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Le mariage à l’état pur

 

Les controverses qui, en France, ont entouré, l’ouverture du « mariage pour tous » interpellent la société humaine dans son tréfonds le plus intime. Il n’est jamais évident d’accommoder les exigences contradictoires de la pulsion et de la civilisation.

Jeter un regard anthropologique sur les avatars contemporains du mariage demande de baliser la notion même de mariage et de préciser de quel regard anthropologique il s’agit. C’est loin d’être un luxe. Peu spéculative, l’anthropologie sociale se meut au ras du quotidien pour tenter d’y déceler quelques fils conducteurs. Elle restitue ensuite des indices qui peuvent orienter la marche. Dommage que l’analyse politique en fasse si peu usage. Cela éviterait peut-être une part de ces pièges où la justesse de choix concrets s’égare dans les plis d’un drapeau – qu’il soit nationaliste, laïque ou démocratique. Voir, dans cette optique, la question du « voile ».

« Même dans les sociétés où l’autorité centrale s’appuie grandement sur celle du père, la rigueur hiérarchique des rapports familiaux n’exclut pas l’éclosion de tendres liens. »

Aujourd’hui, au fil de paniques identitaires croissantes, le mariage homosexuel cristallise en France l’expression d’angoisses sociétales multiples. Il fait même parfois se rejoindre, en une étrange synergie, les admonestations du pape et celles de certains psychanalystes. Qu’en est-il donc de l’institution du mariage tout court ? Ses formes varient certes dans l’espace et dans le temps, mais il est clair qu’il s’agit d’une institution pivot dans la transmission, non seulement de la vie mais de l’ordre culturel – lequel apparaissant lui-même essentiel pour la protection de la vie collective. Prenons deux abords, nettement différents, de la réalité matrimoniale. Pour Edward Tylor (fondateur de l’anthropologie britannique, 1832- 1917), aux origines de l’humanité, le dilemme de petits groupes extrêmement fragiles était « soit d’aller se faire tuer au dehors, soit d’aller se faire épouser au dehors ». On comprend que le mariage, en nouant des alliances et en assurant des descendances partagées, tempère les rivalités et élargit les coopérations. D’un point de vue darwinien, c’est le bon choix. D’un autre côté, pour Paul de Tarse (fondateur du christianisme), le mariage s’avère un « remède à la concupiscence » – une sorte de moindre mal spirituel et social. Ces deux positions ne sont, en réalité, pas aussi éloignées qu’il paraît : dans chaque cas, il s’agit, pour préserver l’humanité, de tempérer les pulsions. Nous verrons combien cet enjeu est central. Le mariage, on le sait, offre de multiples visages à travers l’espace et le temps. Tantôt synchroniquement polygame (comme dans la société biblique), sur le mode d’alliances coexistant dans un même temps ; tantôt diachroniquement polygame (comme chez nous) lorsque, pour une même personne, les alliances se succèdent au fil des années. De plus, pour une même société, l’exigence d’unions conjugales reconnues et autorisées varie avec l’histoire. Ainsi, depuis l’avènement des Lumières, l’institution du mariage peut sembler régresser au profit de l’« union libre » – mais c’est tout sauf clair. En effet, cette évolution va de pair avec une réalité sociale où les unions de fait sont de plus en plus considérées comme de quasi-mariages (légitimation et non-discrimination des enfants naturels, institution du Pacs ou de l’Union civile…).

Un statut symbolique

Le mariage régule et perpétue traditionnellement divers aspects de l’ordre social : fondation autorisée d’une famille, mise au monde d’enfants reliés à une généalogie reconnue, transmission du nom, du patrimoine et de divers attributs culturels. Il modifie le statut social des partenaires. Lorsque ceux-ci deviennent parents, il leur donne – tout particulièrement au père – des pouvoirs d’éducation et quelquefois de vie et de mort sur les enfants. Ces derniers héritent eux-mêmes à la naissance d’un statut symbolique qui les distingue de la classe d’âge de leurs père et mère, leur donne quelques droits, les prive de certains pouvoirs, leur enjoint diverses conduites, et distingue d’emblée quels seront pour eux les partenaires matrimoniaux permis ou interdits (ce qui peut s’avérer extrêmement complexe dans diverses sociétés).

« La valeur nouvelle du mariage, comme moment de reconnaissance sociale d’un choix amoureux et d’une aspiration à devenir parent, est une mutation qualitative récente. »

La vie en commun favorise, entre parents et enfants, l’attachement, l’affection, la réciprocité. Même dans les sociétés où l’autorité centrale s’appuie grandement sur celle du père, la rigueur hiérarchique des rapports familiaux n’exclut pas l’éclosion de tendres liens. De ceci témoignent de multiples textes antiques. Les élans sexuels, par contre, viennent plus souvent perturber l’ordre conjugal qu’ils ne le favorisent : les grands drames, les comédies de boulevard, ne parlent que de ça. Il n’y a pas si longtemps, l’institution de la Maison close venait officiellement suppléer aux défaillances de la contenance pulsionnelle. Axée sur la transmission de la vie et de l’ordre social, l’union matrimoniale concerne traditionnellement un homme et une femme – autorisés à conclure alliance par leurs pères respectifs. Il y a un demi-siècle, il fallait encore faire usage de « sommations respectueuses » si manquait cette autorisation. Par ailleurs, la célébration du mariage par un officier de l’État civil concernait si « naturellement » un couple hétérosexuel que le législateur belge n’a pas pris la peine de le mentionner. Or, tout a radicalement changé. Si le code Napoléon, issu de la modernité, avait largement rajeuni le droit romain et supplanté les coutumes locales, il n’avait pas trop touché au mariage ni aux successions. Mais les Lumières n’avaient pas dit leur dernier mot. Elles travaillaient en profondeur esprits et institutions. Non sans difficulté néanmoins. Comme l’avait saisi Tocqueville, il n’est pas facile de faire advenir l’égalité dans la diversité. Divers historiens des mœurs l’ont montré : à mesure que se développait l’État moderne centralisateur et que s’imposaient les valeurs de la démocratie, la cellule familiale changeait progressivement de centre de gravité – le parent se voyant détrôné par l’enfant. Là où, portes ouvertes, la famille regardait vers le pouvoir royal qu’elle relayait, volets fermés, elle se replie sur le peu de prérogatives que lui laisse la république centralisatrice. L’éducation, l’autorité disciplinaire, la protection des siens, la compétence économique, la légitimation des descendances, l’agencement des successions – voire même la procréation – lui échappent. Demeurent, en fin de compte, la gestion de la vie émotionnelle, la prédominance de l’inclination dans le choix du conjoint, la réalisation narcissique anxieuse du parent à travers la réussite de l’enfant. De plus en plus, la « réalisation de soi » – valeur contemporaine s’il en est – passe par l’épanouissement de l’affectivité et par une réussite en amour qui aspire quelquefois à s’accomplir en parentalité : on sait que, si le père incarnait une autorité investie de pouvoirs disciplinaires, ce n’est que depuis peu qu’il s’occupe réellement des enfants. La valeur nouvelle du mariage, comme moment de reconnaissance sociale d’un choix amoureux et d’une aspiration à devenir parent, est une mutation qualitative récente. Or, cette évolution en inquiète plus d’un. Il n’est jusqu’à certains psychanalystes qui persistent à confondre fonction paternelle et fonction parentale, à voir dans la différence des sexes la seule marque de l’altérité, et à confondre la fonction « tierce » – où la loi vient supplanter les rapports de forces – avec la seule figure du père. Freud certes, comme la plupart des créateurs, ne fut pas novateur à tous les étages : une orthodoxie frileuse peine à s’écarter des clichés sexistes qui contaminent les théorisations du fondateur. Dans ses formes les plus contemporaines néanmoins, la psychanalyse s’écarte de toute normativité. À la manière de Jean Laplanche (1924-2012), elle propose plutôt une théorie anthropologique propre à éclairer les pratiques cliniques autant que divers faits sociaux. Qu’on pense, par exemple, à l’obsession contemporaine du harcèlement sexuel.

Coopérer ou mourir

Tout d’abord, dans cette perspective psychanalytique, l’être humain est à ce point fragile qu’il ne peut se passer d’une intense coopération avec autrui. Il s’agit, en fait, de coopérer ou mourir. Plus encore, au début de l’existence, d’être secouru ou mourir. Ensuite, pour le petit d’homme, le rapport précoce et prolongé au corps de l’adulte – sans équivalent même chez les primates – fait de l’autre tutélaire l’être à la fois le plus protecteur et le plus persécuteur. Il s’agit là d’un premier paradoxe, fondé sur la nature inévitablement intrusive des soins précoces. De plus, c’est l’excitation intériorisée – issue de ce rapport originaire au corps d’autrui – qui s’avère à l’origine du foyer pulsionnel – non issu de l’instinct – où s’origine le désir de vivre. Par ailleurs, indisciplinée, la pulsion fonctionne sur le mode d’assouvissement du « tout et tout de suite ».

« Faire s’articuler une logique vitale de l’immédiateté et de la totalité, avec une exigence sociétale – non moins vitale – de la médiation et du renoncement, ne va pas sans mal. »

Au regard de l’anthropologie psychanalytique, autrement dit, il y a un antagonisme fondamental entre les exigences qui soutiennent le désir de vivre et les contraintes liées aux nécessités collectives de la survie. Il s’agit donc d’un second paradoxe, lié comme le premier à la précarité de notre condition : celle d’un animal malade des déficiences de l’instinct. Faire s’articuler une logique vitale de l’immédiateté et de la totalité, avec une exigence sociétale – non moins vitale – de la médiation et du renoncement, ne va pas sans mal. Il s’agit du drame que Freud théorise, en 1929, dans Malaise dans la culture. Ou encore, de ce que tentent de nous faire supporter, chaque matin, philosophies et mythologies. Une culture, en d’autres termes, n’est jamais qu’une façon parmi d’autres d’accommoder les exigences contradictoires de pulsion et de civilisation. De même, chaque existence individuelle témoigne de solutions plus ou moins réussies pour minimiser l’angoisse inhérente au conflit entre ces deux instances. Ce n’est pas tout. À la fragilité du corps vient s’ajouter celle de l’identité. Celle-ci, en effet, s’ancre originairement dans l’identification à l’autre. C’est en son image que je découvre progressivement la mienne : cet autre est le même que moi. À ce niveau, être « soi » n’est jamais que ne pas être tout à fait le même que l’autre en qui il a fallu tout d’abord se reconnaître. Pour paraphraser Rimbaud et Lacan, on pourrait dire que c’est bien parce que « je » est « un autre » qu’il peut toujours se voir ravi par « un autre ». Qu’il ne sera jamais facile de faire la part entre l’autre qui m’angoisse au fond de moi, et l’autre qui m’inquiète à côté de chez moi. Témoignent de cette difficulté nombre de pathologies. Nous sommes, en outre, aux racines de la xénophobie et du mécanisme de désignation de boucs émissaires. Sur cette toile de fond, il apparaît que chaque culture protège à sa façon ses membres du conflit pulsion– civilisation, de même qu’elle tente de les préserver d’un rapport trop paranoïde au semblable. Cette protection passe par le codage contraignant d’au moins sept différences fondamentales. Si les modalités du code peuvent varier, le fait du codage semble, lui, universel. Ces différences constituent l’ingrédient de base des structures symboliques qui encadrent toute vie, tant sociale qu’individuelle. Pour la personne en bonne santé, elles vont de soi. Il suffit, par contre, de ne pas être au clair avec une seule d’entre elles pour être considéré comme « fou ». On peut énoncer comme suit ces oppositions structurantes : différences entre les vivants et les morts, les humains et les dieux, les humains et les animaux, les hommes et les femmes, les enfants et les parents, les épousables et les non-épousables, les accès au corps permis et interdits – avec la sous-rubrique ici des soins, de la violence et de la sexualité. Le vacillement, lorsqu’il survient, d’une telle mise en code est source d’angoisse individuelle autant que de turbulences collectives. Les plus fragiles, en effet, se sentent menacés au cœur même de leur identité.

Un code matrimonial recomposé

Or, dans notre société, il n’est pas une des différences évoquées ci-dessus qui ne soit peu ou prou mise à mal. Soit, dans un vacillement du code lorsque, par exemple, les positions symboliques de « parent » et d’« enfant » viennent à se confondre avec un simple rapport de force entre « grands » et « petits ». Soit, par une décomposition-recomposition du code, comme il apparaît dans l’ouverture du mariage aux homosexuel(le)s. Soit encore, par une destruction pure et simple du codage symbolique, comme dans la marchandisation néolibérale de corps sans sépulture dont témoigne impunément le barnum de cadavres de l’exposition Körperwelten[1.Voir Francis Martens, « Cadavres en goguette, hébétude des vivants », Politique, n°60, juin 2009.].

« On comprend que les identités fragiles se sentent menacées et que les réactions paranoïdes – déjà coutumières en matière d’homosexualité – aient tendance à s’embraser. »

Rendus ici, on ne peut que se demander pourquoi les cadavres hors la loi du docteur Günther von Hagen suscitent si peu l’indignation, alors que la législation sur le mariage homosexuel et l’homoparentalité mobilise à ce point une partie de la France. En fait, la réponse est facile. D’un côté, on l’a vu, le mariage contemporain – donnant forme sociale reconnue à des choix amoureux – incarne une tendance de fond, difficilement résistible. À ce niveau, le mariage homosexuel apparaît non seulement comme l’accomplissement logique d’une évolution : il en constitue la forme la plus achevée. D’un autre côté, la recomposition du code matrimonial met en turbulence quatre des différences anthropologiques évoquées ci-dessus. On comprend que les identités fragiles se sentent menacées et que les réactions paranoïdes – déjà coutumières en matière d’homosexualité – aient tendance à s’embraser. En bref, redéfinir le mariage – pilier traditionnel de l’ordre social – en donnant à l’inclination amoureuse homosexuelle ou hétérosexuelle le pas sur toute autre considération, fait bouger les modalités de contenance pulsionnelle de notre société. Il y a de quoi troubler. N’oublions pas qu’une longue tradition « chrétienne » n’arrive à excuser le comportement sexuel que par une visée procréatrice, encadrée elle-même par l’institution matrimoniale. Or, d’un point de vue superficiel, une union sexuelle entre individus de même sexe exclut la procréation. Dans ce cas, le mariage sert à protéger la « concupiscence » plutôt qu’à y remédier… On comprend l’émotion. Pour la psychanalyse, néanmoins, la sérénité devrait prévaloir. Elle a soin de ne pas confondre sexualité avec sexuation. Encore moins avec genre ou fonction génésique. Pour elle, la procréation ne sera jamais qu’un dégât collatéral – éventuellement désiré – des relations amoureuses.