au lieu de se contenter d’exporter le minerai et que les dividendes reviendront à la collectivité pour financer la diversification économique et les besoins sociaux. La Province nord dirigée par Paul Néaoutyine défend une stratégie nickel axée autour de la valorisation sur place de la ressource et, faute de pouvoir multiplier les unités métallurgiques en Nouvelle-Calédonie, a pu, au terme de joint-ventures originaux, obtenir pour la collectivité provinciale 51% des parts d’une usine métallurgique, Posco, en Corée et 51% dans une nouvelle unité à venir en Chine. Posco, a déjà rapporté à la collectivité 9,7 milliards de francs CFP (75 millions d’euros) entre 2009 et 2014.

Daniel Goa, porte-parole du FLNKS

L’Union nationale pour l’indépendance a édité un document de 80 pages intitulé «Kanaky-Nouvelle-Calédonie, un état souverain» qui met en forme de façon plus poussée le projet et le programme du FLNKS pour le pays souverain de demain. Tout y est abordé : l’idée de nation pluriculturelle, les formes de l’État laïc, les droits et libertés, droits des femmes, de l’enfant, du vivant, des travailleurs, liberté de conscience, d’association, libertés syndicales, l’environnement «cause nationale», l’organisation des pouvoirs, de la justice, de l’ordre public, des affaires étrangères, de la défense, les partenariats que le nouvel État devra nouer avec d’autres pays y compris la France. Bref un vrai projet d’avenir qui contraste avec le vide sidéral des partis loyalistes.

Selon les sondages, le NON l’emporterait. Difficile de faire un pronostic dans la mesure où le corps électoral spécial de la consultation référendaire n’a jamais été mis en œuvre. Par ailleurs, les analystes ne prennent pas en compte les traditionnels abstentionnistes notamment en milieu kanak qui, s’ils étaient mobilisés massivement par le FLNKS, pourraient faire basculer décisivement le scrutin en faveur du OUI.
Si le NON devait l’emporter, ça ne serait que partie remise : non seulement la revendication indépendantiste restera d’actualité mais l’accord de Nouméa prévoit que, en cas de NON au premier référendum, deux autres consultations sur l’indépendance devront se tenir entre 2018 et 2022 à la demande d’un tiers des membres du Congrès de la Nouvelle-Calédonie. La procrastination n’apportera à la Kanaky-Nouvelle-Calédonie aucune solution durable. Autant ne pas remettre à un référendum ultérieur, la seule issue permettant au pays de retrouver la paix et une stabilité institutionnelle mise à mal depuis 1958 par une succession des statuts provisoire : l’indépendance.

Crédit photographique : avec la gracieuse autorisation du magazine Le Pays.