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La révolte des historiens

Mobilisation générale dans la corporation des historiens, dont le ban et l’arrière-ban vient de publier (25 janvier 2006) un long pamphlet dans la grande presse du Nord et du Sud. Objet : manifester sa réprobation à l’égard du prurit compulsif des autorités politiques qui se mêlent de vouloir trancher toutes les controverses historiques en instituant des vérités officielles dont la transgression peut même, le cas échéant, se transformer en délit de droit commun. Et nos historiens de rappeler cette évidence : bien sûr, les autorités politiques jouent leur rôle en commémorant les épisodes les plus signifiants du passé, mais «s’il y a bien un lien entre mémoire et histoire, les deux démarches obéis-sent à des exigences différentes. La mémoire ne donne pas accès à la connaissance, elle mobilise le passé dans un projet civique ou politique au présent. L’histoire, elle, revendique le statut de scientificité. L’histoire n’est pas au service du politique, elle n’est pas une émotion». Or, récemment, l’irruption de quelques questions historiques dans le champ politique doit justement tout à l’émotion, et rien à la recherche historique. En France, c’est la prétention de l’Assemblée nationale à vouloir inscrire dans les manuels scolaires le rôle positif de la colonisation qui a provoqué la fronde des historiens. Mais celle-ci a été submergée par les joutes émotionnelles où les descendants des anciens colonisés exhibaient leurs cicatrices face aux balafres des anciens coloniaux, les uns et les autres constituant des clientèles à capter pour des factions politiques en campagne électorale permanente. En Belgique, on pense bien entendu à la polémique autour de la reconnaissance du génocide arménien.Voir à ce sujet .le «hors-d’oeuvre» de Willy Estersohn dans POLITIQUE n°40. Et il est piquant de retrouver, parmi les quelques dizaines de signataires, les noms des historiens à temps partiels que sont Philippe Moureaux et Hervé Hasquin dont les partis respectifs s’empoignent justement sur la question. Tout est suspect dans cette polémique. On ne sache pas que, concernant le génocide arménien qu’aucun historien sérieux ne conteste plus, des nouvelles révélations aient remis la question sur le tapis. Celle-ci a été mobilisée d’abord comme contre-feu dans le cadre des discussions d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. À partir de là, les différentes diasporas s’en sont emparées pour faire fructifier leur capital politique. Et les différents partis en chasse d’électeurs ont bien dû composer. Le parti socialiste, qui a réussi une percée remarquable dans un électorat turc pourtant dépourvu de tradition progressiste, a dû mettre en sourdine sa position traditionnelle sur le génocide arménien pour ménager le nationalisme ombrageux de cet électorat. Tandis que les libéraux, qui n’ont rien à perdre, sont en flèche sur la question et ne sont pas malheureux de mettre les socialistes en difficulté. Le MR milite donc pour que la négation du génocide arménien soit pénalisé au même titre que le génocide des Juifs, tandis que le PS tergiverse laborieusement. Avec diplomatie, nos historiens jugent louables «les initiatives récentes visant à diversifier les expériences historiques commémorées dans ce pays, afin de mettre nos politiques en phase avec la diversité de la société belge», tout en se demandant «s’il appartient au parlement et au gouvernement d’élaborer une nomenclature des catastrophes, dans un inventaire toujours plus exhaustif, partant du génocide des Juifs en passant par les Tsiganes, les Arméniens, les victimes du colonialisme, du génocide rwandais, du conflit en Bosnie ou au Darfour». Pour les signataires, poser ainsi la question, c’est y répondre. Certains d’entre eux — et non des moins engagés dans les combats démocratiques — n’en sont pas à leur coup d’essai. En 1995, ils s’étaient déjà opposés, avec des arguments identiques, au vote de la loi pénalisant le négationnisme. De même qu’en France, quelques années plus tôt, des consciences morales antifascistes de la pointure de Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet s’opposèrent à la loi Gayssot (13 juillet 1990) qui servit de modèle à la loi belge. Mais voilà: ces lois ont été votées. Et quoi qu’on en pense, elles ont été et sont toujours appliquées. Aujourd’hui, la négation (voire la simple «minimisation») du judéocide tombe en Belgique sous le coup de la loi du 23 mars 1995. Plusieurs militants d’extrême droite ont été condamnés du chef de cette loi. On se retrouve donc face à un «trilemme» particulièrement délicat. Ou bien on pénalise également le génocide arménien en amendant la loi de 1995, et on persiste dans les comportements que les historiens viennent justement d’épingler avec de bons arguments. Ou bien on ne pénalise pas, et on entérine l’idée insupportable que seul le génocide des Juifs mérite qu’on interdise sa négation. Ou bien on abolit la loi du 23 mars 1995, puisque son maintien nous impose un choix dont aucun des deux termes n’est satisfaisant. Les historiens ne vont pas jusqu’à prôner cette dernière éventualité, même si on imagine qu’elle rallie-rait leurs suffrages. Mais d’avisés politiques nous expliqueront que le moment serait bien mal choisi. Et ils n’auront pas tout à fait tort…