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La République, la politique et l’émeute : au lendemain de la révolte des banlieues

Hadrien Lanneau.
Hadrien Lanneau. © unknown
Cet article a paru dans le n°45 de Politique (juin 2006). Il revient sur les émeutes survenues en 2005 en France, qui ont commencé à Clichy-sous-Bois à la suite de la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police. Nous le republions face aux événements qui suivent la mort de Nahel, adolescent de 17 ans, tué par un policier lors d’un contrôle routier le 27 juin 2023 à Nanterre.

Où va la France ? Il y a, en effet de quoi se poser cette question. Largement rabattue par les médias, dans une forme plus ou moins sophistiquée, nous savons tous que ce grand pays, patrie des droits de l’homme, né de la Révolution, a aujourd’hui un problème : il est incapable de se réformer, de s’adapter, de se moderniser … C’est vrai que les douze derniers mois de l’actualité française ont de quoi faire réfléchir. D’abord, en mai 2005, lors du referendum sur le Traité constitutionnel européen, le « non » l’emporte, contre l’avis des principales formations politiques de droite comme de gauche ! Ensuite, à l’autonome, les émeutes des banlieues durent près d’un mois. Et enfin, le gouvernement De Villepin, se voit obligé de retirer la loi – à peine promulguée par le Parlement – instaurant le Contrat de première embauche, après un mois de mobilisation de la jeunesse scolarisée, appuyée par les syndicats. Deux échecs politiques majeurs et la plus grande émeute populaire de l’après-guerre !

La situation française est-elle si exceptionnelle ? Sans doute que non. On peut certes accentuer les différences de pays à pays. Et donc tenter de circonscrire « le mal français » à cette incapacité à réaliser des réformes là où – selon certains – la Grande-Bretagne de Tony Blair, suivie récemment par l’Allemagne des Schröder et Merkel, ont montré la voie. Sans entrer dans la critique de cette thèse de « l’allergie française à la réforme » [1. La revue Esprit a consacré un numéro double à cette thèse en mars-avril 1999.] Depuis, les intellectuels qu’elle a sollicités tentent de donner voix à cette thèse de l’absence d’une tradition réformiste dans la gauche française. Pourtant ce débat récurent, ne porte pas essentiellement sur la stratégie au sein de la gauche, il vise à promouvoir une adaptation plus rapide et massive des structures collectives (partis et syndicats) aux thèses d’un certain libéralisme économique. Plus qu’un plaidoyer pour la réforme, c’est un réquisitoire contre les « conservatismes et archaïsmes » de tout type, qui « bloquent la modernisation » de nos sociétés. Car sur les réformes que devraient promouvoir ce réformisme new-look, peu de choses sont dites.], on pourrait objecter que la même question se pose partout au-delà des distinguos liés à l’histoire politique et aux idéologies partisanes.

Cette question se laisse formuler de la façon suivante, il y a-t-il aujourd’hui en Europe place pour une emprise de la politique sur l’évolution économique et sociale de nos sociétés ? Ou bien, ce que l’on désigne par réformes, n’est-il pas plutôt le renoncement même à toute politique ayant un effet de transformation sur les structures sociales et économiques. Le dilemme n’est sans doute pas entre le mythique « réforme ou révolution » comme on veut nous le faire croire, mais plutôt entre « transformation ou adaptation ».

La question que nous pose donc le cas français est plutôt : que peut encore la politique ? Même s’il n’est pas nécessaire qu’elle soit posée en termes aussi violents ou spectaculaires qu’outre-Quiévrain. Mais la « forme française » de ce nouveau dilemme est éclairante, car elle pousse à une réflexion plus ample, embrasant les multiples facettes du problème.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’ouvrage collectif : « Banlieues, lendemains de révolte » [2. Banlieue, lendemains de révolte, Paris, La Dispute, 2006.]. Une dizaine de contributions qui bien sûr reviennent sur les événements et leur contexte, mais qui vont plus loin. L’originalité du livre n’est pas de nous expliquer pourquoi et comment cela s’est produit – bien que certaines contributions soient fort éclairantes [3. Ainsi, dans sa contribution, Laurent Muchielli trace la chronique d’un échec annoncé : celui de la police de proximité, dont le concept remonte aux lois Peyrefitte des années septante.] – mais de montrer que dans ces quelques semaines se sont condensées les conceptions de la politique en ce début du XXIe siècle.

Toutes les catégories peuvent ainsi être relues au travers du prisme de la révolte des banlieues. Mais qui sont-ils ces jeunes ? À quelle classe appartiennent-ils ? Pourquoi agissent-ils de la sorte ? Cette violence a-t-elle un sens ? Quelles sont leurs revendications ? Peuvent-elles être entendues ? Sommes nous devant une nouvelle question sociale ? Comment expliquer l’absence de connexions avec les organisations et partis de la gauche en général ? Pourquoi cette révolte est-t-elle en syntonie avec le bilan du colonialisme ? Quel est le rôle joué par la religion ? Pourquoi la réponse sécuritaire a-t-elle rejoint un tel consensus ?

>>> Lire aussi : Aux sources de la violence urbaine

Les réponses à ces interrogations sont évidemment diverses et circonstanciées. Mais elles ont toutes un dénominateur commun : le surgissement de l’événement cache une histoire déjà longue de cette souffrance sociale que l’on retrouve par exemple dans l’ouvrage dirigé par Pierre Bourdieu, il y a une petite dizaine d’années [4. Pierre Bourdieu (dir.) La misère du monde, Seuil, 1998.] ou dans celui de Christophe Dejours [5. Cristophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1998.]. Cette souffrance sociale, qui n’est pas le propre des banlieues, n’est pas le symptôme d’une inadaptation, d’une déviance par rapport à une norme du bien-être général. Cette souffrance est le mode d’existence même de nos sociétés – pour une part croissante de sa population – depuis une trentaine d’années, comme le montre les ouvrages de Robert Castel [6. L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ? Seuil, 2003.] ou de Richard Sennet [7. Le travail sans qualités, Collection 10/18, 2000. Comment la flexibilisation du travail et les nouvelles normes de l’organisation des entreprises, précarise les individus et accentue l’inégalité depuis vingt ans aux États-Unis.].

Difficultés de garder ou de trouver un emploi, endettement, montée de la pauvreté et des inégalités, crises du logement, fragilisation des systèmes de sécurité sociale, … sont autant d’indicateurs qui apparaissent régulièrement dans les médias, mais dont la somme est rarement faite pour donner une image complète de l’évolution de nos sociétés.

Pour poser le problème autrement : la question sociale a été trop souvent vue jusqu’ici en termes d’inclusion et d’exclusion. Cette dichotomie est une vraie fausse perspective. Elle accrédite l’image de l’exclu comme celui qui est tombé du train et que l’on doit accompagner dans son effort pour ne pas rester au bord du chemin, sans se poser la question de ce qui se passe dans le train lui-même. Ce regard dual sur la question sociale se retrouve typiquement dans l’analyse de la crise des banlieues – ces territoires d’exil comme on les a appelés – où la dichotomie s’enracine dans le territoire et semble ainsi condenser les problèmes en un lieu.

Mais attention, cette dichotomie est aussi à l’œuvre sur le plan politique et de la citoyenneté. Les marqueurs sociaux et territoriaux de l’exclusion sont doublés de marqueurs politiques. La distinction communautaire « d’origine étrangère » a été poussée à son terme en désignant les émeutiers banlieusards comme ceux qui refusent la République. Chez nous, ce marquage social a pris la forme allochtone – autochtone, ou de « nouveaux belges » ce qui est plus subtil …

Le grand mérite de cet ouvrage est de refuser ce dualisme. La somme des contributions ne va pas jusqu’à dire qu’il n’y a pas « un problème des banlieues ». Mais les composantes de cette crise des banlieues sont constitutives d’une crise sociale d’ensemble, elles ne sont pas réductibles à ce qui passe chez les « exclus » ou « les sécessionnistes »…

Les « vrais jeunes » et la « racaille »…

Prenant le contre-pied des discours visant à séparer les « vrais jeunes » des cités avec leurs « vrais » problèmes et la « racaille » Stéphane Beaud et Michel Pialoux reviennent sur la thèse qu’ils ont déjà amplement développé dans leur ouvrage Violences urbaines, violence sociale. Non seulement il n’est pas possible d’accepter cette distinction, car elle accréditerait l’idée que les violences urbaines actuelles sont d’un autre type que celles liées à l’essor des luttes ouvrières, qu’elles n’auraient pas de racines sociales. Mais surtout elle masquerait un fait sociologique central : les jeunes de banlieues forment un ensemble fort diversifié et tous les jeunes ne participent pas aux actions violentes suivant les mêmes modalités. Pourtant, ceux-ci partagent bien une même communauté de destin, un même vécu. Ils forment une « génération sociale marquée par la vie en cité, qui ne veut pas jouer les « rabaissés », qui ne veut plus reproduire les logiques d’humiliation vécues par leurs parents. » Ce qui explique la forte dose d’assentiment à l’égard de certaines violences, malgré leur caractère absurde, auprès de ceux qui ne participent pas à ces actes.

Cette distinction entre bons et mauvais jeunes efface complètement la dynamique sociale qui est à l’œuvre dans ces quartiers. Comme si la génération actuelle n’avait pas tiré de leçon de la trajectoire du mouvement « touche pas à mon pote » des années nonante. C’est ne pas comprendre pourquoi malgré leur situation parfois difficile face aux « garçons », les « filles » comprennent malgré tout ce mouvement. C’est ne pas mesurer l’impact de la suppression des emplois jeunes qui offraient des débouchés pour ceux qui avaient fait l’effort de devenir bachelier. À la source du mouvement, il y a l’extension de la désespérance : non seulement l’ascenseur social est en panne, mais il a tendance à redescendre …

Certains ont voulu opposer le mouvement étudiant contre la précarité (via le Contrat Premier Emploi) et le mouvement des banlieues en affirmant que les banlieusards « auraient été bien contents avec un CPE » ! Alors que le ras-le-bol face à la dérégulation et la précarisation est sans doute à la source des deux mouvements, aux formes d’expression si opposées.

Ne pas vouloir comprendre cette révolte comme une révolte sociale – et l’enfermer dans le cercle de la délinquance – est sans doute la forme de discrimination la plus forte exercée par le pouvoir, la preuve par l’absurde que ces jeunes avaient le droit de se révolter.

Les parias de la République

Un autre aspect révélateur de ces émeutes fut de mettre à nu le chemin parcouru en trente ans en matière de « relégation politique » d’une partie des citoyens de la République. La contribution d’Alain Bertho, Bienvenue au XXI° siècle, trace avec force les contours d’un basculement majeur : celui qui va de la « République qui intègre » à la « République qui divise ». Pour lui, nous sommes arrivés au bout du chemin qui sépare les propos de deux ministres de l’intérieur : du « sauvageons » du socialiste Chevènement à la « racaille » du gaulliste Sarkozy. Et au bout de ce chemin, il y a tous les malaises et failles de la citoyenneté républicaine. De cette République, incarnée par l’État nation, qui offrait à tous ses citoyens – fusse par le conflit – la possibilité de tendre vers l’égalité et la plénitude de leurs droits. Même si pour se faire, il fallait prendre distance d’avec toute communauté, religion ou allégeance. Mais cet impératif de l’intégration républicaine est contesté. « L’injonction fonctionne tant qu’elle est libératrice », mais « que reste-t-il à la République à offrir en échange de cette allégeance ? La casse systématique des droits et protections construits au niveau national autour du rapport salarial par plus de vingt ans de néolibéralisme ? » Et que rien ne semble enrayer, ni les mobilisations massives qui se sont succédé depuis 1995, ni les passages au gouvernement de la gauche, ni même le refus du referendum européen.

Mais l’impuissance de la République, du politique, n’est pas que sociale, elle est aussi impuissance à assurer la paix civile et à faire face à la montée d’une violence interpersonnelle endémique, dont les couches populaires sont les premières victimes. Ce qui est ici en jeu ce n’est pas le seul débat « sécuritaire », le plus ou moins de fermeté, mais le basculement vers un autre modèle : « la guerre est une forme possible de gouvernement ». Cette possibilité est contenue dans le langage de la rupture que tient une partie influente et sans doute déjà majoritaire au sein de la droite. Ce nouveau modèle repose « sur la garantie policière et sécuritaire du libre jeu du marché et sur un arbitrage intercommunautaires en partenariat avec les Églises quelles qu’elles soient. » Il y a dans ce modèle de « paix armée » entre les communautés et les groupes un danger évident pour les libertés démocratiques. Le recours à une loi d’exception et à l’état d’urgence promulgué à l’époque de la guerre d’Algérie est plus qu’un symbole. Cette tendance n’est pas que sarkosienne, elle est hélas partagée dans les rangs de la gauche, elle guide aussi les évolutions sous couvert d’anti-terrorisme les évolutions en Grande-Bretagne, aux États-Unis, … Chez nous, elle a pignon sur médias dans le nord du pays par l’intermédiaire d’un sénateur libéral de plus populaire.

L’État qu’on nous propose n’est plus l’État de tous, il devient l’État des « braves gens », de ceux qui adoptent les bons comportements et qui font allégeances à certaines normes et non plus simplement à des lois. Lorsque Alain Finkielkraut nous dit en parlant des jeunes de banlieues : « ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans »[8.Supplément hebdomadaire d’Haaretz du 18/11/2005.] , que veut-il nous dire ? Qu’il n’y a pas de place pour un malheureux musulman au pays de Voltaire et d’Hugo ? Ou que ces jeunes doivent choisir, pour être de bons citoyens, entre leur condition sociale et leur origine ? Quand le slogan « que ceux qui n’aiment pas la France s’en aillent » devient une sorte de programme, la boucle est bouclée. Il n’y a plus de place pour ces Français qui n’aimeraient pas la France telle qu’elle est, ou telle qu’elle prétend être. Dans tous les cas, au bout du chemin de l’ethnicisation de la question sociale, se dessine à côté du citoyen une nouvelle figure politique, celle du paria.

Comment a-t-on pu en arriver là ? Alain Bertho tente une première réponse qui englobe dans un même mouvement le bilan de la gauche et le basculement de la question sociale vers la question urbaine.

L’espace urbain est devenu « l’espace de l’exploitation et de l’affrontement de classe a changé. Le rapport salarial qui fut sur deux siècles le cadre de l’affrontement dans l’entreprise, des conquêtes et des compromis sociaux doit être élargi au monde urbain dans son ensemble pour poser les enjeux de vie et de survie. » Cet élargissement se décline en un faisceau de nouvelles revendications : droit au logement, à la circulation, à la citoyenneté, à un cadre de vie harmonieux, … « qui ne sont pas des suppléments d’âme ou des droits dérivés des enjeux de classe qui resteraient centrés dans ce rapport salarial ». Mais, le passage de l’entreprise à la ville, n’est pas seulement un changement de lieu. C’est aussi un remodelage d’un ensemble de logiques sociales : l’identité culturelle et le rapport au lieu, la ségrégation spatiale, l’émergence d’une culture urbaine qui accompagne ce passage. Alain Bertho est l’un des principaux théoriciens de ce changement, et il ne faut pas partager toutes ses thèses pour reconnaître l’importance du « fait urbain » dans les processus de changement social depuis la fin de la seconde guerre mondiale[9.Une très abondante littérature existe sur le sujet dont nous retiendrons l’emblématique : La ville globale de l’américaine Saskia Sassen (1996) et le tout récent La condition urbaine du français Olivier Mongin (2005)].

Le point que veut souligner Bertho est la faiblesse de la gauche en général à prendre en compte les enjeux politiques qui découlent de ces mutations et des mouvements sociaux qu’elles font naître. « Ces nouvelles tensions n’ont pas été vues comme de nouveaux fronts à tenir mais comme une source de difficulté pour les fronts traditionnels. Les quartiers ouvriers des générations précédentes avaient été vécus comme des bastions. Les nouveaux quartiers du prolétariat urbain sont regardés comme des « ghettos » que la gauche elle-même propose parfois de disperser au nom de la « mixité sociale » … Militants du droit au logement dès 1990, des sans-papiers en 1996, de défense des chômeurs à partir de 1997, … sont accueillis avec réticence dans le cercle des luttes légitimes et toujours suspects de surenchère ou de divisions potentielles ».

Le bilan est sans doute peu nuancé par rapport aux différentes composantes et initiatives de la gauche[10.Notamment par rapport à l’action de certains municipalistes de gauche de ces communes et à l’appui de certaines composantes de la gauche à ces mouvements. L’ouvrage contient une contribution du député PC de Seine-St-Denis, Patrick Braouezek, prônant un « Grenelle des banlieues, thèse reprise par Bertho. ], mais il n’est pas faux pour la trajectoire d’ensemble. Sur ces questions, la gauche n’a pas su faire front, elle n’a que peu d’implantation et de réseaux dans ces lieux. Pire, la gauche de gouvernement n’a pas combattu la droite. « Elle l’a accompagnée, justifiée, excusée, contestée à la marge, sur ses méthodes, jamais sur son diagnostic. À ses reculades sur la déréglementation sociale, elle a ajouté son assentiment à la disqualification politique, morale et culturelle des classes populaires. » Quant à la « gauche mouvementiste » si elle n’a pas failli par son activité, il n’en va de même pour la « gauche de la gauche » qui n’a jusqu’ici rien su faire de tangible ni de ses scores électoraux, ni de sa victoire lors du référendum européen.

Ce bilan politique de la gauche est aussi au cœur de la contribution de François Dubet, Le retour de l’ordre et après ? Il nous propose un regard assez lucide sur le « républicanisme » d’une certaine gauche qui ne voit pas (ne veut pas voir) que « l’égalité républicaine n’interdit pas que la porte soit fermée aux minorités comme elle le reste aux femmes, obligeant à promulguer un principe de parité. » Et de plaider non pas pour le statu quo défensif, qui ne pourrait profiter qu’à la droite dure et ultralibérale, mais de proposer un nouveau contrat social. Même si l’épure de ce nouveau contrat proposée par Dubet, qui est un mélange de modèle scandinave et de citoyenneté canadienne est discutable, le dilemme pour la gauche est bien réel. D’autant plus, qu’elle risque d’avoir la surprise désagréable de voir certains à droite, pour endiguer la crise, choisir de communautariser la République.

Violences gratuites ou soulèvement populaire ?

Reste un point important : la caractérisation de la violence et son impossible légitimité. Dans sa contribution, Gustave Massiah montre comment par une sorte de vases communicants, la montée de l’idéologie sécuritaire va de paire avec la condamnation absolue et irrévocable de toute forme de violence contestataire. Du côté sécuritaire, il suffit de montrer, sans failles, sa force pour en finir avec l’insécurité. « Inutile de s’interroger sur les causes et les responsabilités, sur la nature de cette insécurité, il suffit de constater qu’elle est là et de s’armer des moyens de la faire disparaître ». Ensuite, il convient de convaincre qu’il n’y a pas de rapport entre violence et question sociale.

Procédé habile qui « consiste à s’appuyer sur l’affirmation, peu contestée, qu’on ne peut pas tout expliquer par la pauvreté et inverser ainsi la charge de la preuve ». Aux étrangers et aux pauvres de faire la preuve de leur innocence, de leur demander de se dissocier des « fauteurs de troubles ». On reconnaîtra sans peine la logique qui fut à l’œuvre à l’aube de l’éveil de la classe ouvrière, quand il était demandé aux pères de famille responsables de se tenir à l’écart des actions des organisations ouvrières, illégales et criminelles.

Ce que s’efforce de montrer cette contribution, c’est que le débat sur le couple violence-sécurité est faussé. Car bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans l’angélisme, la violence existe, mais chercher à la comprendre n’est pas la justifier. Par contre, le discours sécuritaire envahissant opère autrement, il escamote l’aveu d’un double échec : celui de l’absence de réponses aux problèmes qui l’ont générée et celui de l’incapacité à maintenir le rapport de confiance minimum à une vie en commun. Mathématiquement, nous dit Massiah, « peut-on donner une meilleure définition de l’intolérance totale que la tolérance zéro ? »

Propos qui sont d’ailleurs corroborés par la contribution de la juge d’instruction, Évelyne Sire-Marin, qui se demande pourquoi les deux jeunes dont la mort dans une cabine électrique a provoqué les émeutes, fuyaient-ils un simple contrôle de police ? « Avaient-ils des raisons d’avoir peur ? » Et de nous livrer une description du fonctionnement des dispositifs policiers, de leur contrôle par la justice et des pressions exercées par le pouvoir tant sur les policiers, que sur les magistrats pour faire du chiffre (autant de contrôles, autant de garde-à-vue, …). Et de constater un basculement des effectifs de la police judiciaire, vers la police du maintien de l’ordre. Ce qui aboutit à négliger la délinquance organisée, les infractions économiques et financières, le droit pénal du travail. Le taux d ‘élucidation des infractions à ce niveau et l’un des plus bas d’Europe. Quant aux procédures rapides et aux sanctions prononcées à l’issue des émeutes, elles mettent en évidence « que ces affaires ont relevé d’une justice d’état d’urgence » et non d’un exercice impartial de la justice.

Au-delà des matériaux pour une étude de cas, l’intérêt de cet ouvrage est de plonger – à partir d’un événement – au cœur d’une société démocratique avancée et présentée comme la mère des républiques et la patrie des droits de l’homme et du citoyen. République qui aurait, du moins pour la gauche, la vertu de pouvoir prendre en compte non seulement l’égalité formelle des citoyens, mais la possibilité de faire réguler l’inégalité sociale. Ces lendemains de révolte ont fait resurgir ce vieil adage rousseauiste : « tolérez une seule injustice et le contrat social est rompu ». Avant de rêver, non sans arrières pensées, à la primauté des devoirs et de l’autorité, il est sans doute temps que le politique se charge de garantir le plein exercice de certains droits. Progrès social et citoyenneté : alliance impossible ? De la réponse à cette question dépend le sort de nos démocraties. Comme par le passé.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0  ; photo d’un feu, prise par Hadrien Lanneau en septembre 2009.)