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L’art de passer sous silence dans toutes les langues ce que chacun devrait savoir

C’est comme ça que ça va aujourd’hui dans les médias. Il suffit de l’évasion de quelques gangsters ou de forts soupçons de dysfonctionnement de la part de certains juges pour que les grands mots fassent la une : «La Justice dans une crise sans précédent», «Une nouvelle journée noire pour la Justice» ou «La Justice à nouveau entachée de fraude». Quand la rue de la Loi se prend les pieds dans le tapis, la presse en fait également ses choux gras : «La crise atteint son paroxysme rue de la Loi», «La faillite de Leterme». Et cela ne touche d’ailleurs pas que le pouvoir judiciaire ou exécutif, le législatif aussi peut s’attendre à de virulentes manchettes : «Il est grand temps d’avoir du sang frais», titrait un quotidien à propos du parlement flamand. Quand la rédaction s’en prend aux parlementaires fédéraux, cela donne : «Un tiers des députés et la moitié des sénateurs ratent leur examen». Comparez cela avec les dépêches qui ont suivi quelques grands scandales, erreurs, et controverses à propos des médias ces derniers mois. Après le jugement implacable du tribunal («négligence, inexactitude, et manque manifeste de preuves») sur les comptes rendus de Het Laatste Nieuws à propos du dopage de l’équipe cycliste Quick Step, le journal en question expédie la nouvelle dans un coin en bas de la page 35. La manchette indique : «500 000 euros de dommages et intérêts pour Lefevere». Sur la condamnation du journal, rien à part le petit texte cité plus haut où l’accent est surtout mis sur le fait que Lefevere a reçu beaucoup moins que ce qu’il demandait et que c’est un jugement entièrement illogique. Les médias concurrents ne se mouillent pas : au lieu de «Un camouflet pour HLN», on lit «Victoire morale pour Lefevere» ou «Patrick Lefevere a gain de cause dans son procès contre HLN». Il n’est évidemment pas illogique que les journalistes évitent de salir leur propre journal, mais la différence de ton est cependant flagrante.

Les nombreuses crises

Si les médias parlaient d’eux-mêmes comme ils le font sur le reste du monde, le terme «crise» reviendrait fréquemment. Non seulement il y a le malaise devenu tout doucement structurel à la VRT, les conflits sociaux l’an passé chez De Persgroep, Corelio et Sanoma, qui ont mené à des actions de protestation, à des arrêts de travail et même au Morgen à la non-parution du journal. Mais le secteur a encore d’autres soucis : des requêtes unilatérales ont contraint Humo, TV-Familie, Dag Allemaal et Telefacts à retirer du marché une émission (ou un morceau de celle-ci) ou à ne pas la diffuser. En raison de la chute des revenus de la publicité, les marges bénéficiaires s’évaporent et toute une série de médias sont menacés. Het Volk, malgré son ancrage régional solide, a été étouffé progressivement, alors qu’il vendait encore 80 000 exemplaires en 2005. Le mensuel Milo a mis la clé sous le paillasson. Le succès sans cesse croissant de Métro depuis son lancement en 2000 et le flux de nouvelles ininterrompu et gratuit via des sites web de plus en plus étoffés soumettent l’ancien modèle économique des médias à une pression de plus en plus forte. Par définition, le journalisme de qualité est cher. Comment le financer alors que les annonceurs cherchent d’autres endroits et que de moins en moins de gens sont prêts à payer pour être informés ? Le problème se pose de plus surtout chez les jeunes, un groupe qui devrait garantir l’avenir des médias, mais dans les pays occidentaux ceux-ci s’informent de moins en moins, même quand c’est gratuit et en ligne. Si cela continue ainsi, estime le chercheur américain Philippe Meyer, le dernier lecteur fermera son journal définitivement en 2040. À côté de ces problèmes, les médias se débattent avec une autre crise beaucoup moins en vue : celle de la démocratie. Tous les baromètres de confiance indiquent que les médias s’en sortent à peine mieux que les secteurs de la société (justice, politique) qu’ils s’emploient quotidiennement à noircir. Au-delà de la question de la cause exacte de cette image négative, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que les journalistes n’assument plus suffisamment leur tâche première. La liberté d’expression, qui est la raison d’être constitutionnelle des médias, a pour objectif de créer un forum où des arguments peuvent être examinés et évalués librement. On informe ainsi les citoyens afin qu’ils puissent opérer un choix bien réfléchi dans l’isoloir. Mais il apparaît de plus en plus que les médias, au lieu de soutenir le débat démocratique, l’orientent et le perturbent. En octobre 2003, Ignacio Ramonet lançait dans Le Monde Diplomatique un appel à la création d’un cinquième pouvoir, un chien de garde qui protègerait le citoyen contre les conglomérats médiatico-commerciaux qui «empoisonnent notre esprit, polluent notre cerveau et nous manipulent». Il est trop facile de rabaisser cette critique au rang de coup de gueule néo-gauchiste. La critique vient de gauche, mais, surtout sur le web, aussi de droite. Blair l’a exprimée au plus haut niveau dans l’un de ses discours d’adieu comme Premier ministre en 2007. Il mettait notamment en avant la voracité insatiable des médias. Les décideurs de la société passent parfois plus de temps à gérer leurs rapports avec la presse qu’à concevoir et mettre en œuvre la politique dont ils sont censés parler. La quantité énorme d’information qui est déversée ne rend pas pour autant le citoyen mieux informé. Non seulement parce que l’arbre cache entièrement la forêt, mais surtout parce que le ton utilisé ne fait que renforcer le cynisme. Avec la concurrence mortelle entre journalistes, même les médias de qualité se voient contraints de mettre l’accent sur le choquant au lieu de l’intéressant. Des erreurs humaines ordinaires sont montées en épingle et présentées comme un complot par des journalistes rêvant d’un nouveau Watergate. Les interprétations données par les médias aux propos des politiciens sont alimentées par une sorte de paranoïa. Et les politiques consacrent d’ailleurs trop de temps à y réagir.

Un long et douloureux silence

En Flandre, certains universitaires, comme Mark Elchardus, Luc Huyse, et Jan Blommaert, se sont exprimés de manière acerbe ces dernières années sur des évolutions inquiétantes au sein des médias, mais le secteur lui-même n’y a pas apporté de réflexion systématique. Le concept de «démocratie du drame» de Elchardus est utilisé fréquemment, mais je n’ai trouvé aucune trace de considérations journalistiques au sujet des passages sévères consacrés aux médias dans son livre de 2002. On débat régulièrement des problèmes de la profession dans le medium spécialisé De Journalist, mais vers l’extérieur l’Association flamande des journalistes donne trop souvent l’impression de défendre par définition ses adhérents. Lors de ladite condamnation de Het Laatste Nieuws, l’Association ne s’est exprimée que sur le montant du dédommagement sans vouloir prendre position sur « le bien-fondé même du jugement ». Lorsqu’un juge interdit à TV Familie de publier un article sur les Pfaffs, l’Association crie à la censure, mais Tom Naegels relevait déjà à l’époque que c’était une attitude étonnante pour une association professionnelle au vu du manque de respect des règles élémentaires de déontologie dont fait preuve ce journal. Les médias critiquent par définition tout le monde, sauf eux-mêmes. Un silence éloquent a suivi la publication cet automne du livre Les médias et le journalisme en Flandre – Examen critique, de Johan Sanctorum et Frank Thevissen. Même si les contributions à cet ouvrage sont parfois inégales, cette première tentative de soulever certaines questions mérite assurément une discussion. C’est aussi le cas pour Le pouvoir des médias – C’est le marché qui décide, de l’ancien dirigeant de la VRT, Cas Goossens, un livre qui n’a pourtant reçu que peu d’attention de la presse. Ce qui peut signifier deux choses : soit ses collègues considèrent l’hégémonie du marché dans le secteur comme un lieu commun qui ne pose aucun problème, soit Goossens a touché à un sujet sur lequel on préfère se taire parce qu’il est trop délicat. Je ne suis pas sûr de savoir laquelle de ces deux hypothèses est la plus grave. Le débat n’est donc pas lancé, même lorsque des publications étrangères secouent le cocotier, comme le Flat Earth News de Nick Davies, un très éminent journaliste anglais. Ce n’est qu’après avoir été mis en valeur par le festival alternatif Het Andere Boek que le livre de Davies a eu droit à quelques échos, mais pas à une grande discussion sur ses positions. Seul le site de nouvelles indépendant De Werktitel s’est entretenu avec lui. Ce site, l’un des rares événements médiatiques positifs de l’année 2009, a été créé par des journalistes licenciés par De Morgen ou dont la rencontre avec les lois actuelles des médias a été brutale.

Incident, accident, chiffonnier

L’absence de réflexion approfondie est d’autant plus incompréhensible que les médias ont vécu une «annus horribilis». Dès janvier 2009, la VRT a été fortement critiquée pour sa couverture de la bagarre au couteau de Termonde. Les journalistes concernés n’y ont pas vu de mal. Pourtant, le fait que les médias étaient exclus de manière ostentatoire des funérailles aurait dû déclencher la sonnette d’alarme. Ce n’est pas tous les jours qu’un bourgmestre déclare que «nos cellules sont à la disposition de la presse». Et son intention n’était donc pas d’inviter quelques journalistes à visiter la maison d’arrêt locale. Les mois suivants, des citoyens (qu’ils soient ou non des Flamands connus) sont régulièrement entrés en conflit avec les journaux. Une série de procès et saisies ont aussi amené la Justice à entrer en conflit avec le quatrième pouvoir. Les «Bekende Vlamingen» (Flamands connus) Marcel Vanthilt et Helmut Lotti se sont détournés de Dag Allemaal, Story, TV Familie, et Het Laatste Nieuws. Le fait que le plus grand quotidien reçoive lui aussi des coups n’était pas sans rapport avec la manière dont il a rendu compte du décès de Yasmine chanteuse et présentatrice à la VRT décédée en juin 2009. (NDLR).. et de la série d’articles style «chasse aux sorcières» au sujet de son ex-compagnon. Mais la critique des médias est aussi venue d’ailleurs : pour protester contre la manière dont la rédaction en chef avait géré la série de licenciements, 28 rédacteurs du Morgen sont partis en grève pour un mois. Même des politiciens osent braver l’omerta de temps à autre, comme le sénateur Patrick Vankrunkelsven qui s’est opposé de plein fouet au directeur de Knack, Rik van Cauwelaert, dans l’émission Phara. Et puis il y a eu des chocs entre les médias eux-mêmes : la lutte entre Dag Allemaal et TV Express peut sans doute être dépeinte comme un règlement de comptes dans le milieu. Mais que penser de la manière dont Knack et De Standaard se sont affrontés par patrons interposés ? Quand son journal Story a été attaqué, Thomas Siffer s’est défendu en indiquant que De Tijd franchissait aussi la limite en dévoilant les bonus des banquiers ou De Standaard en publiant des mails internes du SP.A. Dans sa rubrique de Knack, présentée comme satirique, Koen Muelenaere essaie systématiquement de saper la légitimité de la rédaction de l’info à la VRT, au Morgen et au Standaard. C’est la paille et la poutre, mais il n’y a eu aucune concertation structurelle. Pourtant, notre pays en a déjà appelé à un débat sociétal en profondeur pour bien moins que cela. Quand le fonctionnement des médias est mis en cause, on n’a droit la plupart du temps qu’à des auto-justifications. Ce ton montre déjà, à lui seul, à quel point chacun est sous pression. Finalement, rien ne prouve aussi bien qu’il y a une omerta à l’égard de l’autocritique dans les médias flamands que le fait que deux sites importants consacrent systématiquement de l’espace à une critique des médias, alimentée par des initiés qui se voient contraints à utiliser un pseudonyme (Radio Plasky et De Minister van Media).

Terrible histoire de meurtre

Bien sûr, cela n’allait pas nécessairement mieux dans le temps. L’appétit humain pour la sensation ne date pas d’hier. Dès la naissance de la presse écrite, un grand nombre de rames de papier ont été consacrées au «Murder Ballads». Cet amour de l’extrême, du gore et de la violence n’empêchait pas pour autant la diffusion d’informations pertinentes. Dans la période révolutionnaire des années 1840 naquirent aux Pays-Bas les soi-disant Lilliputiens, dont les feuilles étaient si petites qu’elles pouvaient échapper au droit de timbre qui pesait sur la presse libre (quand la presse est trop chère elle ne touche que l’élite). À une époque où NRC avait 1800 abonnés, ces feuilles avaient un tirage qui était cinq à huit fois plus élevé, et de plus, on se les passait avidement de main en main. Tous ceux qui savaient lire les lisaient. «Ils commencent en général avec une terrible histoire de meurtre», indique un contemporain fidèle au pouvoir, qui pouvait difficilement taire que ces apéritifs étaient suivis plus loin dans le journal par des textes qui dressaient les lecteurs contre le roi et son gouvernement. Plus tard, la pilarisation et la forte politisation de l’émetteur public ont amené une diffusion de l’information fort peu libre. De plus, l’idéal trop ambitieux d’éducation populaire de nombreux journalistes passait complètement à côté d’une bonne partie de la population. Et dès que les médias de qualité ont donné l’impression d’avoir échappé à ce travers, ils sont tombés directement aux mains du commerce, d’abord parce que les conglomérats flairaient le beau profit, ensuite de plus en plus pour pouvoir survivre. Si l’on doit aujourd’hui parler de crise aigue, c’est cependant dû au fait que les problèmes des médias et avec les médias interagissent les uns sur les autres d’une manière destructrice. Dans un contexte où chaque lecteur compte, pas comme dans le passé pour faire passer la marge bénéficiaire de 20 à 25 pour cent, mais pour rendre l’entreprise simplement rentable, la pression sur les rédactions est énorme. Elles ne peuvent pas ou plus toujours se permettre le luxe de se demander si elles servent bien encore la démocratie. Et pourtant il le faut, car la démocratie et la liberté de la presse sont indissociables. Traduction : Jean-Paul Gailly