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L’antiracisme a-t-il un avenir ?

L’antiracisme a-t-il un avenir ? À long terme, la réponse optimiste ne peut être que «non». L’antidote n’a pas de raison de survivre au poison qu’il aurait contribué à vaincre. Mais d’ici là, la fonction créant l’organe, son avenir est assuré. Mais sous quelle forme et dans quel état ? Des concepts sur lesquels une certaine bien-pensance progressiste se fondait depuis des lustres sont en train de se brouiller. Une tension inhérente à la démarche antiraciste se transforme sous nos yeux en contradiction explosive, en installant au cœur de l’antiracisme une ligne de clivage qui semble infranchissable. Comme s’il fallait définitivement choisir entre ses deux facettes – l’affirmation de l’universalité de la condition humaine et la reconnaissance de la diversité culturelle – qui n’arrivent plus à se combiner. Ainsi, en France La France servira beaucoup de référence dans ce texte. Non que l’expérience française soit d’une qualité intrinsèquement supérieure à celle d’autres grands pays, mais parce que c’est là que la polarité de l’antiracisme que nous analysons ici s’exprime avec le plus de netteté. En outre, la France sert souvent de référence obligée à la Belgique francophone. Le monde anglo-saxon, travaillé par le multiculturalisme, connaît d’autres tensions , sous le label antiraciste, on peut désormais identifier deux projets totalement antagonistes qui s’opposent sans aménité. À gros traits, on trouve d’une part SOS racisme et «Ni putes ni soumises », qui privilégient, dans leur objectif, l’intégration des migrants et de leurs descendants dans le modèle français dominant dont les caractéristiques émancipatrices sont réaffirmées, de l’autre, le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), les «Indigènes de la République» ou le Cran (Conseil représentatif des associations noires) pour qui le respect de la dignité des personnes issues de l’immigration implique leur droit d’affirmer des identités collectives et de les inscrire dans l’espace public.

« Comme s’il fallait définitivement choisir entre ses deux facettes – l’affirmation de l’universalité de la condition humaine et la reconnaissance de la diversité culturelle – qui n’arrivent plus à se combiner. »

La première approche, plus conforme à la tradition républicaine, trouve un important soutien dans le monde politique (droite et gauche confondues), tandis que la seconde capitalise principalement sur les échecs patents du modèle français d’intégration et est systématiquement suspectée d’alimenter le «communautarisme». Cette opposition a des ressorts historiques qui remontent loin. L’existence d’un genre humain, d’où se déduit l’égalité en droit et en dignité de toutes les personnes qui le composent, a de très anciennes racines philosophiques. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Paris, 1789) en est le soubassement moderne. Elle définit notamment le «pôle universaliste» de l’antiracisme par la manière dont elle aborde l’émancipation des Juifs. Mais cet universalisme n’est pas désincarné. L’abbé Grégoire, dont la figure est associée à l’émancipation civile des Juifs, explicite ainsi le fond de sa pensée : «L’entière liberté accordée aux Juifs sera un grand pas en avant pour les réformer et, j’ose le dire, pour les convertir ; car la vérité n’est persuasive qu’autant qu’elle est douce» Essai sur la régénération physique, morale & politique des Juifs, 1788. On voit déjà que l’universalisme a comme horizon, conscient ou inconscient, l’assimilation des minorités ethnico-culturelles au modèle dominant. Si une telle démarche est généralement décriée aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’elle fut incontestablement «progressiste» face à ceux qui jugent ces minorités intrinsèquement inassimilables. Au cours des 150 ans qui suivront, les deux conceptions se partageront le continent européen. En Europe de l’Ouest (France, Angleterre, Allemagne jusqu’à l’émergence du national-socialisme), la prospérité économique du capitalisme triomphant a rendu possible l’assimilation individuelle des Juifs locaux qui réussiront leur ascension sociale en investissant massivement les couches moyennes et intellectuelles de la population. Par contre, en Europe de l’Est, la minorité juive verra sa situation globalement aggravée par les bouleversements que l’introduction d’un capitalisme d’importation apportera à leur mode de vie traditionnel, ce qui donnera lieu, en réaction, à des formes d’affirmation collective (dont le sionisme mais aussi des mouvements «nationalitaires» visant à organiser la vie juive sur place, en valorisant l’identité culturelle et notamment l’usage du yiddish, cette langue juive vernaculaire dont l’abbé Grégoire voulait éradiquer l’usage). Simultanément, l’Europe s’était lancée dans l’aventure coloniale. Pour satisfaire un besoin de se justifier anthropologiquement, elle développa une idéologie différentialiste d’où se déduira l’infériorité intrinsèque des peuples colonisés et le droit corollaire naturel de l’Europe à les dominer La France coloniale mais pétrie de l’idéologie des Lumières fera exception en produisant simultanément un autre discours plus conforme à sa tradition. Nous y revenons plus loin. Les nazis n’agiront pas autrement, essentialisant les Juifs en tant que race dont tous les membres partageraient une même essence maléfique. La réaction à cette double dérive idéologique qui servit de caution à des entreprises criminelles déterminera le profil de l’antiracisme tel qu’il sortira de la Seconde Guerre mondiale. Le balancier repartira du côté de l’universalisme.

L’optimisme de la libération

Après 1945, l’antiracisme ne s’est plus limité à n’être qu’un mouvement d’idées pour donner naissance à des organisations qui prendront place au sein d’une société civile reconstruite La Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), née en 1931, anticipa ce mouvement. On peut la considérer comme l’organisation BCBG de l’antiracisme. Peu de nouveaux migrants y ont trouvé une place. Il fallu d’abord solder les comptes de la guerre et des idéologies différentialistes qui l’avaient nourrie. Ensuite, elles accompagnèrent les migrations de travailleurs venus du Sud. Ce mouvement antiraciste était issu de la fraction la plus généreuse des sociétés qui avaient produit les crimes du nazisme et du colonialisme, crimes qui avaient déshumanisé leurs victimes. Leur antiracisme, pétri d’optimisme historique, ne pouvait qu’être univoque : l’antiracisme sera d’abord, sera uniquement un universalisme. L’urgence, c’est alors d’affirmer l’égalité intrinsèque des êtres humains face à ceux qui veulent les hiérarchiser. Il n’y a pas de races. Il n’y a qu’une seule humanité, indivisible. Cette période de l’antiracisme durera schématiquement jusqu’en 1974, l’année où il sera mis fin à l’immigration du travail. Pendant toute cette période, l’hypothèse de travail de l’antiracisme universaliste se sera vérifiée. Ses deux atouts : une conjoncture économique favorable qui donnait des perspectives aux migrants sans les mettre en concurrence directe avec les autochtones, et un mouvement ouvrier qui s’est engagé à fond dans la bataille pour l’égalité des droits. Pendant cette période, la question culturelle n’a pas été posée. Les migrants, largement privés de droits et des outils de la prise de parole, n’avaient voix au chapitre ni dans la société en général ni dans la mouvance antiraciste en particulier. Il était généralement admis dans les milieux éclairés que les migrants adopteraient les us et coutumes des sociétés d’accueil au fur et à mesure de leur intégration socio-économique. Ce processus n’était pas seulement jugé inéluctable. Il était aussi estimé positif, puisqu’il s’agissait, en prenant à son compte les valeurs des sociétés d’accueil, d’adopter une culture foncièrement démocratique imprégnée de l’idéologie des droits de l’homme.

« ….. L’antiracisme sera d’abord, sera uniquement un universalisme. L’urgence, c’est alors d’affirmer l’égalité intrinsèque des êtres humains face à ceux qui veulent les hiérarchiser. »

Cette dernière remarque met le doigt sur un paradoxe de l’universalisme européen, de l’abbé Grégoire à nos jours. Au sein des sociétés européennes, nous faisons comme si notre propre système de valeurs, produit pourtant de notre histoire singulière, était naturellement l’étalon de l’universalisme, tandis que les autres systèmes ne pouvaient être que porteurs de particularismes. Autrement dit, sur une ligne qui va des ténèbres à la lumière, l’Europe est devant et montre la voie, l’Afrique est derrière et ne peut que suivre. Vu sous cet angle, l’universalisme antiraciste n’est pas totalement exempt d’impérialisme culturel. Ceci ne dérangeait d’ailleurs pas les élites occidentalisées des peuples dominés, qui ont vu longtemps le salut de leur peuple dans leur intégration à la métropole avant d’opter pour l’indépendance, pour ainsi dire contraints et forcés, quand cette intégration leur fut refusée. Avant d’être mis en crise plus tard dans les pays d’immigration, l’universalisme européen a subi un échec dans les pays colonisés. Car la colonisation a produit deux discours distincts mais souvent superposés. En France tout particulièrement, c’est «l’esprit de Valmy» qui servira d’alibi à la colonisation : l’armée française allait libérer les peuples de l’obscurantisme, et ces peuples lui en seraient reconnaissants. Ça ne s’est évidemment pas passé comme ça. Aucun peuple colonisé n’accéda à l’égalité citoyenne. Dans l’Algérie administrativement française, seuls les Français de souche étaient des citoyens, les Algériens musulmans n’étant que des sujets comme sous l’Ancien régime. L’universalisme était la vitrine, tandis que la conception différentialiste de la hiérarchie des peuples fondait la pratique.

Le retour du balancier

La réaction fut prévisible. Dans leur volonté d’émancipation, il ne fallait pas s’attendre à ce que les peuples colonisés mobilisent un universalisme discrédité contre leur colonisateur qui en avait usé de manière hypocrite. Le nationalisme de l’opprimé trouve là sa source et explique que des traits culturels nationaux, y compris religieux voire franchement archaïques, aient pu être revendiqués comme un authentique patrimoine ne devant rien au colonisateur. Plus tard, l’obligation faite aux États anciennement colonisés de devoir se conformer à des injonctions démocratiques à géométrie variable pour trouver leur place dans le concert des nations civilisées produira des effets identiques. En Europe, les années septante auront constitué un répit avant un changement de paradigme. La fin des opulentes golden sixties a fait naître à la périphérie des sociétés les plus développées des revendications identitaires «post-matérialistes». Ce mouvement, qui légitime la revendication de la diversité culturelle, ouvrira un nouveau champ d’expression dans les domaines de la musique, de la mode ou du sport. La rhétorique du droit à la différence apparaît. D’autres s’en saisiront plus tard. Cette période intermédiaire durera jusqu’au milieu des années quatre-vingt. À partir de 1974, le solde migratoire vers la Belgique diminuera progressivement au point même de devenir négatif en 1983. Malgré la crise économique qui s’installe, les États semblent alors capables de réaliser leur promesse : on ferme le robinet de l’immigration, mais on s’attache à réaliser une intégration pleine et entière de ceux qui sont là. L’extrême droite est toujours inexistante. Pendant cette période, le racisme semble reculer. Ce sera la dernière fois qu’on pourra faire ce constat.

“L’universalisme est un horizon vers lequel on converge ensemble à partir des identités culturelles qui constituent autant de points de départ, sans que l’une ne cherche à fixer seule les règles du jeu en abusant de sa position dominante.”

1984 : le solde migratoire redevient positif. Personne ne comprend pourquoi : les pays de destination ne sont pas sortis de la crise ouverte en 1975 et le chômage est toujours aussi massif. Cette reprise inattendue de la migration vient contredire la perspective d’une «intégration» progressive d’un stock stabilisé de migrants qu’on appréhendait classiquement en termes de générations, chacune étant mieux intégrée que la précédente. En fait, toutes les générations de personnes issues de l’immigration vont finir par coexister, puisque le phénomène migratoire introduit chaque jour de nouvelles «premières générations » sur le territoire. Dans des circonstances particulières, comme celles que nous esquissons plus loin, celles-ci peuvent même avoir des effets de «dés-intégration» sur les migrants déjà installés. Ce nouveau développement se produit dans des conditions radicalement différentes que pour l’immigration du travail des décennies précédentes. On l’a vu, celle-ci s’inscrivait dans un scénario optimiste : son insertion sociale était assurée, la solidarité du monde du travail lui était acquise, elle avait été «désirée » par la société. En deux mots, elle avait un avenir ici. Dans les années nonante, renversement complet. Or, à ce moment-là, les enfants des premiers migrants arrivent à leur tour sur le marché du travail. Ils sont bien éduqués, de nationalité belge, ils sont tout disposés à s’inscrire dans le «scénario optimiste », quitte à se détacher de la cul- ture de leurs parents (comme font naturellement tous les jeunes) et à donner tous les gages d’intégration qu’on voudra. Et ils vont se heurter de plein fouet au «plafond de verre» de la discrimination à l’embauche. Car les places sont rares désormais et la concurrence pour les occuper s’est aiguisée. Pour l’emporter, le fait de s’appeler Mohammed ou d’avoir la peau noire est manifestement un désavantage compétitif. Quant aux nouvelles «premières générations», arrivées principalement via le regroupement familial, elles ne trouveront à s’insérer socialement et économiquement que dans les «bulles ethniques» de l’économie grise, au sein d’un marché du travail de plus en plus ethno-stratifié. Persistance de la migration et crise économique concourront ensemble à une reconcentration spatiale des nouveaux et anciens migrants dans des quartiers particuliers, renforçant leur visibilité extérieure et leur cohésion de groupe, avec des effets de contrôle social renforcé. C’est devant cette toile de fond que va émerger la question de l’islam et de son concentré symbolique, le foulard.

La contradiction au cœur de l’antiracisme

Considérons le 11 septembre 2001 comme le moment pivot. Des causes internes et externes auront concouru à dessiner un nouveau cadre de cohabitation, beaucoup plus conflictuel que le précédent. À l’interne, le schéma d’inspiration universaliste – «on vous intègre économiquement, et tout naturellement l’intégration culturelle suivra, c’est-à-dire : la distance culturelle diminuera» – ne fonctionne plus. Du coup, l’injonction s’inverse : «si vous voulez avoir une chance de vous intégrer économiquement, faites en sorte de vous rendre plus acceptable en diminuant la distance culturelle ». Mais c’est une escroquerie, puisqu’il n’y a plus de place. On aura beau se «blanchir», à part quelques exceptions qui confirmeront la règle, il n’y a rien à gagner en échange. Alors, autant rester soi-même, garder sa dignité et se battre pour la faire respecter. La parano états-unienne cible les musulmans ? Voici la réponse, dans nos quartiers comme à l’échelle mondiale : «On ne va tout de même pas raser les murs et lui donner raison comme des chiens couchants ! On nous culpabilise ? Ramassons le stigmate et retournons-le fièrement contre ceux qui nous font la leçon. L’islam est tout ce qui nous reste pour assurer notre dignité individuelle et collective, puisqu’il nous appartient en propre, contrairement aux droits de l’homme qui sont un produit occidental d’exportation. » L’universalisme des Lumières explose de sa contradiction interne : car comment faire le tri quand les sociétés qui ont poussé le plus loin la démocratie et le respect des droits humains sont les mêmes qui pillent la planète, mènent des guerres post-coloniales et soutiennent à la carte des dictatures à bout de bras ? La face «lumière» et la face «ombre» de cet universalisme ne sont-elles pas indissolublement liées ? Aujourd’hui, l’antiracisme n’est plus uniquement porté par la fraction la plus généreuse de la société d’accueil. Les victimes du racisme ont désormais pris leur sort en main. On ne s’en plaindra pas, étant convaincus, pour paraphraser Marx, que les discriminations ne seront vaincues que par le mouvement même des discriminés. Mais tous ceux-ci ne sont pas forcément prêts à suivre les injonctions des universalistes laïques qui veulent leur imposer leur agenda. La question du foulard islamique est au cœur de cette tension. Qu’on ne se méprenne pas. Nous restons fidèle au credo universaliste de l’antiracisme des débuts, même si nous voulons l’expurger de son implicite assimilateur. L’émergence d’un nouvel antiracisme d’affirmation différentialiste est lourd de ses propres dérives, qui s’appellent «concurrence des victimes » et «racisme inter-communautaire ». Nous restons persuadés qu’il existe des valeurs universelles, nous ne sommes pas adeptes d’un relativisme culturel sans rivages et nous n’envisageons pas le «vivre ensemble» comme la juxtaposition de communautés ethniques irréductibles. Mais l’universalisme est un horizon vers lequel on converge ensemble à partir des identités culturelles qui constituent autant de points de départ, sans que l’une ne cherche à fixer seule les règles du jeu en abusant de sa position dominante. L’antiracisme aura un avenir s’il arrive à inscrire l’universel dans le spécifique, s’il peut tenir compte des besoins d’affirmation symbolique des uns et, en même temps, des angoisses que cette affirmation génère chez les autres, s’il obtient de ses diverses composantes que chacun balaie d’abord devant sa propre porte, étant entendu que, sur la scène du racisme et de l’antiracisme, aucun groupe humain n’est totalement innocent. C’est un vaste et difficile programme. ■