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La place du spectateur

«Ce qui est en question, c’est le choix entre la liberté de l’image, liberté qui l’habite et qu’elle donne et le pouvoir que l’on prend sur les sujets auxquels on l’adresse en faisant des images un instrument de domination (…) Il s’agit de susciter la vigilance de ceux qui souhaitent que les images nous donnent la parole plutôt qu’elles nous la confisquentHomo Spectator, Marie José Mondzain, Bayard, Paris 2007, pp 157 et 205 Marie José Mondzain Pour inaugurer cette nouvelle rubrique consacrée à l’image, je souhaite faire référence – et emprunter- à la pensée de Marie José Mondzain, philosophe et directrice de recherche au CNRS qui a beaucoup travaillé sur la question de l’image notamment dans deux ouvrages fondamentaux, Le commerce des regards (2003) M.-J. Mondzain, Le commerce des regards, L’ordre philosophique, Le Seuil, Paris, 2003 et Homo Spectator (2007). Cette rubrique tentera de dépasser le classique exercice de décryptage ou d’éducation à l’image. Il ne s’agira pas d’analyser le sens déclaré ou caché de telle ou telle image. Mais plutôt d’essayer d’établir le rapport qui s’instaure entre l’auteur — le producteur d’images — et le spectateur. Et encore plus précisément de situer la place du spectateur «à qui on donne ou on confisque la parole», de ce spectateur (citoyen) qui peut prendre — ou non — la distance permettant de nommer et d’agir. Évoquant les choix opérés par celui qui fait voir — il s’agit ici du cinéma — : la place de l’objectif, celle de la caméra et celle de sa parole, tous les gestes des cadrages, de montage portent la marque d’un engagement topique de la relation à l’autre, écrit Mondzain, qui ajoute : «Ainsi se joue avec ses choix la possibilité ou l’impossibilité de la vie politique au sens d’un partage de la mémoire, d’un voisinage dans l’espace, d’une circulation critique de la parole» Homo Spectator, op.cit., p 92-93. Le rapport entre image et politique ne vient pas seulement de ce qu’aujourd’hui a triomphé la politique de l’image. Plus fondamentalement, l’image implique la notion de distance et de retrait qui permet de la capter et fait du spectateur un sujet potentiellement actif.

Entre le texte dense et une musique omniprésente digne d’une superproduction hollywoodienne, il n’y a pas UNE seconde de silence

Marie José Mondzain développe sa réflexion à partir de l’image «originelle», cette fameuse main découverte en 1994 sur les parois de la grotte Chauvet. Cet homo spectator qui le premier «assure la production des signes qui désigne les choses en leur absence», auteur qui devient lui-même «le premier spectateur, c’est-à-dire l’homme qui entre dans l’histoire qu’il est en mesure d’inscrire, de raconter, de partager». La réflexion de Mondzain s’appuie ensuite, à travers toute son œuvre, sur l’analyse «des textes fondateurs de la tradition chrétienne occidentale pour montrer avec quelle pertinence et quelle force ils ont posé des problèmes qui sont toujours les nôtres». Et c’est à travers ce prisme et le temps qu’elle décrit le spectateur moderne notamment face «à ceux qui ont élaboré un dispositif qui identifie l’image à un règne (et) ont mis en place l’ensemble des processus qui feront dans toutes les production visuelles beaucoup plus tard une industrie au service de la domination» or, ajoute Mondzain, «dès que l’on fait régner les images, on les destitue aussitôt, on prononce leur arrêt de mort et le spectateur est de ce fait à son tour destitué» Homo spectator, op.cit., pp 61 et 154. Un peu partout, on a loué la récente série documentaire à succès, Apocalypse qui «raconte» la deuxième guerre mondiale. Elle ne manque pas de prétention quand la première phrase du commentaire proclame que «ceci est la véritable histoire de la Deuxième guerre mondiale» ! Mais surtout personne n’a noté un élément déterminant dans la réalisation de ces émissions et qui aboutit à fixer la place du spectateur. Entre le texte dense et une musique omniprésente digne d’une superproduction hollywoodienne, il n’y a pas UNE seconde de silence. Pas une seconde, pas un arrêt, pas une faille, pas un interstice. La fameuse distance est quasi impossible. «Dans la production audiovisuelle l’accélération des rythmes, leurs flux et leurs syncopes ont pour effet désiré le suspens de la pensée et de la parole»  dit encore Mondzain. Apocalypse en est une illustration : une colorisation qui unifie les images alors que leurs différences de statut et d’origine sont essentielles à la compréhension du message, un rythme endiablé (800 plans par film de 52′). Mais il fallait «bluffer» le spectateur a dit un de ses réalisateurs…