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Le cadre du sexe

La polémique provoquée par la dernière couverture de Politique fait l’objet d’avis contrastés dans ce numéro 2789… Une rubrique consacrée à l’image se devait de revenir également sur le choix de L’Origine du monde de Gustave Courbet pour présenter notre dossier « Sexualité : des chaînes à briser ». Pour contextualiser le choix de l’œuvre et la personnalité de son auteur mais aussi pour aborder la question fondamentale du « recadrage ». Le reproche premier adressé à notre couverture est qu’elle serait la manifestation d’une « réification » de la femme. Encore faudrait-il préciser si c’est l‘œuvre de Courbet qui est mise au pilori ou le choix des rédacteurs de Politique[1.Dont j’étais avec enthousiasme.] de s’en servir comme couverture ? Un sexe masculin eut pu aussi fournir une couverture en adéquation avec le dossier. Il est certes moins présent dans l’iconographie classique mais il fut un temps où la représentation phallique était l’objet d’un véritable culte (dans les cultures grecque, étrusque ou romaine sans compter les arts dits « premiers ») sans que l’on puisse évoquer la « réification » du corps de l’homme. Mais la représentation phallique dans notre cas aurait pu aussi être taxée de « machisme ». Complexité de la représentation du corps – féminin ou masculin – dans ses aspects les plus signifiants… Il y a dans le tableau de Courbet[1.Il y a beaucoup de nus dans la peinture de Courbet, des femmes essentiellement…] beauté, sensualité et provocation. Défenseur d’un réalisme (notamment, ici, dans l’image d’un sexe dont aucun artiste n’avait jusque-là représenté les détails dans sa perfection esthétique et sensuelle) qui fait scandale du XIXe siècle à aujourd’hui[3.En 1984 en France, un roman dont la couverture était L’Origine du monde a été saisi dans les librairies et… en 2011, un artiste danois a été exclu de Facebook pour avoir publié une représentation du tableau sur son profil.]. Peut-on enfin faire l’impasse sur le titre même de la toile de Courbet, L’Origine du monde , quand on évoque la « réification » du corps de la femme… Le réalisme de Courbet était accusé par ses adversaires bien pensants de « corrompre l’ordre du monde » mais il avait pour défenseurs Proudhon et Zola. Courbet lui-même fut aussi un homme engagé dans les luttes de son temps. Élu de la Commune de Paris en 1871, ce qui ne l’empêcha pas de s’opposer aux violences et à des condamnations qu’il jugeait indignes de son propre camp, le peintre est sans doute essentiellement un caractère anti-autoritaire. Après la défaite de le Commune, il fut jugé responsable de la démolition de la colonne Vendôme et condamné en en payer la reconstruction. Réfugié en Suisse où il continue à peindre et à fréquenter les milieux contestataires, il meurt le 31décembre 1877. La représentation du corps et plus particulièrement du sexe (ou de caractères sexués) continue de faire scandale. Certes, la nudité n’est ni affirmation de liberté (sexuelle ou non), ni révolutionnaire en soi. Mais elle peut y participer. Aujourd’hui, les Femen prétendent y contribuer en ne négligeant pas les critères esthétiques de leur démonstration (n’importe quel corps n’est pas exposé). Reste la question essentielle du « recadrage ». Dans le cas de la couverture incriminée, il était techniquement inévitable. Mais il n’empêche, la critique touche juste. Recadrer, c’est d’une certaine manière trahir le créateur. C’est comme réécrire un texte à l’insu de son auteur[4.Autre chose est le « détournement » assumé et déclaré d’une œuvre.]. Mais, plus grave encore, peut-être, le recadrage s’en prend à la place du spectateur (lecteur ou observateur). Car le hors-champ dans le cinéma (mais aussi dans la photographie ou la peinture) est le lieu de l’imaginaire du spectateur, l’endroit où il se réapproprie l’œuvre et l’interprète. Jean- Louis Comolli le dit avec sa pertinence habituelle dans son dernier ouvrage[5.Corps et cadre, Verdier, 2012.] : « Plus que jamais, la place de l’ombre est la part du spectateur. Le hors-champ est cette ombre qui cerne l’éclat de l’écran ; entre cette ombre et l’ombre de la salle, pas de frontière. L’ombre est le lieu des projections mentales, de même que le hors-champ déborde le rectangle de l’écran pour passer dans la salle et devenir terrain de jeu ou ligne de fuite des spectateurs. L’ombre serait la part commune au hors-champ et au spectateur, la part précieuse du cinéma. » Et il en va de même pour le cadre de L’Origine du monde