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La troisième Région s’invite à la table

Quel qu’il soit, le nouveau gouvernement fédéral qui sortira des urnes en juin devra s’atteler à un nouveau train de réformes institutionnelles. La Flandre l’exige tandis que les francophones ne sont, à entendre certains d’entre eux, «demandeurs de rien». Ceux-ci n’éviteront pourtant pas que la régionalisation de pans entiers de compétences actuellement fédérales soit mise sur le tapis. À ce rendez-vous, les négociateurs viendront en rangs serrés. Non pas selon les clivages politiques classiques qui séparent les grands courants démocratiques, mais selon le clivage communautaire. Face à une Flandre réputée agressive, il faut, affirme-t-on, que les francophones fassent bloc. Aucune mollesse ne sera tolérée dans les rangs. On sait bien que dans un tel climat, il y a toujours une prime au plus intransigeant, au plus patriote, au plus matamore. Sans doute faut-il en passer par là, avant l’inévitable compromis qui s’en suivra et qui se prépare déjà dans la discrétion des coulisses. Mais il y a une victime particulière de cette bipolarisation communautaire du débat : Bruxelles, petite ville-région minoritaire, mais par la grâce de laquelle tout l’édifice belge tient encore ensemble. Car les deux blocs communautaires ne sont fonctionnels dans leur face-à-face que s’ils englobent une composante bruxelloise. Les francophones de Bruxelles se retrouvent ainsi incorporés dans des partis et des institutions transrégionales francophones, et c’est pareil pour les Flamands de la capitale qui se retrouve cogérée, selon des mécanismes compliqués, par des représentants des deux sous-communautés bruxelloises. Tel qu’il existe, le schéma institutionnel de Bruxelles fut sans doute la condition de sa reconnaissance comme troisième région en 1989. Il constitue un compromis imposé aux Bruxellois qui combine respect du principe majoritaire et protection renforcée de la minorité, par ailleurs majoritaire au sein de l’État belge. Mais depuis trente ans, la population bruxelloise a connu une véritable révolution démographique sous l’impact de mouvements migratoires croisés. Aujourd’hui, la polarisation 85/15 entre francophones et Flamands ne correspond plus du tout au rapport des Bruxellois avec les langues nationales : ni sur le plan fonctionnel, ni sur le plan émotionnel. S’est constitué ici un nouveau creuset de populations d’origines multiples dont l’enracinement sur le sol belge découle directement de l’appartenance bruxelloise. Et cette appartenance n’a nul besoin de passer par une couche intermédiaire d’affiliation à une des deux communautés instituées. S’il peut toujours se justifier aux yeux d’équilibres nationaux, le modèle institutionnel bruxellois apparaît chaque jour un peu plus déconnecté de la réalité vécue sur place. De cette mutation émerge un besoin fort de renforcer les solidarités internes à la population bruxelloise. Une partie d’entre elle refuse désormais de se laisser démembrer selon un clivage communautaire qui, à Bruxelles, confine de plus en plus à l’absurde. C’est de cette prise de conscience qu’est né l’appel «Nous existons!» lancé en janvier par une brochette de personnalités de divers milieux et qui a réuni plus de 8 000 signatures bruxelloises. À travers lui, de nombreux Bruxellois se posent comme acteur autonome dans le débat belgo-belge. Cet appel servira de colonne vertébrale au THÈME de ce numéro : mise en perspective, éclairages multiples et, bien sûr, mise en débat. Après l’appel et pour planter le décor institutionnel et historique, Serge Govaert nous rappelle l’épopée de notre système fédéral et de ses entités fédérées. Anne Grauwels et Henri Goldman retracent les parcours flamand et francophone qui ont amené à faire de Bruxelles un lieu de cohabitation et de tension. Car Flamands et francophones ne sont plus aujourd’hui à Bruxelles les mêmes qu’hier. Ce qui explique d’ailleurs en grande partie qu’un tel appel ait pu être rédigé. Appel dont la genèse est racontée par Olivier Bailly. On entre dans le vif du sujet avec une large fresque présentée par Philippe Van Parijs, qui décrit sous divers angles une ville méconnue, paradoxale mais menacée. Ensuite, deux contributions, issues aussi des initiateurs de l’appel, illustrent l’ambition bruxelloise sur deux points particuliers : Alain Deneef rêve d’implanter la fonction internationale de Bruxelles au cœur du projet de ville. Frédérique Mawet et Philippe Van Parijs ciblent l’enseignement, à la source de handicaps majeurs dont souffre la jeunesse bruxelloise, qui est confrontée à des exigences linguistiques particulières. Que penser de cet appel ? Est-il hors du réel ? Vincent de Coorebyter évoque les changements institutionnels possibles et, surtout, les forces politiques disponibles pour éventuellement les soutenir – ou les bloquer. Enfin, place au débat. Plusieurs auteurs, ensemble ou séparément, (Jean-Pierre Nassaux d’abord, puis Jacques Debatty, Daniel Fastenakel, de la CSC et du Moc bruxellois, et Anne-Françoise Theunissen, enfin Philippe Van Muylder et Éric Buyssens de la FGTB-Bruxelles), s’interrogent sur le repli identitaire des Bruxellois et la rupture de solidarité avec les Wallons. Tandis que le seul Wallon interpellé – Jean-Claude Vandermeeren, de la FGTB wallonne – salue l’appel au nom d’une conception de l’autonomie régionale qui vise à remettre la dimension culturelle au cœur du projet régional. En Wallonie comme à Bruxelles. Ce THÈME a été coordonnée par Olivier Bailly et Henri Goldman.