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La sécurité alimentaire, un devoir d’État

Les crises de 2008 et 2011 montrent que le monde n’en a toujours pas fini avec la faim malgré des récoltes de plus en plus abondantes. Si l’on veut pouvoir nourrir neuf milliards de personnes en 2050, il faudra réaliser des prouesses techniques. Mais celles-ci ne pourront avoir lieu que dans un cadre politique favorable.

La crise de 2008 a eu le mérite de rappeler les gouvernements du monde à leurs responsabilités. Dans le mouvement de mondialisation débridée des années 1990 et du début des années 2000, il était de bon ton de railler ceux qui croyaient encore à l’utilité des politiques agricoles. Sous la bannière des pays d’Océanie, l’OMC, créée en 1994, contrairement à son sigle qui commence par le vocable « Organisation », apparaissait au contraire comme le bras armé de la désorganisation du commerce mondial. Toutes les politiques agricoles étaient considérées comme des atteintes à la liberté de commercer en paix. Les pays d’Océanie n’étaient pas crédibles pour tenir un tel discours. La Nouvelle-Zélande est un très petit pays producteur qui ne peut rester compétitif qu’à la condition de ne pas intensifier sa production. Quant à l’Australie, son climat la condamne à n’être qu’un exportateur intermittent. Les sécheresses successives de ces dernières années ont accru cette instabilité récurrente. Mais ces deux pays ont été rejoints par les pays d’Amérique du Sud qui détenaient un potentiel plus important qui semblait inépuisable. Dans la mondialisation en cours, la Chine devenait petit à petit l’atelier du monde. On pouvait penser que le Brésil avait vocation à devenir la « ferme du monde ». Point n’était besoin de continuer à produire des produits agricoles en Europe ou aux États-Unis. La mondialisation des échanges allait permettre la spécialisation des pays les mieux placés. Ils pourraient fournir à moindre coût ce dont le monde avait besoin et cela leur servirait de monnaie d’échange pour acheter dans nos pays les produits à haute technologie vers lesquels nous devions nous spécialiser.

Émeutes de la faim

C’est ce bel édifice qui s’est écroulé en 2008. Comme pour le pétrole, le prix des matières premières agricoles explosait à des niveaux inconnus auparavant. Mais à la différence du pétrole, cela avait des conséquences beaucoup plus dramatiques pour la vie de nombre de nos concitoyens. Si le prix du pétrole augmente, on peut, sans danger, utiliser moins son automobile. Mais quand le prix du pain augmente on peut difficilement réduire sa consommation sans mettre sa vie en danger.

Les investissements dans le secteur agroalimentaire sont passés au second plan dans les priorités de la Banque mondiale. On a préféré les investissements dans les activités de sous-traitance industrielle et surtout dans les équipements touristiques.

Résultat : quand les prix ont augmenté, cela a suscité des émeutes de la faim dans de nombreux pays pauvres. Le nombre de personnes en état de sous-nutrition est passé de 850 millions à plus d’un milliard. Il n’en fallait pas plus pour susciter une kyrielle d’analyses toutes plus argumentées les unes que les autres pour nous expliquer que le monde parviendrait difficilement à se nourrir. Toutes les raisons invoquées sont valables et méritent d’être étudiées. Nous pourrions être neuf milliards de personnes d’ici 2050. Or il y a actuellement déjà un milliard de personnes qui souffrent de sous-nutrition et environ trois milliards de plus qui aimeraient manger de temps en temps un peu de viande ou de protéines animales. Les perspectives semblent bouchées pour atteindre cet objectif. On peut y ajouter la raréfaction de l’eau douce et des terres les plus fertiles pour cause d’urbanisation galopante et bien évidemment le changement climatique qui provoque le réchauffement de la planète. Face à ces défis redoutables, il ne faudra rien négliger si l’on veut nourrir correctement les neuf milliards de personnes annoncées. La sécurité alimentaire dans tous les pays n’est toujours pas un problème résolu. Il faudra pouvoir mobiliser toutes les ressources disponibles en matière de technologie. Il faudra encourager les investissements dans la production mais aussi dans les transports et la transformation. Or, il est vrai que les investissements dans le secteur agroalimentaire sont passés au second plan dans les priorités de la Banque mondiale. On a préféré les investissements dans les activités de sous-traitance industrielle et surtout dans les équipements touristiques. Mais une chose est sûre, quand on ne peut pas faire de nouveaux investissements, il y a peu de chances que la production de produits agricoles puisse progresser à un rythme suffisant.

Spéculation = volatilité des prix

Mais ces discours ont été apparemment démentis par les faits dès l’année 2009. Cette année-là, les prix des céréales ont brusquement chuté à leur niveau d’avant la crise. Comment expliquer pareil retournement par rapport à une tendance que l’on nous annonçait en hausse structurelle. Contrairement aux pronostics, la production de céréales du monde n’a jamais été aussi importante que ces trois dernières années. Face à cela, la demande était insuffisante et les prix ont baissé. Il restait pourtant ce milliard de personnes sous-alimentées mais n’ayant pas de revenu : leur demande est non solvable et ne peut faire augmenter les prix. La baisse des prix semble une bonne affaire pour les consommateurs. Mais comme les estomacs ne sont pas extensibles, la demande n’augmente guère et les prix baissent plus que proportionnellement par rapport à l’augmentation de l’offre. En revanche, cette baisse de prix se révèle catastrophique pour les agriculteurs. À la mi-2010, nouveau retournement de conjoncture. Les prix flambent à nouveau et doublent en quelques mois. On en a cherché la cause dans les feux qui ont dévasté les plaines russes. Mais quand on fait le bilan, on constate que la récolte de maïs et de riz de la campagne 2010-2011 est la meilleure de l’histoire. La récolte totale de céréales est en recul de 2% seulement par rapport à la récolte précédente ! On en a cherché la cause dans la spéculation financière. Elle a sa part de responsabilité en particulier dans les fluctuations à court terme. Mais cela n’explique pas les « fondamentaux » et ces fondamentaux montrent une forte augmentation de la demande. Le gouvernement américain a incité à produire de l’éthanol et c’est désormais plus de 40% de la récolte américaine de maïs qui est ainsi distraite de ses utilisations alimentaires.

Les responsabilités politiques

La conjoncture actuelle illustre parfaitement les enjeux alimentaires de la planète. On finissait par croire que le libre marché assurait l’optimum économique et que les problèmes éventuels ne venaient que d’une intervention souvent calamiteuse des autorités politiques dans la sphère économique. Les fleuves de lait, les montagnes de beurre, les frigos pleins de carcasses de viande bovine et les silos de céréales étaient le fruit de l’incompétence des politiques. La très forte augmentation de la volatilité des prix à laquelle on assiste ces dernières années montre à l’évidence que le libre jeu du marché n’est pas une solution satisfaisante car il accroît les risques à la fois pour les producteurs et pour les consommateurs. Or ces risques sont contre-productifs dans le domaine de l’alimentation.

La crise économique actuelle montre que le marché n’est efficace qu’à condition d’être encadré par des règles collectives claires.

Quand les prix sont élevés, cela a pour résultat d’exclure les consommateurs les plus pauvres. C’est ainsi que le programme américain d’aide alimentaire aux plus démunis vient d’exploser en quelques années. Entre 2008, il concernait 26 millions d’Américains en 2011, 45 millions pour un budget annuel de 65 milliards de dollars. C’est plus que l’ensemble des dépenses agricoles de l’Union européenne ! Il est vrai que l’UE est en ce domaine peu généreuse. Nous n’y affectons que 500 millions d’euros et l’Allemagne veut baisser cette enveloppe à 100 millions l’année prochaine ! Quand les prix sont bas, le revenu des agriculteurs s’effondre. Contrairement à une idée reçue, les exploitations les plus fragilisées par les baisses de prix ne sont pas les plus petites mais celles qui ont investi et qui se sont endettées pour mettre en œuvre le progrès technique disponible. Si ces entreprises disparaissent, cela grève le potentiel de production de l’avenir. Si le marché avait toutes les vertus, cela se saurait et on ne voit pas pourquoi la plupart des pays du monde seraient intervenus dans les marchés des produits agricoles. Le monde a besoin de mobiliser tout le progrès technique disponible pour assurer son alimentation. Il faudra être vigilant car la sécurité alimentaire de la planète n’est pas acquise. Cela ne pourra se faire qu’à la condition que tous les gouvernements remettent la priorité pour développer la production agricole. La crise économique actuelle montre que le marché n’est efficace qu’à condition d’être encadré par des règles collectives claires. C’est là le rôle du « politique ». C’est encore plus vrai dans l’agriculture que dans le reste de l’économie.