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Le créateur inconnu

Il y va de l’artiste comme du soldat inconnu: le premier peut incarner l’universalité de la création comme le second symbolise la victime éternelle de la guerre. Karl Waldmann est ce créateur inconnu dont l’œuvre a été découverte à Dresde au lendemain de la chute du mur de Berlin : 1200 collages ou photomontages vraisemblablement réalisés entre 1920 et 1950. Des œuvres étonnantes à la croisée des écoles constructiviste, surréaliste et dadaïste, révélant une esthétique puissante et un contenu politique radical qui dénonce successivement le nazisme et le stalinisme. La femme – l’oppression de la femme – est au centre des collages d’une manière quasi obsessionnelle. De Waldmann, on ne sait rien. Il aurait disparu en 1958. Hors des œuvres, pas de traces, pas de biographie, encore moins de bibliographie (d’où la réticence de certains universitaires à entreprendre des recherches mais aussi l’accusation de faussaire lancé par certains milieux du marché de l’art). Les collages réalisés à partir d’images découpées dans les journaux ou des publicités sont autant de télescopages esthétiques et politiques. Ils sont signés KV et ne sont pas datés mais portent en eux tous les signes de l’histoire du XXe siècle et de ses idéologies. En quelques sorte,une aventure fascinante de l’image. On peut voir les oeuvres de KV sur son musée virtuel (www.karlwaldmannmuseum. com) et un premier ouvrage lui a été récemment consacré (Les Collages de Karl Waldmann, sous la direction du philosophe Jean-Philippe Cazier Éditions Jannink (Paris) et Artvox édition (Bruxelles) ). La découverte de l’œuvre de KV et sa divulgation doit beaucoup à Pascal Polar, galeriste à Bruxelles mais aussi philosophe et physicien de formation (il a travaillé dans l’équipe d’Ilya Prigogine). Cette triple qualité permettra à Polar d’approcher l’énigme KV d’une manière originale. Comme les premières recherches entreprises à Dresde ne donnent pas de résultat, Pascal Polar pose la question en ces termes : « N’avons-nous pas affaire à un ensemble d’œuvres “fabriquées” après coup dans un but financier ? Cette manière de questionner a contrario nous a paru intéressante justement pour entamer une étude de l’œuvre et aussi, par après, sans a priori, l’abandonner vu la fausseté de son contenu, car sans fondement après étude du matériau premier : les œuvres. Notre expertise scientifique va donc se faire sur une base probabiliste, en l’absence de vérités déterministes, à la manière des sciences exactes. Et pour nous guider dans cette démarche, nous prendrons comme base une antithèse, à laquelle nous ne souscrirons pas dans le futur. L’antithèse que nous proposons pour l’authentification est la suivante : nous avons affaire à une “supercherie”, à une “fabrication” d’œuvres pseudo constructivistes par une personne inconnue et dénuée d’une volonté de création, à une date qui précède la chute du mur. Nous démontrerons que cette thèse est caduque à plusieurs niveaux et degrés de compréhension. » Voir sur le site du Musée Waldmann : « Circonstance de la découverte des œuvres et analyse par P. Polar, 2008 » ainsi que dans l’ouvrage cité, L’existence de Personne, pp.145-156 Et à la lecture de l’intégralité du texte, la démonstration est convaincante. L’œuvre de Waldmann, cette « image inconnue », est sans doute majeure dans l’histoire des avant-gardes du XXe siècle. Le critique d’art Fabien Defendini évoque sa fascination lors de sa découverte de KV « devant ce qui pouvait tenir lieu de document historique tant les motifs plastiques intrinsèques se trouvaient énonciateurs d’une histoire, celle d’un rapport entre le pouvoir politique et son imaginaire » Op.cit., p. 135. Créateur anonyme ou masqué parce que sous la menace du nazisme d’abord, du stalinisme ensuite ? L’hypothèse est vraisemblable mais KV livre peut-être lui-même une part de son mystère. Sur une œuvre qui a pour fond le stade olympique de Berlin de 1936, instrument de propagande de Hitler, il cite (en anglais) l’écrivain et philosophe allemand du XVIIIe siècle, Gotthold Ephraïm Lessing : « Un artiste est vraiment valorisé par nous quand nous l’oublions dans son travail…»