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Le foulard à l’école : lé-gi-fé-rer

Au moment où ce numéro paraîtra, la saga du foulard à l’école sera peut-être terminée, mais c’est loin d’être sûr. Toutes les parties sont bien d’accord pour «lé-gi-fé-rer», mais si ce n’est pas encore fait, il y a quelque raison pour cela. Ces raisons sont aussi juridiques, car on ne peut pas décider n’importe quoi. Le dernier arrêt du Conseil d’État suspendant la décision du Conseil de l’enseignement de la Communauté flamande d’interdire les signes religieux dans ses établissements, de même que l’arrêt de la Cour d’appel de Mons autorisant l’enseignante de Charleroi portant le foulard de reprendre ses cours montrent que les décisions politiques doivent être juridiquement blindées dans les matières qui touchent aux libertés individuelles. Dans l’affaire du foulard à l’école, à envisager les solutions proposées, ça ne semble pas toujours être le cas. Le premier avis juridique faisant autorité est celui du Conseil d’État français du 27 novembre 1989, qui a considéré que le port du foulard à l’école publique n’était pas en tant que tel contraire à la laïcité. Il était nécessaire que des éléments supplémentaires soient présents (pressions, prosélytisme, refus de suivre certains cours…) pour que les autorités scolaires puissent prendre une mesure d’interdiction. (Le Conseil d’État belge a formulé un avis identique peu de temps après.) En Belgique, certains auteurs, comme Hugues Dumont et Xavier Delgrange H. Dumont et X. Delgrange, Le principe de pluralisme face à la question du voile islamique en Belgique, Droit et société, n°68, 2008/1 , souhaitent que l’intervention législative ait pour objet de garantir la liberté de porter des signes religieux à l’école, dans certaines limites correspondant à celles que le Conseil d’État français avait tracées. Selon Guy Haarscher, au contraire, les événements ont évolué depuis quinze ans de manière telle que cet avis est dépassé. «Le phénomène moderne du foulard charrie son lot de violences, de pressions et de dégradation du statut de la femme. Certes, chaque jeune fille peut le porter pour des raisons qui lui sont propres, mais le phénomène d’imposition et de pression de conformité est devenu massif.» Guy Haarscher, Voile : faisons confiance aux enseignants, tribune libre publiée dans Le Soir, 06/11/2009 À ses yeux, il faut légiférer dans le sens d’une interdiction généralisée des signes religieux dans l’enseignement obligatoire. Puisque, livrés à eux-mêmes, les directions d’école et les enseignants en sont arrivés à interdire le port du foulard dans plus de 90% des établissements, c’est bien que la situation était devenue «ingérable». Ingérable? N’étant pas enseignant, je suis tout disposé à admettre une telle évolution. Mais quel est vraiment le lien avec le port du foulard? Sur le plateau de Controverses (21/03/2010), le préfet de l’Athénée de Forest expliqua pourquoi, il y a trois ans, son établissement avait pris une décision d’interdiction. Les raisons avancées peuvent laisser perplexe. Un : il fallait interdire pour se conformer au décret «neutralité». Mais si une interdiction peut se déduire de ce décret, pourquoi faudrait-il encore légiférer? Il n’y aurait qu’à l’appliquer. Deux : les élèves portant le foulard doivent se préparer à des emplois où elles devraient l’enlever, et c’est leur rendre un mauvais service que de les habituer à le porter. Dans ce cas, il faudrait aussi l’interdire dans l’enseignement supérieur, comme en Turquie. Mais, surtout, ne faut-il pas d’abord s’interroger sur le bien fondé d’une interdiction dans l’emploi qui serait à ce point généralisée ? Jusqu’à nouvel ordre, seul le Parti populaire revendique un tel interdit, les autres limitant les interdictions préconisées à tout ou partie des fonctions publiques. Trois : certains cours étaient massivement contestés. (Variante : les tenues printanières des professeurs féminins étaient critiquées.) Mais s’imagine-t-on que ces contestations cesseraient comme par enchantement avec la disparition des foulards dans les classes ? Et les garçons, que cette disposition ne concerne pas, ils ne contestent rien ? Fin de la parenthèse. Depuis quelques mois, cette dernière position a manifestement le vent en poupe puisque s’y sont notamment ralliées sans restriction un important parti politique, le MR, et une des principales forces convictionnelles, le Centre d’action laïque Avec une nuance importante entre eux. Le MR ne propose de légiférer que pour l’enseignement officiel, tandis que le CAL souhaite une formule qui s’applique à tout l’enseignement subventionné, y compris donc l’enseignement libre. Depuis qu’il a adopté cette position, le MR tire à boulets rouges sur les partis de l’Olivier au pouvoir en Communauté française et coupables d’inertie. Ceux-ci sont effectivement divisés. Dans son programme, Écolo se prononce en faveur d’une autorisation encadrée, mais cette position déjà ancienne est l’objet d’une contestation interne qui s’étale dans les médias. Le PS et le CDH se sont accrochés autant qu’ils ont pu à l’autonomie des directions d’école derrière lesquelles ils pouvaient se cacher. Ralliés avec embarras au besoin de légiférer, ils consultent à tout va et lancent des ballons d’essai sans qu’aucune parole claire ne se dégage. Cette difficulté à trancher est le revers d’un fait qui paradoxalement peut être mis à leur crédit : ces partis se préoccupent de ce que pense leur électorat, y compris leur électorat populaire de culture et de religion musulmane qui a rarement voix au chapitre et qui vit douloureusement cette polémique. Le MR, qui est le parti le plus « blanc » de l’arc démocratique, n’a évidemment pas ce genre d’état d’âme. Compromis ? On en parle dans les couloirs. Difficile d’imaginer que l’Olivier puisse se rallier la queue basse à la position d’interdiction généralisée prônée par son opposition. On imagine donc couper la poire en deux en décrétant une interdiction jusqu’à un certain âge (14 ou 16 ans) ou jusqu’à la fin du premier ou du deuxième cycle. Pour cela, une argumentation totalement différente sera mobilisée. Il s’agira de fixer un âge où la capacité de discernement de l’enfant pourra être présumée et, donc, sa capacité de décider librement de porter ou non tel ou tel signe. Cette argumentation ne pourra que heurter ceux qui plaident en faveur d’une interdiction généralisée pour des raisons qui s’apparentent à la défense de l’ordre public. Si le foulard menace effectivement cet ordre, cela n’a aucun sens de laisser la liberté de le porter aux jeunes filles les plus âgées, c’est-à-dire potentiellement les plus « dangereuses ». Mais, surtout, le recours au critère de la capacité de discernement ouvre une boîte de Pandore. Cette approche peut pourtant s’appuyer sur le droit humanitaire international et notamment sur la Convention internationale des droits de l’enfant qui garantit « à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. » Mais que se passe-t-il si l’enfant ne dispose pas encore de cette capacité ? La règle est unanime : c’est aux parents d’y pourvoir, et pas à l’État. La Convention est ici très claire : elle reconnaît « le devoir des parents (…) de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités ». De ce point de vue, un foulard porté par une lycéenne « capable de discernement » ne serait ni plus ni moins licite que le foulard imposé à sa soeur plus jeune par leurs parents au nom de leur responsabilité parentale. Bref, ceux qui s’imaginent qu’un « signal clair », quel qu’il soit, mettra fin à la controverse sont peut-être trop optimistes.